Charles Linsmayer, vous êtes critique littéraire indépendant pour le Bund , à Berne, et éditeur depuis une vingtaine d'années – vous avez notamment travaillé pour les Editions Ex-Libris, à Zurich, puis chez Suhrkamp, à Francfort. Vous dirigez également la collection «Reprinted by Huber», qui réédite depuis 1987 des auteurs des différentes régions linguistiques de Suisse. En tant que rédacteur pour le Bund, dans quelles conditions travaillez-vous?
Entre 1991 et 2002, j'étais rédacteur responsable de la littérature et du théâtre. Je n'ai plus ce statut aujourd'hui, mais je continue à contribuer à la rubrique culturelle, et je travaille à peu près à parts égales comme critique de théâtre et de littérature. Alors que la critique théâtrale s'inscrit forcément dans une perspective internationale, puisque je parle de pièces jouées à Berne, Zurich, Bâle, Lucerne et Soleure, je me concentre dans mes recensions sur des livres d'origine suisse. Parallèlement, je tiens des rubriques hebdomadaires comme le «'Bund'-Taschenbuchtipp», une rubrique recommandant des livres de poche, et le «Memento», une série de brefs portraits d'auteurs de la littérature du monde entier, qui paraissent en fonction des anniversaires de leur naissance ou de leur mort. Cette série contient déjà plus de 300 articles et a été spécialement mentionnée lors de la remise du Deutscher Sprachpreis (Prix de la langue allemande) à Weimar en 2007 [remis par une fondation privée, ce prix récompense le «soin apporté à la pureté de la langue allemande»; il a été décerné en 2007 à Charles Linsmayer pour son « engagement multiple en faveur de la langue allemande en Suisse», NdT]. Dans ces chroniques, je jouis d'une grande liberté, alors que pour les recensions, je dois convenir avec la rédaction des ouvrages dont je veux parler.
Quel est pour vous le rôle de la critique littéraire?
La critique telle que je la conçois est destinée en premier lieu au public des lecteurs. Le critique est une sorte de goûteur qui a le privilège de pouvoir lire un livre bien avant les autres et de faire part de son expérience de lecture au public. Cet exercice se compose d'une partie imposée (information sur l'ouvrage et l'auteur, contenu, style, positionnement sur la scène littéraire contemporaine, comparaisons, parentés, degré de difficulté, etc.) et d'une partie libre, à savoir ce que le texte déclenche chez le critique, s'il le trouble, le touche, l'irrite, le jugement qu'il mérite d'un point de vue artistique et littéraire, et si le critique en recommande ou non la lecture.
En même temps, le critique est aussi évidemment l'interlocuteur de l'auteur, auquel il fait écho et répond. Il fonctionne comme instance de contrôle et d'évaluation, il met le doigt sur les manques, mais il est aussi là pour complimenter et encourager – ce que je fais le plus volontiers.
Ces fonctions de la critique sont-elles menacées? Quel regard portez-vous sur la place de la critique dans la presse alémanique aujourd'hui?
Au cours des dernières années, le poids de la critique littéraire a malheureusement continuellement diminué dans la presse écrite suisse alémanique – sans parler de la radio et de la télévision, où les small talks et les interviews ont presque partout remplacé la critique. Je considère qu'il s'agit là d'une évolution très inquiétante. Les personnes qui écrivent ont impérativement besoin de cette chambre d'écho que constitue la critique dans sa fonction corrective; interlocutrice spécialisée, c'est elle qui les lit et les accompagne avec le sérieux et la responsabilité nécessaires.
Quelle analyse faites-vous du dossier sur la critique littéraire de Viceversa littérature?
C'est une question à laquelle il m'est un peu difficile de répondre, puisque j'ai collaboré à différentes reprises à ce projet. Mais je ne l'aurais pas fait si je n'étais pas entièrement persuadé de son sens et de son utilité. J'ai rêvé pendant des années d'une publication en allemand et en italien semblable à Feuxcroisés (comme s'appelait la version originale de la revue, publiée uniquement en français), et je suis très heureux que ce rêve soit aujourd'hui devenu réalité. A une époque où la perméabilité entre les cultures linguistiques de notre pays diminue de plus en plus, ces pages consacrées à l'actualité littéraire des autres régions linguistiques font partie des rares initiatives pratiquant activement la médiation entre les langues. Il faut donc espérer que les écoles, les universités ainsi que les éditeurs publiant des traductions d'ouvrages écrits dans les autres langues nationales utiliseront cette offre. Avec les projets comme la Collection CH, l'Institut littéraire suisse à Bienne, les cours de littérature suisse lancés par l'Université de Lausanne [ sur ce master des universités de Lausanne, Genève et Neuchâtel, voir http://www.culturactif.ch/invite/maggetti.htm ; ndlr] et quelques autres activités, cette revue contribue à cimenter les cultures linguistiques et les aide à voir dans leurs points communs une valeur capable de tenir tête à l'avancée de la «langue mondiale» que représente l'anglais. Indépendamment de ces arguments de dimension presque politique, il est évidemment agréable de disposer d'un outil convivial pour s'informer des nouvelles parutions intéressantes de Suisse romande et du Tessin.
Vous êtes spécialiste de l'histoire de la littérature suisse, sur laquelle vous avez une vision d'ensemble de la fin du XVIII siècle à nos jours: existe-t-il pour vous une «littérature suisse»? Comment définir cette littérature, qui s'exprime en quatre langues?
Quand on parle avec des spécialistes de littérature en Pologne ou en Russie, on constate que pour eux, il est tout à fait normal qu'un pays singulier comme la Suisse, qui forme une unité culturelle et étatique clairement reconnaissable, possède aussi sa propre littérature. Quant à moi, je pense effectivement qu'il existe tout à fait des points communs entre des auteurs comme Hugo Loetscher et Etienne Barilier, entre Charles-Ferdinand Ramuz et Meinrad Inglin, Guy de Pourtalès et Kurt Guggenheim, Giovanni Bonalumi et Jörg Steiner, Giovanni Orelli et Adolf Muschg, Philippe Jaccottet et Erika Burkart. Ces points communs ne sont pas liés à la langue ou à une tendance artistique ou encore à une tradition ou une école littéraires, car dans ces domaines, les liens avec les grands espaces linguistiques que représentent l'Allemagne, la France et l'Italie sont trop importants. Ils découlent plutôt d'un espace vital commun, d'une tradition démocratique commune, d'une coexistence dans un pays plurilingue, de l'appartenance politique et civile à un même Etat et d'une perception commune de l'extérieur, voire, oui, du partage d'une même mentalité. Cependant, dès que l'on commence à vouloir définir cet objet, il nous coule comme du sable entre les doigts. Il n'empêche qu'à mon avis, la critique littéraire et la recherche en littérature devraient, en Suisse, toujours partir des différentes langues et non pas s'enfermer dans des études se rattachant aux lettres germanophones, francophones, italophones, car il n'y a rien de plus passionnant et de plus instructif que de mettre en relation des ouvrages et des textes provenant des différentes cultures linguistiques de Suisse. Une pareille approche donne une plus-value à notre travail d'interprétation littéraire que beaucoup de cultures monolingues nous envient.
En tant que critique, comme vou l'avez dit, vous vous intéressez plus particulièrement aux auteurs suisses. Selon vous, les médias sont-ils suffisamment attentifs à la littérature suisse (des différentes régions linguistiques)?
Je considère en effet comme mon devoir de suivre en premier lieu la littérature publiée en Suisse ou celle d'auteurs suisses publiés à l'étranger. Je crois que le fait de m'être occupé pendant de nombreuses années de la littérature suisse parue dans toutes les langues entre 1890 et 1960 me permet de porter un regard particulier sur les auteurs contemporains.
Quant aux journaux suisses, cela fait longtemps que la plupart d'entre eux ne se sentent plus absolument obligés de parler d'une nouvelle parution suisse, comme ce fut le cas pendant des décennies. Il peut ainsi arriver que le livre d'une auteure suisse importante et avec un long parcours derrière elle ne soit discuté que dans un seul journal alémanique, comme j'ai pu le constater en été 2006. Mais d'une façon générale, les livres suisses rencontrent encore un certain écho dans les journaux alémaniques, même s'il est plus faible que par le passé. Les nouvelles publications provenant des autres régions linguistiques ne sont toutefois présentées qu'à la condition d'être traduites — une raison de plus pour laquelle il faut absolument soutenir les traductions.
Quel regard portez-vous sur les auteurs alémaniques contemporains et la relève littéraire?
Je trouve très réjouissant qu'au cours des dernières années on ait assisté à l'émergence de plusieurs jeunes auteurs alémaniques qui possèdent chacun leur propre physionomie littéraire et suscitent un écho bien au-delà de nos frontières. Quiplus est, ils ont mis fin à la primauté du récit en prose qui durait depuis des années en produisant des œuvres remarquables dans tous les genres: avec par exemple Lukas Bärfuss comme auteur de pièces de théâtre et de récits, et Raphael Urweider dans le domaine de la poésie, pour n'en nommer que deux parmi les plus jeunes connaissant un vrai succès.
Que pensez-vous de l'évolution du marché de l'édition ? Quelles conséquences y voyez-vous pour les auteurs et le travail critique?
Pour un auteur suisse alémanique, publier chez un éditeur allemand comme S.Fischer, Rowohlt, Dumont, Hanser ou Suhrkamp reste très attrayant et surtout vital en termes de succès. Seuls deux éditeurs suisses sont en mesure de pareillement placer leurs parutions en Allemagne et en Autriche : Ammann et Diogenes. Les possibilités pour un jeune alémanique de faire éditer son premier livre chez un éditeur renommé n'ont jamais été aussi bonnes qu'aujourd'hui. Cependant, un premier livre – souvent vanté à hauts cris comme une sensation – ne garantit pas forcément un succès à long terme. De plus, les nouvelles parutions sont si nombreuses et elles se succèdent à un rythme si élevé que la demi-vie d'un livre est désormais de quatre ou cinq mois, après quoi il doit céder sa place à d'autres sur les présentoirs et dans les vitrines des librairies. Cette situation peut être très frustrante pour les personnes qui écrivent, d'autant plus que si elles veulent que leur nouveau livre se vende, elles doivent consacrer plusieurs mois à tourner dans les librairies et les festivals, ce qui interrompt durablement la continuité de leur travail d'écriture. On peut aussi s'inquiéter du fait que, sauf pour les sorties à sensation, les livres font rarement l'objet d'une deuxième édition, ce qui a pour conséquence que certains d'entre eux sont épuisés après déjà une année et qu'à moins de paraître en livre de poche, ils ne seront plus disponibles.
Par rapport au nombre croissant de nouveautés qui sortent chaque année, le travail de réédition de «Reprinted by Huber» se situe dans une autre temporalité, qui permet de (re)découvrir des auteurs suisses majeurs. Ce projet témoigne-t-il justement d'une forme de résistance face à la vitesse du marché éditorial?
Oui, certainement. Enormément de livres suisses — dans les différentes langues nationales —disparaissent, et cette collection veut présenter au public ceux qui sont particulièrement réussis, accompagnés d'une biographie détaillée de leur auteur. Cela permet d'empêcher que des hommes et des femmes qui font partie de l'histoire littéraire de notre pays et dont les ouvrages traitent de thèmes importants pour les générations suivantes sombrent définitivement dans l'oubli. Ces rééditions sont lues par un large public, mais aussi par les auteurs contemporains. Le nouveau livre d'Eveline Hasler Stein bedeutet Liebe («Pierre signifie amour») est par exemple le résultat de la lecture du recueil de morceaux choisis de Regina Ullmann intitulé Ich bin den Umweg statt den Weg gegangen («J'ai pris un détour au lieu du chemin»), paru dans la collection «Reprinted by Huber».
En quoi vos activités d'éditeur et de critique sont-elles complémentaires?
Je suis persuadé qu'on ne peut pas vraiment comprendre et estimer la littérature contemporaine si on ne la considère pas comme la suite d'une évolution commencée depuis plusieurs générations, évolution dont elle constitue une nouvelle étape. Seule la comparaison avec ce qui l'a précédé et lui a ressemblé permet de l'apprécier et de la reconnaître dans sa valeur propre, au-delà d'une perception liée à l'actualité . Propos recueillis par Anne Pitteloud
Page créée le 10.06.08
Dernière mise à jour le 10.06.08
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