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Gabriel Mützenberg répond à Flurin M. Spescha

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  Gabriel Mützenberg par Flurin M. Spescha

 

Gabriel Mützenberg, originaire de Spiez, est né à Genève le 9 avril 1919. Formé comme instituteur, il commence sa carrière d’enseignant en 1942, d’abord en ville de Genève, puis à Vandœuvres. Mais une grave atteinte à sa santé l’oblige, dès 1945, à interrompre ce travail. Il mettra plus de dix ans à se remettre tant bien que mal, dont presque neuf dans les Grisons, à Davos, vivant d’abord dans un sanatorium, puis dans une chambre indépendante. En 1955, il renoue avec l’enseignement à Genève, commence, parallèlement à son travail, des études d’histoire à l’université, qui seront couronnées par une licence (1963) et par un doctorat (1973). En 1965, il se marie avec Denise Oberli, écrivain elle aussi, qui créera plus tard les Éditions Samizdat. Si, en 1984, sonne l’heure de la retraite pour l’enseignant, elle n’arrêtera pas le travail de l’historien, de l’écrivain, du journaliste. C’est donc un homme en pleine activité que nous avons rencontré pour un entretien amical portant essentiellement sur l’intérêt qu’il porte depuis de longues années à la langue et à la littérature romanches.

– Vous ne vous sentirez pas froissé dans votre modestie, j’ose l’espérer, si je dis que vous êtes incontestablement la personne, en Suisse romande, qui connaît le mieux la littérature romanche. Cette connaissance, vous ne l’avez pas gardée pour vous, tel un trésor, vous l’avez fait partager par de nombreux lecteurs et par des publics fort divers. On a parlé à votre sujet d’un rôle de "passeur", entre la culture romanche et le public romand, et j’avancerai, pour ma part, l’idée d’une sorte de "vocation". Il me paraît dès lors tout naturel de chercher à savoir comment est née cette vocation et à connaître ce qui vous a conduit à jouer ce rôle d’"ambassadeur".

– Pour des raisons de santé, j’ai été transplanté dans les Grisons de décembre 1946 à juin 1955, presque dix ans. Je n’y étais jamais allé auparavant. D’emblée j’ai été frappé par la vue de cet amoncellement de maisons – Davos – sous une épaisse couche de neige. Des années plus tard, heureux d’avoir retrouvé la santé, j’ai fait le trajet de Davos à Genève à pied et en bateau. Mais entre-temps, j’avais beaucoup marché, arpentant pratiquement toutes les vallées des Grisons. Il n’était pas question de rester inactif, pendant ces longues années de cure, vous pensez bien. Je me suis mis à faire de la chronique radiophonique (cela se faisait à l’époque) et à écrire pour divers journaux. Les fruits de mes découvertes, je les ai transmis notamment aux lecteurs de La Tribune de Genève, où j’ai pu faire paraître à intervalles réguliers une "Lettre des Grisons".

– Mon hypothèse que votre attachement à la littérature romanche a été précédé par un attachement aux Grisons ne serait donc pas tout à fait fausse?

– Nullement, bien au contraire! A force de marcher, je me suis pris d’admiration pour la diversité des paysages, j’ai découvert la beauté des châteaux, des églises, des villages. Cela m’a amené à étudier l’histoire de ce pays, histoire très mouvementée, vous le savez sans doute. Des personnages tels Jean Travers, Blasius Alexander et autres m’ont fourni matière à des causeries pour Radio-Genève, à des pièces radiophoniques, puis à des publications.

– Faut-il voir dans cet intérêt pour l’histoire des Grisons le début de votre carrière d’historien?

– Pourquoi pas! J’ai commencé mes études d’histoire quelques années après mon retour à Genève, et mon mémoire de licence est consacré à un aspect important de l’histoire des Grisons, celui des voies de communication. D’autres travaux ont porté sur cette histoire, par exemple sur le thème de l’évolution sociale du village dans les Alpes rhétiques. Par la suite, je me suis tourné vers l’histoire de Genève et la vie de personnages de notre région, sur le plan religieux et dans le domaine de la pédagogie.

– Vous vous êtes intéressé à Calvin, à Michel Servet, à Henry Dunant, à quelques grands pédagogues de Suisse romande, à l’histoire de l’école à Genève. Votre thèse de doctorat porte sur la restauration de l’école en 1830. Et à vous voir travailler, on peut penser que votre goût pour l’histoire n’a pas diminué, loin de là. Mais revenons-en au romanche. Comment le contact avec la langue et la littérature s’est-il fait?

– En voyageant dans les Grisons, j’entendais, bien sûr, les gens du pays parler le romanche. Mais avec l’étranger que j’étais pour eux, ces gens parlaient l’allemand ou le français. La véritable rencontre avec le romanche proprement dit remonte à un moment très précis. En 1952, on célébrait à Scuol/Schuls le 300e anniversaire du rachat, par la Basse-Engadine, des droits féodaux que l’Autriche possédait encore après la guerre de Trente Ans. Je me rendis à Scuol afin d’assister à ces festivités et d’en rendre compte dans la presse romande. Au cœur de cette célébration il y eut une pièce commémorative, "La chanzun da la libertà", due à Men Rauch, écrivain et chansonnier. Le rôle principal était tenu par Cla Biert, lui-même également écrivain. J’en parlerai d’ailleurs encore. C’est lors de ce spectacle que j’entendis pour la première fois résonner le romanche dans toute son originalité. Tout naturellement je fis en sorte de rencontrer personnellement Men Rauch, et il fut l’un des premiers auteurs romanches auquel je consacrai un article.

– Voilà donc le moment où la vocation dont j’ai parlé tout à l’heure est née?

– C’est exact. Dès ce moment-là, je me mis à me documenter sur la langue romanche et sa littérature. Ne connaissant pas le romanche, j’eus recours à des ouvrages en langue allemande et anglaise, en particulier à un ouvrage de l’auteur américain Elizabeth M. Maxfield, dans lequel elle parle de Zaccaria Pallioppi, de Gian Fadri Caderas, de Peider Lansel, poètes et écrivains du XIXe siècle. Mais surtout je me mis à chercher le contact direct avec les écrivains romanches vivants, Reto Caratsch, Gian Belsch de Zuoz, Artur Caflisch, Jon Semadeni, plus tard Andri Peer, Tista Murk et bien d’autres.

– Eh bien, vous m’obligez ainsi à modifier mon idée. Connaissant votre passion pour l’histoire, j’ai toujours cru que vous aviez d’abord fait connaissance de la littérature romanche ancienne, notamment des auteurs qui, au début, ont mis le romanche au service de la cause religieuse, que ce soit du côté protestant avec les Travers, Bifrun, Chiampel ou encore Stiafen Gabriel, ou du côté catholique avec Zacharias de Salò ou Balzer Alig. Il semble qu’il n’en soit rien.

– Ce serait trop dire. Si, dès le début, j’ai été en contact avec la littérature romanche en train de se faire, je me suis aussi plongé, par la force des choses – un festival me reportant en plein XVIIe siècle – dans les périodes anciennes. Mais ce n’est qu’au moment où j’ai envisagé de faire la synthèse de mes centaines d’articles – parus dans La Tribune de Genève, dans Coopération, plus tard aussi dans Construire – que j’ai entrepris une étude plus systématique.

– Les noms que vous avez cités jusqu’à maintenant sont surtout ceux d’auteurs ladins, donc de l’Engadine. Et ceux des autres régions romanches, qu’en est-il?

– N’y voyez surtout pas de parti pris. Les choses se sont enchaînées peu à peu, au fil des rencontres. Je n’ai d’ailleurs pas encore nommé Luisa Famos, poétesse engadinoise, que j’ai rencontrée d’abord à Zurich, puis en Engadine. Mais je me souviens de très belles heures passées en compagnie d’écrivains et poètes d’autres régions, Flurin Darms, Toni Halter, Vic Hendry, Gion Deplazes, votre frère, le poète Hendri Spescha, Carli Fry, d’autres encore. Sans parler des disparus tels Muoth, Camathias, Huonder, Fontana ou Nay. Cela m’a permis d’apprécier la diversité des idiomes romanches, le génie propre à chacun d’eux.

– Ce projet de livre, comment s’est-il réalisé?

– Il n’y eut pas un projet, mais plusieurs. J’ai caressé l’idée de publier un ouvrage illustré, Silhouettes des Grisons, et des pourparlers se sont engagés pour cela avec une maison d’édition bien connue, la Baconnière. Des raisons financières nous ont obligés d’y renoncer. Je pensais réunir ce que j’avais écrit sur les monuments d’art des Grisons, du carolingien au baroque.

– En revanche, le projet concernant la littérature romanche a vu le jour…

– Oui, en effet. Il m’a semblé hautement souhaitable que paraisse en langue française un ouvrage présentant cette littérature, ses origines et son histoire. Il n’en existait tout simplement pas. Mes contacts avec de nombreux auteurs m’ont grandement stimulé. Des conseils très précieux m’ont été prodigués par des hommes comme Jon Pult et Töna Schmid. Gion Deplazes, écrivain mais également professeur, a mis à ma disposition les notes d’un cours donné à Zurich en 1972. C’est ainsi qu’a pris forme l’ouvrage auquel j’ai donné le titre Destin de la langue et de la littérature rhéto-romanes, publié en 1974 par les Editions L’Age d’Homme, avec le soutien de la Fondation Pro Helvetia. Huit ans plus tard, en 1982, le même éditeur a publié le recueil de textes que j’avais préparé sous le titre Anthologie rhéto-romane, où paraissaient pour la première fois en traduction française quelques-uns des poèmes et des textes en prose romanches les plus significatifs. De Destin est sortie en 1991 une deuxième édition, considérablement élargie, cette fois-ci dans la collection Poche Suisse.

– Ces deux livres resteront toujours les témoins précieux de votre amour du romanche, et, en langue française, ils constituent la référence. D’autres auteurs, Iso Camartin et Reto Bezzola notamment, puis Gion Deplazes, ont publié des ouvrages proches des vôtres, mais en romanche et en allemand. A la ré?exion, je me dis que vous avez été audacieux. Comment avez-vous appris le romanche? Comment avez-vous réussi à approcher les cinq idiomes romanches parlés et écrits en Suisse?

– Ecoutez, je ne prétends pas savoir le romanche. Je peux le lire, je ne le parle pas vraiment. Mais il se produit quelque chose de très particulier, chaque fois que je me trouve, seul ou avec mon épouse, dans les Grisons. Etre dans le pays, immergé, comme on dirait aujourd’hui, et fréquenter la littérature, cela forme un tout. Pour moi et mon épouse, les Grisons sont devenus une seconde patrie.

– Vous avez fait le chemin inverse de quelques Grisons bien connus pour qui Genève est devenue une nouvelle patrie. Je pense à Barthélemy Menn, le peintre, Otto Barblan, le musicien, Peider Lansel, le poète.

– C’est vrai, du moins dans une certaine mesure. Menn et Barblan ont passé une grande partie de leur vie à Genève. Peider Lansel, comme beaucoup d’autres Grisons, séjournait une moitié de l’année à Genève, l’autre en Engadine. Pour moi, il s’agit, mis à part les années vécues à Davos, de voyages, de séjours plus ou moins courts, mais intenses. D’ailleurs, puisque vous parlez d’Otto Barblan, je vous signale que je l’ai connu lorsque j’avais sept ou huit ans. C’est lui qui m’a introduit dans le monde de la musique de Bach. Et j’ai traduit du romanche en français le livre que lui a consacré Elisa Perini.

– Vous faites bien de me dire cela, je l’ignorais. Mais revenons, si vous le voulez bien, encore à la langue, puisque vous parlez de traduction.

– J’ai toujours essayé, écrivant des articles sur des poètes et des écrivains, d’y insérer tel poème, tel passage de texte en prose. A force d’essais, et en écoutant les conseils et les critiques, j’ai pu me familiariser avec la langue. Cela m’a beaucoup aidé pour l’Anthologie, encore que les traductions qui s’y trouvent ne soient pas toutes de moi, vous le savez bien. A la même époque, j’ai eu le plaisir de traduire le recueil autobiographique de Cla Biert, sous le titre Une jeunesse en Engadine, qui a paru dans la collection ch en 1981 simultanément dans les quatre langues, l’écrivain, hélas, étant décédé peu avant.

– Pour Cla Biert, l’auteur de récits, vous avez, me semble-t-il, une admiration toute particulière, si j’en crois ce que vous écrivez de lui dans Destin. Sinon, je dirais que vous me paraissez plus particulièrement proche des poètes. Ai-je tort ou raison?

– J’ai en effet traduit un assez grand nombre de poèmes, et je me sens une grande affinité avec certains poètes romanches, Flurin Darms, par exemple, votre frère Hendri, et puis, bien sûr, Luisa Famos dont les poèmes me touchent profondément , surtout ceux à caractère religieux. Voilà déjà quelque temps que je les ai traduits, en compagnie de mon épouse, mais la publication prévue a pris du retard. Maintenant les choses sont en bonne voie, et le recueil devrait, si tout va bien, paraître l’an prochain.

– Tant de questions devraient encore vous être posées… Pouvez-vous, pour terminer, me dire quel écho a rencontré votre effort pour faire connaître le romanche et les Grisons?

– Il me paraît difficile d’en juger. Destin et l’Anthologie ont trouvé un accueil très positif. Le fait que Destin ait pu être réédité me paraît être un indice non négligeable. Que des journaux et des revues aient à longueur d’année publié mes articles sur le romanche prouve aussi que ce travail a été apprécié. Sur ce point, toutefois, je dois ajouter que les choses ont beaucoup changé. La presse accorde de moins en moins d’espace à ces questions. D’un autre côté, il faut reconnaître que la menace qui pèse sur le romanche a ému l’opinion au point de faire accepter un article constitutionnel qui fait de lui une langue semi-officielle sur le plan fédéral. C’est un résultat encourageant. Et je suis heureux si, par mes travaux, j’ai pu y contribuer.

Propos recueillis par Flurin M. Spescha
publiés dans la revue du Service de Presse Suisse

 

Page créée le 09.10.01
Dernière mise à jour le 09.10.01

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