Denise Mützenberg et Claire Krähenbühl
A propos des résidences d'écriture de la Fondation Ledig-Rowohlt au Château de Lavigny

Au Château de Lavigny, la fondation Ledig-Rowohlt accueille depuis dix ans des écrivains du monde entier en résidence. Ecivains et sœurs jumelles, Denise Mützenberg et Claire Krähenbühl se livrent ici à un entretien fictif pour raconter ce qu'elles y ont fait, vu et vécu. Sur le Château de Lavigny et ses activités, voir aussi le site www.chateaudelavigny.ch, et sur nos pages

Entretien

X : Vous avez donc passé deux semaines au château de Lavigny en 1999, pour un séjour d'écriture. Comptiez-vous parmi les premiers invités appartenant à la littérature de Suisse romande?

Claire: Non, même s'il est vrai que dans un premier temps, la tendance de la Fondation Ledig-Rowohlt était d'offrir à des écrivains d'ailleurs son cadre exceptionnel de calme et de beauté, le comité de sélection décida d'accueillir aussi des Suisses romands vivant à l'étranger comme Georges Borgeaud et Claude Delarue.

Racontez-moi ce qu'est cette généreuse Fondation, comment est-elle née?

Denise: Cette résidence pour écrivains fut fondée par la veuve du célèbre éditeur allemand Heinrich Maria Ledig-Rowohlt , vous savez, celui de la collection de poche RoRoRo!! Madame Rowohlt souhaitait créer une fondation et faire de leur domicile, le château de Lavigny, un lieu accueillant des écrivains désireux de partager "un esprit de communauté internationale propice à la création."

Claire: Le château garde le souvenir des auteurs prestigieux publiés en Allemagne par Ledig-Rowohlt. On peut s'y voir attribuer la chambre Hemingway, Nabokov ou Faulkner...

Denise: Parrainage grisant... ou écrasant! A moins qu'on s'en amuse. Comme jumelles, nous avions hérité de la chambre des époux Rowohlt, celle qu'on réserve d'ordinaire aux couples d'écrivains, la plus belle de toutes, la plus follement kitsch!

Claire: Imaginez une suite spacieuse, lit à baldaquin et rideaux de taffetas saumon. Un vrai poème surréaliste où le chandelier de cristal côtoyait l'écran du portable. Les fenêtres s'ouvraient sur les feuillages du parc et quand le pianotement de l'ordinateur s'interrompait on entendait les merles.

C'était l'été?

Denise: Oui, en juin. La saison des séjours va de la fin du printemps à la mi-septembre. Les passages se succèdent , chacun durant de 2 à 3 semaines.
Depuis 1996, le château a accueilli plus de 300 écrivains venus des cinq continents...Pour vous donner une idée: Benin, Russie, Espagne, Malaisie, Egypte, Afrique du Sud, Etats-unis, Bulgarie, Finlande.... On comprend pourquoi la connaissance de l'anglais ou du français est impérative pour que les habitants de cette tour de Babel puissent communiquer. C'est une des conditions requises pour être invité à Lavigny.

Il y a sans doute d'autres exigences?

Denise: C'est vrai. Avoir publié, être appuyé par un écrivain reconnu et surtout présenter un projet d'écriture auquel on souhaite travailler dans ce cadre particulièrement propice. Par contre il n'est pas demandé de produire une oeuvre ni de la montrer.

Et vous deux, qu'est-ce qui vous a conduites à Lavigny?

Claire: L'écriture à deux voix d'un texte sur notre histoire de jumelles. Au point où nous en étions, il nous fallait, pour mener à bien notre projet, et qui sait? pour le conclure, des conditions particulières: être ensemble un certain temps, concentrées, libérées de nos devoirs familiaux et de nos tâches domestiques. Lavigny nous offrait tout cela. Après une longue phase de gestation, entre 1988 et 1994, nous avions bien dû ponctuer les périodes d'écriture en solitaires par des rencontres de mises au point et de travail en commun. Denise raconte ces péripéties en détails dans le " Journal de travail " qui clôt Le Piège du miroir.

Denise: C'est vrai qu'à ce stade avancé du livre, les chambres d'hôtel 1 ou 2 étoiles ne convenaient plus à notre méthode de travail. Nous avions besoin d'espace pour étaler côte à côte les pages de l'une et de l'autre qui devaient se placer en regard. Un lit, même double, et un bout de moquette ne suffisaient plus. L'alignement de nos pages nécessitait une surface de plus en plus vaste. L'espace généreux de la masterbedroom du château nous la procura.

Vous aviez expérimenté le travail à deux... mais la vie communautaire ???

Claire: En effet, c'était la première fois que nous partagions notre retraite avec d'autres. Mais chacun travaillait dans son coin. Le matin, on frôlait quelques zombies, l'après-midi une ou deux silhouettes saluées de loin. Les retrouvailles n'avaient lieu qu'au moment de l'apéritif sur le pré, rituel précédant le repas du soir dans la véranda. Donc rien à voir avec un quelconque "atelier d'écriture"!

Denise: Cela me faisait plutôt penser au phalanstère dont je rêvais adolescente, ou, plus tard, à mon envie devant les photographies des poètes de Rochefort entourés de verdure dans la collection des " Poètes d'aujourd'hui " de Seghers: un lieu enchanteur, une convivialité créatrice.

Et qui donc avez-vous rencontré dans la verdure du château?

Denise: Pour moi, il y eut d'abord Lucy, de Boston, assise au fond du jardin devant son ordinateur portable.

Claire: Elle y revint d'ailleurs matin après matin comme si chacun avait choisi d'emblée son petit territoire. Mais moi, c'est Irina, de Moscou, qui m'accueillit la première comme si elle était chez elle. Il faut dire qu'elle avait déjà passé deux semaines dans la maison avec l'équipe précédente. Je me souviens de son bortsch, de la musique de sa voix chantonnant Tsvétaïeva...ou récitant, à la veillée, nos poèmes qu'elle venait de traduire en russe!

Denise: Venue à la traduction dès sa jeunesse avec le désir fou de traduire Aggripa d'Aubigné, son professeur lui avait conseillé de commencer par d'autres. Elle en était à Pascal Quignard et Corinna Bille... Mais n'hésitait pas, lors des fêtes improvisées chaque soir, après les festins concoctés par l'hôtesse des lieux...

Claire: La poésie dans nos assiettes!

Denise: ... à mêler nos voix à celle de Pouchkine!!!

Claire: Veronica, de Mexico, passait à travers nous, silencieuse, toujours "ailleurs". Je me souviens de son regard aigu et affolé.

Denise: Mais tout un soir, à côté du frigo de la cuisine, elle m'avait raconté, raconté : sa vie difficile, le puits noir d'où montaient ses poèmes.

Alors, que des femmes à Lavigny, ces semaines-là?

Claire: Non, bien sûr. A notre arrivée nous avions très vite rencontré Toussaint, poète du Bénin qui charma nos soirées comme un véritable griot. A chaque veillée, il nous récitait son poème quotidien, performance venue tout droit de la tradition orale africaine.

Denise: Tu te souviens de la manière dont il encadrait (c'était le terme d'Irina) son soliloque par une douce mélopée dans sa langue maternelle, le fon?

Claire: Il riait beaucoup, baptisa le baldaquin rose de notre lit "garde-rêves", éclairant de sa gaîté candide l'humeur parfois un peu grave du groupe. Grâce à lui Denise a pu ajouter à notre livre deux pages sur les jumeaux du Benin, ceux qu'on appelle ebeodji... Puis, à la fin de la première semaine, débarqua Daniel, Parisien arrivant de... Dakar, nouveau venu modifiant brusquement la chimie du groupe...

Denise: Jamais facile de rejoindre en cours de route!! Je ne l'ai d'ailleurs "découvert" que bien après, en lisant dans son Voyage immobile les récits inspirés de son séjour au château: le matin de pluie où, sur la table d'échecs du salon, il avait traduit avec Véronica son poème El Sol; le jour où Lucy avait éclairé son spleen en lui offrant un trèfle à quatre...Et j'ai vu, dans son regard, un tout autre château, bien sûr!

Un château qu'on doit apercevoir en filigrane peut-être dans les oeuvres de nombre de ses hôtes écrivains!

Denise: Oui, et je voudrais vous lire, à ce propos, un fragment de notre " Journal de travail ", à la date du 27 juin 1999:

" Et voilà, déjà le temps s'accélère, il galope comme un fou et rétrécit à vue d'oeil alors qu'il en faudrait plus. Plus pour travailler, pour aller au but: et les feuillets débordent, encombrent la moquette, le vaste lit, s'accumulent sous la petite table aux pattes recourbées, nous narguent, nous bernent, changent de place, s'échangent, s'égarent, et les tempes s'affolent, le vertige monte devant les listes de titres, le puzzle aux trous toujours visibles malgré l'effort, les chassés-croisés, les feux croisés, aïe!
Il en faudrait plus aussi, de temps, pour fondre sur les rayons de la grande bibliothèque, lire, se balader, pour se mêler aux autres, aux rires sous les fenêtres, pour se coucher comme Daniel au milieu des roses, ou comme Lucy, son portable sur le ventre, pour respirer au rythme des champs de blé, chaque jour plus mûrs, plus caramélisés... "

Claire: L'évocation de Lucy me fait penser qu'elle aussi a publié des textes travaillés à Lavigny. Un soir, forcée par nous, notre timide et farouche compagne a bien voulu lire une page de son futur et remarquable recueil: The Truly Needy and other stories.

Et vous deux? Avez-vous aussi mené votre projet d'écriture jusqu'à la publication...

Denise: Non, pas vraiment. En arrivant au château nous pensions pouvoir conclure ou presque, mais plus nous écrivions plus le but s'éloignait. Tout de même, nous avons beaucoup avancé.

Claire: Et "l'après- Lavigny" a été marqué par le crépitement du fax entre nos domiciles... La dernière ligne droite; tu écris dans notre journal: " Ecriture jubilatoire. Enfin! " et un peu plus loin: " L'écriture prend le mors-aux-dents "!

Denise: Cette jubilation, je peux la sentir encore aujourd'hui. Le séjour avait été un vrai tremplin et nous étions comme lancées dans une course folle, planante... et quand même efficace.

Claire: Puis il y eut le temps des finitions, un autre rythme, un sostenuto parfois fastidieux mais, en fin de compte, le Piège du miroir parut en avril 2002 aux Editions de l'Aire.
Pour nous deux, une très belle aventure!

Propos de Denise Mützenberg et Claire Krähenbühl recueillis par elles-mêmes, incognito.

 

Le Cultur@ctif Suisse