Quelles raisons vous ont-elles amené
à quitter l'Albanie ? Et à vous installer précisément
en Suisse?
Je n'avais jamais pensé quitter
un jour l'Albanie pour vivre ailleurs. En Suisse, j'ai débarqué
par hasard, suite à une invitation d'un Albanais du
Kosovo en visite à Tirana, qui travaillait ici depuis
longtemps. En buvant un café avec d'autres amis, il
m'a demandé si je voulais visiter la Suisse. Pourquoi
pas? J'étais curieuse de découvrir un autre
pays que le mien... Et pendant cette visite, j'ai fais la
connaissance d'un Suisse qui est devenu par la suite mon mari,
lors de mon deuxième voyage. Mais l'idée de
m'installer en Suisse est venue petit à petit. Même
si officiellement j'étais devenue Suissesse, j'avais
demandé à mon chef à Tirana de réserver
pendant six mois encore mon poste à la rédaction
de la revue "La scène et l'écran".
Au fil des jours, je me rendais compte de mon besoin de vivre
une nouvelle expérience, tout en gardant une porte
ouverte pour le retour. C'est la raison pour laquelle j'ai
décidé d'obtenir le diplôme d'enseignante
de français pour les non-francophones à l'Université
de Genève, au cas ou... Mais les années ont
passé, et entre temps l'Albanie avait tellement changé
que j'y avais de moins en moins de repères. Tout était
neuf ou en train de naître. Je m'y sentais étrangère...
En Suisse, j'avais au moins le statut de l'étrangère
- et il est beaucoup plus difficile de se sentir étranger
chez soi, où l'on ne vous accorde même pas ce
statut.
Vous avez publié tous vos
textes littéraires et vos essais en français.
Pourquoi?
Tout d'abord, par amour. J'ai dédié
quelques poèmes en français à mon mari,
car il me semblait inconcevable de lui écrire en albanais.
En même temps, j'ai eu l'idée de lui faire connaître
mes poèmes préférés. A l'aide
d'un dictionnaire, j'ai commencé à me traduire.
J'ai la passion de la traduction. Autrefois j'avais traduit
en albanais Byron, Whitman, Shakespeare et bien d'autres.
Mais cette fois je me suis permise une nouvelle liberté.
Je ne suis pas restée très fidèle à
mes vers - chaque fois que je ne trouvais pas le rime, je
changeais de mot. Tout me paraissais facile, car je ne trahissais
que moi-même ! J'avais le courage de l'ignorance...
Ainsi est né mon premier recueil de poèmes,
Des amis perdus, publié en deux langues, albanais
et français. J'avais envie de rendre mes poèmes
écrits en Albanie lisibles pour mes amis en Suisse.
Le premier pas, le plus difficile, était fait... Grâce
à ce petit recueil, je suis devenue membre de la Société
Genevoise des Ecrivains : je pouvais désormais participer
à un concours de roman ! Je me suis lancée !
Vos deux romans (Ma Légende,
paru en 1998 et Confessions des lieux disparus, à
paraître aux Editions de l'Aube) racontent une certaine
Albanie au lectorat francophone. Ressentez-vous le besoin
de témoigner?
Oui, un besoin très fort. Je
répète souvent que j'aime vivre en Suisse, car
je peux utiliser ici la graisse accumulée en Albanie
- une métaphore pour dire que mon pays d'origine m'a
fourni des réserves émotionnelles inépuisables.
Mon écriture est inextricablement liée à
l'Albanie : c'est le pays de mon enfance et de ma prime jeunesse
où j'ai ressenti les premières joies, les premières
déceptions... Il est inutile de mentionner l'importance
des premières émotions pour tous les êtres
humains, et surtout pour ceux qui écrivent. Le passé
nous suit, nous façonne, nous ouvre l'avenir et nous
rend nostalgiques. D'autant plus quand ce passé est
irrévocablement révolu. Bien sûr, chaque
passé est irrévocablement révolu, mais
quelques uns le sont plus que d'autres ! Après de grands
changements politiques et écologiques, tels que ceux
qui ont transformé l'Albanie, il devient parfois impossible
de trouver des traces physiques d'un passé même
très proche. L'université dans laquelle se déroule
l'histoire du roman Ma légende n'existe plus,
non seulement en tant que façon d'enseigner, mais également
en tant que bâtiment. Dans ces conditions, mon passé
devient pour moi très important, et mon besoin de témoigner
urgent. Dans dix ans, personne ne se souviendra plus de ce
à propos de quoi j'écris. Déjà,
mes amis en Albanie s'étonnent quand je leur raconte
des événements du passé, ils ont tout
oublié, car ils ont changé de mode de vie: plus
de temps pour se retrouver, pour débattre des questions
de l'esprit comme autrefois; ils doivent survivre, c'est le
capitalisme à ses débuts, le capitalisme sauvage...
Vos textes sont parus chez des éditeurs
français. Est-ce la Suisse romande qui ne s'intéresse
pas à vos textes, ou vous qui visez de préférence
le monde éditorial français?
J'ai envoyé tous mes manuscrit,
(excepté le livre de poèmes A toi si jamais,
illustré par Serge Diakonoff) à des éditeurs
français et suisses, mais ce sont des Français
qui les ont publiés.
Vous avez aussi écrit le
scénario du film Ullka, dans lequel vous teniez
le rôle principal, et qui est sorti aussi bien en Albanie
qu'en Suisse. L'accueil a-t- il été semblable
dans les deux pays ou très différent?
Le film est sorti au Scala, à
Genève, en mai 2004 : il faisait beau après
deux mois de pluie ! Personne n'avait envie de s'enfermer
dans un cinéma. D'ailleurs, par manque de budget, le
film n'a bénéficié d'aucune publicité.
Il est resté tout de même trois semaines au Scala,
puis une semaine au cinéma Lux, mais très peu
de spectateurs sont allés le voir. Ullka a été
visionné à Tirana dernièrement, à
l'occasion du Festival du film albanais, et accueilli avec
beaucoup d'enthousiasme.
La Suisse découvre les richesses
des littératures d'immigration, qui bénéficient
d'un début de reconnaissance - il y a quelques années
on a ainsi commencé à parler d'une "cinquième
littérature de Suisse". Quel regard portez-vous
sur cette tendance récente?
J'ai un grand défaut qui ne
m'honore point: je m'interesse plus aux morts qu'au vivants
et je connais très mal la littérature contemporaine.
D'ailleurs, je ne me suis jamais vue comme une contemporaine
- une façon de survivre en Albanie sans lire les journaux
et la littérature du réalisme socialiste, mais
une tare ici...
Quels rapports entretenez-vous aujourd'hui
avec votre pays d'origine ? Y comptez-vous des lecteurs? Auriez-vous
le désir d'y publier des textes ou des traductions
de vos textes?
J'étais invitée au Festival
du film albanais en tant que scénariste et actrice
du film Ullka; je suis arrivée tard le soir
et j'ai gagné ma chambre au grand hôtel au centre
de Tirana. Le matin, quand je me suis réveillée,
j'ai ouvert le rideau: depuis le dixième étage
je contemplais ma ville, où heureusement il restait
encore quelques repères: la mosquée au milieu
de la place publique, l'église et les bâtiments
construits par les italiens durant les années trente!
J'aurais voulu en ce moment avoir deux coeurs, pour que l'un
puisse exploser! De même que le soleil tendre d'octobre
illuminait ma ville natale, le soleil ardent de mes souvenirs
brûlait ma poitrine. Je me suis exclamée : "Mais
j'ai tout laissé ici !" Je suis descendue prendre
le petit déjeuner dans la salle autrefois réservée
uniquement aux étrangers, on m'a parlé en anglais
et j'ai pleuré. J'ai pleuré d'émotion
de me trouver là et d'étonenment d'être
une étrangère - de devoir partir dans quelques
jours pour recommencer une autre vie, ma vie. J'ai pleuré
car l'Albanie, c'est mon amour. J'y ai gardé absolument
tous mes amis... qui sont pour la plupart à l'étranger.
Ils peuvent me lire. Je n'ai pas pensé à traduire
mes livres en albanais, car pour le moment la littérature
n'a pas beaucoup de place dans la vie de tous les jours...
Les "intellos" albanais, ceux qui s'intéressent
aux livres, savent lire en français. Ainsi, je ne me
presse pas pour traduire ce que j'ai écrit; mais je
serais très heureuse de pouvoir publier les traductions
de Byron, Shelley, Whitman, Wilde, Shakespeare que j'avais
réalisées autrefois.
Vous considérez-vous comme
un écrivain suisse, albanais, français?
Je me considère comme un écrivain
qui écrit en français. C'est une langue qui
me convient pour exprimer ce que je ressens .
Vous êtes chargée de
cours à l'Université de Genève en Sciences
de l'éducation. Or vous avez publié un recueil
de proses intitulé Limite - récits d'éducation,
et un livre intitulé Nietzsche et Dostoïevski
éducateurs, un essai dans lequel vous insérez
des textes de création. Est-ce un goût albanais
pour la fable qui vous amène a choisir ces formes pour
exprimer votre réflexion sur l'éducation?
Sûrement. Je viens d'une culture
orale où la fable occupait la première place
en tant que façon de considérer le monde et
de donner son jugement - moyennant non seulement l'esprit
mais également l'âme. Mon grand-père racontait,
mon père racontait et moi aussi, je racontais des histoires
aux enfants du quartier. Je lisais beaucoup, et parfois j'inventais.
Quand mon imagination tarissait, il me suffisait d'observer:
chaque moment de vie offrait une aventure pour en faire un
récit. Le récit était mon point de vue
sur le monde, un savoir qui s'offre sans s'imposer, une sagesse
que chacun peut interpréter à sa propre façon
pour en tirer ses propres conclusions. C'est de l'Albanie
que j'ai hérité la passion de la vie humaine,
de la contemplation, l'envie de raconter, de poser des questions.
Ainsi sont nés les récits que j'intègre
au savoir théorique sur l'éducation. Car je
pense que chaque morceau de vie est un savoir et peut servir
de leçon, de conseil, d'avertissement. Chaque morceau
de vie peut devenir un point d'interrogation et une passerelle
pour aller ailleurs.
Comment cette manière décalée,
peu usuelle dans un contexte universitaire sous nos longitudes
est-elle perçue en Suisse?
Il me reste à le découvrir.
Lisez-vous des auteurs suisses?
Très peu, parmis lesquels je
peux mentionner Corinna Bille, Alice Rivaz, Jacques Chessex,
Ronald Fornerod, Patrick Rossier.
Comme je l'ai dit tantôt,
votre dernier roman devrait paraître prochainement aux
Editions de l'Aube. Pouvez-vous nous en dire quelques mots?
Peindre les événements
tragiques au moyen d'un pinceau comique afin de triompher
sur la détresse est le point de vue que j'ai choisi
pour raconter dans Confessions de lieux disparus l'histoire
de ma famille, qui commence bien avant ma naissance, la lutte
continuelle à la Don Quichotte et Sancho Pansa entre
un père plein d'illusions et une mère terre
à terre, entre la vérité utopique et
la convenance pratique, au fond d'une Albanie légendaire,
avilie par les rites communistes et déchirée
par les traditions ancestrales. Le paysage bizarre de l'Albanie
d'Enver Hodja, où coexistent un marxisme-léninisme
délirant et des m¦urs patriarcales, est parcouru
de personnages extravagants et insolites. La haine rivalise
avec l'amour. J'ai essayé de décrire cet amour
souvent malchanceux, sur l'arrière-fond de la dictature,
de dessiner une trajectoire autobiographique, et de le traiter
avec humour - un point de vue peu habituel pour les auteurs
qui ont écrit sur le socialisme. Comment rire de sa
misère pour la surmonter? Mon roman n'en fournit pas
la recette, mais un témoignage qui m'était indispensable.
Propos recueillis par Francesco
Biamonte
Page créée le 19.10.06
Dernière mise à jour le 19.10.06
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