En marge du numéro d’Héterographe, nous avons demandé à Anne Percin de développer certains aspects de la littérature jeunesse, les questions que celle-ci soulève, les idées qu’elle transmet. La bibliographie de l’auteur française contient avant tout des titres jeunesse (Point de côté, L’Âge d’ange) auxquels elle a ajouté, en 2009, un ouvrage destiné aux adultes (Bonheur fantôme). Son dernier livre en date, Comment (bien) gérer sa love story (Le Rouergue) est le deuxième volet des aventures parisiennes de l’ado Maxime. Une histoire qui s’imbrique dans des considérations contemporaines : à côté du stress du bac à passer, une copine jalouse et pourtant géniale, il y a le smartphone et les mots doux sur le net. Les commentaires cyniques du narrateur, à propos et intelligents, mettent à jour la confrontation des jeunes et des adultes, dans une société souvent cassante. Et, malgré les vents contraires, les rêves de Maxime ne cessent de se consolider. Dans une interview, Anne Percin nous révèle cette littérature jeunesse un peu en marge, qui ose toucher à des questions délicates, souvent tues.
Connaissiez-vous la revue Hétérographe avant d’être publiée dans ses pages ?
Non, je ne la connaissais pas, c’est seulement lorsque Pierre Lepori m’a contactée que je me suis intéressée à la revue, j’ai cherché à savoir ce qui s’y publiait, et Pierre a eu la gentillesse de m’envoyer deux exemplaires pour que je puisse constater l’excellente tenue de cette revue !
Dans la nouvelle que publie Hétérographe, vous imaginez une configuration familiale quelque peu taboue : l’homoparentalité, alors qu’un garçon de 11 ans doit apprendre à apprivoiser le compagnon de son père. La représentation de ces autres schémas familiaux est-elle à votre avis l’une des fonctions de la littérature adolescente ?
C’est un jeu assez complexe, qui a lieu dans la littérature ado. Il faut à la fois donner l’illusion d’une grande proximité avec le lecteur, lui donner l’occasion de s’identifier, pour le faire entrer dans le monde fictionnel où on l’entraîne. Plus ce monde est éloigné de celui qui est (a priori) le sien, plus il faut, me semble-t-il, que les codes soient respectés : voilà pourquoi, sans doute, dans les romans du genre heroic fantasy, ou dans la littérature fantastique, très à la mode en ce moment, les schémas amoureux traditionnels sont respectés. C’est un univers très normé, dynamité par une réalité sous-jacente (le vampirisme, par exemple, la sorcellerie, l’existence d’un monde parallèle, etc.). Cette réalité fonctionne d’ailleurs comme un révélateur de pulsions cachées (il y aurait beaucoup à dire sur la dimension sexuelle du vampirisme).
Dans la littérature jeunesse réaliste, au contraire (telle que je la revendique, en tout cas), le cadre du récit est d’emblée familier. Rien ne vient heurter la raison : c’est le monde tel qu’il est, comme il va. Il me semble important alors de s’éloigner de la norme, pour montrer des univers alternatifs, pour faire toucher du doigt aux adolescents un monde qui n’est, la plupart du temps, pas le leur – mais qui peut l’être, parfois, par coïncidence pure. Dans ce dernier cas, le livre peut même avoir une valeur cathartique, rédemptrice, salvatrice… Se rendre compte, à l’adolescence que l’on n’est pas seul à être comme on est, à sentir ce que l’on ressent, me semble salutaire, et je crois sincèrement que l’art est un moyen de favoriser cette rencontre, qui serait, sinon, bien hasardeuse ou trop tardive.
Tout un pan de la littérature de jeunesse, en France, se construit actuellement sur ce modèle, que je trouve à la fois ambitieux et courageux (parce qu’elle prend le risque d’être sinon impopulaire, du moins, non commerciale). Elle s’adresse à tous, certes, dans l’espoir d’écarter les œillères, et elle s’adresse à quelques-uns, pour les aider à vivre mieux. À ce titre, certains romans contemporains sont de véritables OVNIs dans la littérature de jeunesse. Je pense par exemple au livre de J-M Sciarini (un auteur suisse), Le garçon bientôt oublié, ou encore au roman de Thomas Gornet, L’amour me fuit (titres publiés à L’école des loisirs): ce qu’ils décrivent semblera, à certains jeunes lecteurs, à des années-lumière de ce qu’ils vivent : la révélation de sa transsexualité, ou l’enfance d’un petit garçon amoureux de sa copine de classe, et élevé par son frère aîné et son petit ami. Mais ils ne cherchent pas à choquer, et s’ils provoquent leur lecteur, c’est uniquement par leur approche sensible, sincère et juste. À cela, les adolescents sont extrêmement réceptifs.
Dans votre texte Conversation avec Samuel, le compagnon du père d’un jeune garçon résume l’adolescence ainsi : « T’es en plein dans cet âge où l’on refuse de voir certaines choses. L’âge du plus grand conformisme, l’âge des œillères où l’on marche dans les clous, parce que le reste fait trop peur ». Est-ce donc à l’adolescence que l’on se conforme aux préjugés relatifs aux genres et à la sexualité ?
J’en suis convaincue, et depuis peu… J’ai en effet une fille, dont j’ai vu évoluer l’attitude au fil du temps, à mesure qu’elle approche de l’adolescence. Dans l’enfance, sa relation aux adultes (et à leurs préférences amoureuses) était simple, sans jugement : les couples homosexuels lui semblaient on ne peut plus légitimes, un homme ou une femme pouvaient avoir un compagnon ou une compagne, ça ne faisait guère de différence. Je me souviens avoir entendu ma fille chanter à tue-tête le refrain d’une chanson des Fabulous Trobadors : « Y’a des garçons pour les filles, des filles pour les garçons / Y’a des filles pour les filles et des garçons pour les garçons ». Elle me parlait d’un copain de classe qui, vers l’âge de 5 ans, s’était déclaré amoureux d’un autre garçon – et elle trouvait cela très naturel. Et puis, récemment, tout a changé. Le mot « homosexuel » est apparu dans sa bouche, sous sa forme contractée (parce que la partie « sexuelle » est désagréable à prononcer, à son âge…). Et ce mot est accompagné de grimaces, généralement… J’ai réalisé que la plupart de mes élèves, entre 10 et 12 ans, font la même chose. C’est la fameuse période de latence dont parle Freud : c’est là que l’enfant est le plus perméable à toutes les valeurs sociales. Ce n’est pas (encore) un rejet de la différence, c’est une forme de questionnement. C’est une façon de dire à l’adulte : « Qu’est-ce que tu en penses, toi ? Tu crois que c’est possible ? Ça se fait, ou pas ? » C’est à ce moment-là que tout se joue. Si l’adulte abonde dans leur sens, il va les conforter dans l’idée que « ça ne se fait pas », que c’est mal. Au risque d’induire des conduites de rejet violentes, y compris d’autodestruction, si jamais, quelques années plus tard, ces mêmes enfants en venaient à s’interroger sur leurs inclinations amoureuses. Mais si l’adulte a un discours ouvert, compréhensif, rassurant, je crois vraiment que les enfants deviendront des adultes tolérants. Tolérants envers les autres (ce qui est une compétence sociale que tout adulte devrait avoir à cœur de transmettre à ses enfants), mais aussi, tolérant envers soi-même.
J’ai souvent entendu dire que les adultes lisent vos livres avec plaisir. Ils y trouvent non seulement des références culturelles et des connotations qui les interpellent, mais ils y recherchent également une lecture possible de l’adolescence ; un âge qui, même si tout adulte l’a traversé, demeure mal connu et effraie. Vous adressez-vous délibérément à plusieurs tranches d’âge ?
Je n’aime pas les étiquettes, je me suis toujours sentie mal à l’aise avec les codes – je suis rentrée avec réticence dans le monde de la « littérature jeunesse », comme on dit en France, parce qu’accoler un adjectif à côté du mot littérature m’agace. C’est peut-être en cela, finalement, que mes livres sont le plus « ado » : ils n’aiment pas qu’on les catalogue, eux non plus. Je me souviens de mes crises de fureur vers l’âge de 15, 16 ans, quand j’entendais les adultes, autour de moi, poser ce diagnostic trop facile sur tous mes maux et mes tourments existentiels : « Bah, c’est l’adolescence ! ». Comme si c’était une maladie dont il faudrait se dépêcher de guérir.
Je sais que j’écris avec cette partie-là de moi qui n’est pas morte, parce que l’enfant ne meurt pas dans l’adulte. C’est peut-être cela que les adultes aiment retrouver, eux aussi, qu’ils aiment sentir vivre en eux, le temps d’un livre ?
Quelle relation les ados francophones entretiennent-ils avec la littérature jeunesse ? Je me demande souvent qui choisit les livres qu’ils lisent. S’ils vont dans les librairies et les bibliothèques de leur propre chef, ou si leurs lectures passent d’abord entre les mains des adultes…
En terme d’achat de livres, je pense que les adultes sont prescripteurs, qu’ils soient parents, documentalistes, professeurs, libraires… Mais je sais aussi que les adolescents eux-mêmes, une fois qu’ils ont découvert un univers qui leur plaît, sont capables de franchir le seuil des bibliothèques, et même, effort suprême, de « mettre la main au portefeuille » pour acheter des livres ! C’est évidemment la part qui nous intéresse le plus, nous, auteurs – même s’il est flatteur (et salvateur parfois) d’être défendu par des « professionnels » de la lecture, bien sûr. Mais je crois qu’en tant qu’auteur, on est peu intéressé par les pratiques collectives de lecture. Seules les démarches individuelles comptent, celles qui mettent un adolescent, parfois par le plus grand des hasards, en rapport avec notre univers singulier.
Propos recueillis par Elisabeth Jobin
Page créée le 22.12.11
Dernière mise à jour le 22.12.11
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