"Il en va de même du
fait divers comme de la littérature obscène.
Beaucoup n'ouvrent celle-ci qu'aux pages où ils pensent
trouver des voluptés coupables, et ne soupçonnent
même pas les beautés de l'uvre. "
Roger Grenier, " De l'utilité des faits divers
", in Les Temps modernes, n°17.
[
] Réseaux pédophiles,
meurtres en hôpital psychiatrique, canicule qui décime
le troisième âge ou chanteur romantique qui frappe
à mort sa petite amie : les faits divers sont souvent
le prétexte à des remises en cause proches du
" que fait la police ? " d'une certaine presse sécuritaire.
A en croire Bourdieu, le fait divers - tel du moins qu'il
est traité dans le champs journalistique - ne sert
jamais qu'à "faire diversion". [
]
Le fait divers serait donc de nature essentiellement réactionnaire
: à raconter inlassablement les déviances de
la norme, à mettre en scène le désordre,
il contribuerait, paradoxalement, à réaffirmer
cette norme et à consolider les positions de chacun.
On rejoint une thèse chère à Foucault
: le fait divers suscite la peur du public en rendant visibles
certaines anomalies sociales ; par là, il rend acceptable
le contrôle de la société. [
.]
[Mais] la "diversion" du fait divers ne se limite
pas à consolider certaines positions idéologiques
dominantes, [elle] oblige les participants - témoins,
avocats, journalistes, experts - à revendiquer explicitement
des positions qui passeraient autrement inaperçues.
Il est ainsi loisible d'apercevoir dans le fait divers, "comme
dans un miroir déformant, le reflet de toutes les anomalies
de notre époque.".
|
Pour entreprendre cette
réflexion, je me propose de considérer
une affaire qui a fait grand bruit durant les
années 90 : l'affaire Jean-Claude Romand.
Tout le monde se souvient de l'histoire de cet
homme qui s'est fait passer, pendant presque 20
ans, pour un médecin, chercheur à
l'OMS, et qui a fini par assassiner sa femme,
ses enfants et ses parents, alors qu'il était
sur le point d'être démasqué.
La couverture médiatique, bien entendu,
a été importante. Mais l'affaire
Romand a également donné lieu à
un documentaire télévisé,
un récit à succès - L'Adversaire,
d'Emmanuel Carrère - la publication d'un
compte-rendu psychiatrique, rédigé
par les experts qui ont témoigné
au procès, ainsi qu'à deux films:
L'emploi du temps, de Laurent Cantet et
L'Adversaire, de Nicole Garcia, respectivement
présentés au festival de Venise
et au festival de Cannes.
|
|
[
] Il s'agit alors de montrer
comment les discours journalistique, littéraire et
cinématographique élaborent le roman de Romand.
Les buts poursuivis par les journalistes
qui couvrent l'affaire Romand dépendent de la position
idéologique du journal pour lequel ils travaillent
: les uns vont rechercher la sensation, les autres l'exemplarité.
Généralement, le récit des faits, de
l'enquête judiciaire, ainsi que les comptes-rendus d'audience
visent la neutralité : tout ce qui relève du
discours est délégué aux témoins,
aux experts ou aux avocats. Mais, même dans sa forme
la plus objective, le récit de fait divers demeure
un récit : en ce sens, il procède d'une volonté
de déchiffrement qui n'est pas exempte de certaines
prises de positions idéologiques.
Journal aujourd'hui disparu, Le Nouveau Quotidien relate
les événements de janvier 1993 ainsi que l'enquête
qui a suivi avec un maximum de sobriété. Le
dossier n'a été confié à aucun
journaliste en particulier, ce qui indique une absence de
politique rédactionnelle en matière de fait
divers a priori favorable à une information
objective. Pourtant, les récits successifs du "
drame " ne peuvent faire l'économie de certains
passages obligés du genre, qu'on retrouvera de manière
accentuée dans les journaux régionaux qui consacrent
leurs pages de unes à cette affaire : la famille
Romand est " une famille apparemment sans histoires ",
il s'agit d'une inexplicable " folie meurtrière
", le village de Prévessin est " en état
de choc ". Non sans une certaine mauvaise foi, le journal
refuse de se prononcer sur le mobile des meurtres mais relaie
volontiers les " rumeurs les plus folles " ainsi
que les informations croustillantes publiées par les
journaux concurrents. Ainsi, dans l'édition du 21 janvier
1993, le lecteur apprend que " selon plusieurs quotidiens
romands, les services de renseignements italiens travaillent
également sur le dossier ". En l'occurrence, il
s'agit d'une rumeur colportée par le journal La
Suisse qui, à s'efforcer de " démêler
l'écheveau " de la " double vie " de
Jean-Claude Romand - notamment sur le plan financier - conclut
à un " éventuel trafic " et croit
avoir retrouvé la trace de " l'imposteur "
" dans plusieurs pays d'Amérique du Sud et dans
l'ex-URSS. " (Suisse, 14.01.93)
La presse régionale éprouvera d'ailleurs une
certaine difficulté à renoncer aux hypothèses
follement romanesques - et beaucoup plus rassurantes - qui
font de Jean-Claude Romand un " agent secret ",
un " passeur de fonds ", un " trafiquant d'armes
ou de drogue " (Suisse, 15.01.93). La Tribune
de Genève - pour qui l'affaire se présente
comme un " vrai polar " - ira jusqu'à faire
état de rumeurs accusant Romand de manipulations génétiques
sur les animaux, dans le but de créer un monstre qu'il
aurait lâché ensuite dans une forêt du
Jura (TDG, 13.01.93). De même, un an après les
faits, un journaliste du Dauphiné Libéré
refuse encore d'accréditer la " théorie
officielle " d'un menteur pathologique et maintient l'hypothèse
d'une conspiration secrète, qui lui paraît plus
" vraisemblable " qu'un " exploit " solitaire
(DL, 13.01.94).
Pour en revenir au Nouveau Quotidien, un article repris
du journal Libération fait office de synthèse
interprétative et manifeste une soumission à
la presse écrite parisienne digne d'un journal qui
se voulait à la fois " suisse et européen
". L'article propose une version déjà romancée
de l'affaire Romand (LNQ, 16.02.93). Celui qu'on appelait
" le gentil docteur Romand " est décrit comme
un " brillant médecin ", un " père
attentionné ", considéré par sa
famille comme un véritable " dieu ". Certains
mensonges de Romand sont mis en parallèle avec certains
événements réels de sa vie : ainsi, le
moment où Romand annonce à sa femme qu'il souffre
d'un cancer correspond au moment où il tombe amoureux
de Chantal, la dentiste qu'il a tenté d'assassiner.
Cette proposition de lecture permet de réduire la mythomanie
à une diversion du réel ; on la retrouvera,
de manière plus ou moins systématique dans tous
les articles consacrés à l'affaire.
Mais la lecture la plus forte de l'article de Libération
en dit long sur les catégories de pensée avec
lesquelles un journaliste parisien conçoit le fait
divers de province. Selon Libération, qui remonte
aux origines de l'imposture en relatant l'enfance de Jean-Claude,
la famille Romand est de celles qui " fournissent [
]
des couvées d'enfants sans histoires qui arpentent
les forêts à l'âge où d'autres découvrent
les cafés. " Un parallèle est établi
ici entre la sauvagerie du paysage jurassien et une marginalisation
sociale propice à la dissimulation. Cette interprétation
mythologique sera relayée avec conviction, notamment
par Le Dauphiné Libéré, qui s'extasie
sur " l'immensité des forêts immobiles et
sombres " du Jura - une région qui semble favoriser
le secret puisqu'on y " économise les mots, comme
le reste " et que " les histoires, souvent, s'écrivent
dans le non-dit " (DL, 24.02.93).
Enfin, Le Nouveau Quotidien termine sa couverture de
l'" affaire " en l'insérant dans une statistique
comparative des crimes familiaux et passionnels commis en
Suisse en 1992 et au début 1993. Cet aplatissement
statistique indique bien que le caractère exceptionnel
de l'affaire Romand ne réside pas dans le drame lui-même
- d'une sinistre banalité - mais dans le mensonge que
cette " folie meurtrière " a visiblement
tâché de légitimer. Une piste que la presse
régionale n'a pas manqué d'exploiter.
En effet, dès le moment où il paraît évident
que la " double vie " de Romand n'en est pas réellement
une - c'est-à-dire au moment où Romand passe
aux aveux -, la curiosité des journaux cède
la place à l'indignation. La qualité de l'imposture,
sa durée et son contenu, font ici scandale. "
Il n'a donc jamais été docteur en médecine,
contrairement à ce qu'il a réussi à faire
croire pendant dix ans à ses amis et même à
ses propres parents ! ", s'exclame Le Dauphiné
Libéré, qui s'amuse encore que " les
notables du monde médical ne comprennent pas comment
ils ont pu être victimes d'une pareille imposture et
préfèrent adopter un profil bas. " (DL,
13.01.93). Exclamations et interrogations se multiplient dans
les pages de la presse populaire, qui font le détail
des signes extérieurs de richesse du " pseudo-notable
" (Suisse, 14.1.93) : les voitures de fonction,
l'école privée pour les enfants, la ferme de
Prevessin restaurée, le matériel hi-fi, les
sorties au théâtre. Mais, entre la jubilation
de voir égratignée une classe sociale réputée
intouchable et la colère devant une imposture qui humilie
ceux pour qui l'autorité du médecin devrait
être sacrée, le doute persiste : la mystification
paraît tellement invraisemblable que les journalistes
supposent tous, à un moment ou à un autre, que
les proches de Romand étaient forcément au courant.
On découvrira durant le procès que la famille,
en ceci bonne lectrice de faits divers, a elle-même
d'abord pensé que " la mafia avait fait le coup
" (TDG, 02.07.96).
Le " médecin imaginaire " (Suisse,
15.01.93) dont s'amusaient d'abord les journaux devient alors
rapidement le " monstrueux personnage " (TDG,
26.11.93) d'une " fable exemplaire sur le jeu des faux-semblants
" (DL, 25.6.96). Au moment du procès, en
juillet 1996, quand les déclarations de l'accusé
permettent de préciser le mobile des meurtres, les
journaux dresseront le portrait d'" un monstre de lâcheté
", d'une " hallucinante couardise " (TDG,
01.07.96). Or, même si les journalistes reprennent les
conclusions des experts psychiatriques, et évoquent
la " mythomanie " et le " narcissisme "
de celui qui n'aurait pas su affronter le regard de ses proches,
les positions se durcissent dans un ressentiment et une réprobation
unanimes. Les comptes-rendus d'audience se figent dans une
lecture univoque du drame et refusent d'accorder le moindre
crédit aux propos de l'accusé, forcément
mensongers. Ainsi, ses tentatives pour expliquer son mensonge
et ses crimes laissent sceptiques : " A l'examen concret
des faits, Romand préfère la philosophie générale
", titre Le Dauphiné Libéré,
qui critique ouvertement " sa façon de vouloir
tout intellectualiser, de proposer en permanence sa propre
auto-expertise psychologique pour expliquer ses actes "
(DL, 28.06.96). De son côté, La Tribune de
Genève soupçonne la feinte et s'agace de
le voir " pleurnicher comme un enfant " en parlant
de son chien ou de ses deux enfants (TDG, 28.06.96).
Aussi bien, donc, il apparaît que le mensonge de Romand
l'a privé de son droit à une parole et à
une émotion authentique.
Car le procès de Jean-Claude Romand est d'abord un
procès d'intention. Au moment d'évaluer la qualité
de son repentir, les journalistes expédient rapidement
la plaidoirie de l'avocat de la défense et résument
longuement le réquisitoire de l'avocat général.
En mettant en doute la volonté de suicide de Romand,
" ce que font généralement les forcenés
dans ce genre de situation ", l'avocat général
met le doigt sur ce qui fait mal : le fait que Romand ait
survécu est inacceptable, dans la mesure où
son existence même continue de dénoncer la structure
sociale dont il s'est si longtemps joué. Dans cette
perspective, il est également inacceptable que, du
fond de sa cellule, Romand entretienne une relation amoureuse
avec une visiteuse de prison. Un gardien de prison a surpris
un " baiser voluptueux " (TDG, 03.07.96)
entre les deux tourtereaux : voilà qui prétérite
naturellement, pour la présidente, pour l'avocat général
comme pour les journalistes, l'éventualité d'un
repentir authentique.
Le récit de fait divers relève donc peut-être
d'une stratégie de diversion, mais riche en positionnements
idéologiques. L'indignation suscitée par l'affaire
Romand est bel et bien suspecte. C'est bien le procès
d'un mensonge social qui a eu lieu à la Cour d'assises
de l'Ain : Romand n'avait pas le droit de mentir sur le statut
de médecin, de fonctionnaire international et de notable,
il n'avait pas non plus le droit d'utiliser son " intelligence
supérieure ", selon le mot de l'avocat général,
pour soutirer de l'argent à ses proches.
En dehors de ces allusions confuses, à la fois pro-
et anti-bourgeoises, le champ journalistique n'est pas suffisamment
autonome pour investir le récit du fait divers de manière
réellement engagée. [
]
En janvier 2000, date anniversaire des meurtres de 1993, le
Dauphiné Libéré réclame le
" respect pour les morts " et s'insurge de voir
les crimes de Jean-Claude Romand " passer au second plan
au profit de [son] imposture " : " comment qualifier
le comportement de ceux qui semblent considérer qu'un
homme qui a assassiné froidement son épouse,
ses enfants et ses parents, est un interlocuteur comme un
autre ? ". L'auteur de L'Adversaire est ici visé,
Emmanuel Carrère étant accusé non seulement
de " se plaire en [
] compagnie " d'un meurtrier,
mais aussi de s'être laissé manipuler par Jean-Claude
Romand et de lui avoir fourni, par l'intermédiaire
d'un " livre à succès ", une "
audience nationale ".
|
En mai 2002, Le Dauphiné
Libéré annonce la sortie de l'adaptation
cinématographique du " best-seller "
d'Emmanuel Carrère. Le journaliste aura alors
beau jeu d'opposer les mondanités du festival
de Cannes à l'ambiance " surchauffée
" de la salle de procès, affichant en
vis-à-vis la photo de Jean-Claude Romand
et celle de l'acteur Daniel Auteuil, qui joue son
rôle dans le film de Nicole Garcia. "
On peut faire des livres et des films, le "
vrai Jean-Claude Romand " restera une énigme.
Peut-être parce qu'il n'existe pas ",
conclut l'article, faisant allusion à cette
homonymie Romand / roman qui permet à la
fiction d'investir le mensonge du " vrai-faux
médecin ". |
|
Seul un dépassement de la forme
journalistique permettra alors de réinvestir le fait
divers et de lui conférer éventuellement la
dimension d'une forme signifiante engagée. Il faudra
l'intervention de la littérature [le livre d'Emmanuel
Carrère] et du cinéma [le film de Laurent Cantet]
pour que l'affaire Romand devienne un objet de pensée
autonome.
Isabelle Pitteloud
|