Professeur Starobinski, hier, à
propos de votre ouvrage, " Action et réaction,
vie et aventures dun couple ", vous évoquiez
finalement la liberté personnelle et lusage quon
peut faire de la connaissance. Mais quand nous entendons action
et réaction, plus communément, nous entendons
ce quil y a pour nous de réactionnaire dans le
vocabulaire politique. Dans le dernier chapitre de votre livre,
vous retracez effectivement comment ce couple action-réaction
sest exprimé dans le monde de la politique, et,
dune façon plus générale, dans
lanalyse de la société en partant des
uvres de Berkeley, par exemple.
Cest là une partie importante
de cette exploration de mots à laquelle je me suis
livré. Une partie très importante. A partir
du succès de la physique newtonienne qui perçoit,
dans le monde des corps célestes, dans le monde des
planètes, ce principe de lattraction
et de laction et
réaction qui est
son troisième axiome -à
chaque action correspond une réaction de sens inverse
et égale- très vite, des philosophes,
des hommes qui essaient dexpliquer la vie morale, donc
des moralistes, se sont dit : " mais après tout,
puisquil y a une loi déquilibre dans le
monde physique, ny en aurait-il pas une aussi dans le
monde " moral ",
comme on disait au XVIIIe siècle, cest-à-dire
le monde des rapports humains ? On sest demandé
sil ny avait pas un principe constant, régulier,
dans le monde humain qui pourrait lexpliquer de la même
manière simple que lattraction et laction-réaction
dans le monde des corps physiques. Certains se sont dit que
oui, il y en avait bien un, et que ce pouvait être,
par exemple, lintérêt, que ce pouvait être
une certaine forme damour-propre -tout le monde en a
un partage égal - et du coup les rapports humains sexpliquent
par un principe qui est
toujours présent. Pour quelques penseurs, pour quelques
philosophes dinspiration matérialiste, une grande
unité permettait de passer en continuité de
laction-réaction
des corps physiques qui règne jusque dans les tourbillons
de poussière à laction-réaction
du monde moral. Par exemple, il se passe dans les foules les
mêmes phénomènes que lorsque tourbillonne
de la poussière ; il y a des lois invariables qui sont
toujours à luvre ; et une causalité
travaille à tous les étages de lunivers.
- Par exemple, dans la loi dattraction,
dans aimant, il y a amant. Donc lattraction joue dans
les deux niveaux, physique et social ?
- Exactement. Il y avait déjà
une métaphore toute prête dans le monde physique,
lattraction magnétique qui nétait
pas réductible, bien sûr, on le sait, à
lattraction des corps célestes. Mais on naviguait
à la boussole ; on savait que laimant attire
et cétait devenu, depuis très longtemps,
une métaphore de lamour, une métaphore
de lattrait amoureux. De sorte quon a tâtonné
avec lidée dune nature où régneraient
des lois homologues. Mais pendant longtemps -avec un succès
considérable dailleurs qui allait répandre
le mot " réaction
" dans le langage courant- action
et réaction nétait que le jeu de
forces qui séquilibrent ; cétait
les jeux de ressort, si lon veut parce quaprès
tout, le ressort peut être expliqué, moyennant
un coefficient délasticité, par les lois
de Newton.
Ceci dit, au moment de la Révolution
française où des forces sont entrées
en rapports conflictuels, on a parlé daction
et de réaction, dans un sens parfaitement neutre.
Lorsquun parti devenait plus puissant, il était
concevable que le parti opprimé, cest-à-dire
lautre, indépendamment des doctrines professées
par lun et lautre, essaie de reconquérir
la place quil avait perdue. Cette valeur neutre de la
réaction permettait, en quelque sorte, de montrer lespace
public comme un espace de conflits, de va-et-vient, dallers-retours,
dans la prépotence, la puissance et la faiblesse de
forces affrontées. Dès lors, que sest-il
passé de capital ? Et bien, cest la pensée
du progrès. A partir du moment où sest
mise en place lidée, non seulement des progrès
de la science ou des institutions, mais lidée
dun progrès,
un grand progrès de lespèce humaine, de
la société humaine, ce progrès
sest identifié, dune certaine façon,
dans lesprit des gens, à une véritable
action ; et ce qui contrariait
le progrès, ou le faisait rétrograder, était
une réaction. Mais
dès lors, le mot réaction
devenait péjoratif. Or, dans le langage politique,
le mot réaction
et ladjectif réactionnaire
ont fait leur apparition, dans le sens moderne, dans leur
sens moderne qui a prévalu jusquà nos
jours, à une date assez précise : la Révolution
française, le conflit avec ce qui pouvait rester des
forces monarchistes et, surtout, la période qui souvre
après thermidor. Il faut savoir que la dictature de
Robespierre -la Terreur- a été une épreuve
terrible pour la France. Des tribunaux jugeaient sur la conviction
des juges, sans avocats et sans pièces sérieuses
à lappui. Les contre-révolutionnaires
ont été envoyés à léchafaud
-les supposés contre-révolutionnaires et les
vrais contre-révolutionnaires-. Le mot révolutionnaire
et le mot contre-révolutionnaire étaient déjà
créés. Le 9 thermidor, quand un complot fait
tomber Robespierre et quil disparaît, la Terreur
cesse, mais une autre forme de violence revient qui est la
vengeance contre ceux qui avaient favorisé Robespierre.
Presque aussitôt, non seulement du côté
des jacobins, mais dans le reste de la presse française,
on parle de retour en arrière et de réaction
monarchiste. On lui donne un qualificatif à
cette réaction ; et ensuite on parle de
réaction tout court. Le mot réaction,
admirablement éclairé par une brochure de Benjamin
Constant, (Des Réactions
politiques 1797) désigne ce que les partisans
de la première Révolution, qui nétaient
pas forcément les partisans de Robespierre, considèrent
comme un retour en arrière. Cest à cette
date-là, 1795-96, que le mot
réactionnaire se forge. Dabord, on disait
réacteur ; il y a des acteurs
et des réacteurs.
Puis, sur le modèle de révolutionnaire, on crée
réactionnaire. Le mot réactionnaire
s'attache à l'action de la droite qui veut reconquérir
le pouvoir, le système, les institutions dune
époque antérieure, supposée moins avancées
dans le sens du progrès. Voilà la création
du terme, de loutil intellectuel qui va être largement
employé ensuite, au XIXe siècle, par ceux qui
accusent une société ou des partis politiques
qui sont soit conservateurs soit portés à vouloir
rétablir des autorités, des hiérarchies,
des contraintes considérées comme rétrogrades.
- Jean Starobinski, dans cette acception,
" réactionnaire " cest aussi "qui
est contre le peuple" dune certaine façon
?
- Oui, dans la mesure où révolution
et peuple représentent une sorte dentité.
Le peuple, privé de ses droits, ne peut obtenir ces
droits que moyennant révolution contre des institutions
établies, les institutions du monde féodal,
les institutions des hiérarchies autoritaires.
- Mais toute cette agitation que vous
venez de décrire, cette agitation politique de la Révolution
et de la période post-révolutionnaire, est-ce
quelle ne contredit pas ce que disaient les philosophes
des Lumières, tout leur discours sur " la perfectibilité
" de lhomme, sur le triomphe de la raison qui peu
à peu va vaincre ces désordres et ces allers
retours ?
- En fait, les philosophes de la perfectibilité
ont été eux-mêmes parfois les victimes
de la Révolution. Cest le cas de Condorcet dont
lécrit sur les progrès de lesprit
humain (Esquisse dun tableau
historique des progrès de lesprit humain, Paris,
1794) fonde la doctrine
de la perfectibilité, la développe, lui
donne toute son expression. Nous sommes là, à
un moment où naissent des idéologies et où
la notion de progrès sapplique, je crois, très
légitimement, à ce quon pourrait nommer
la reconnaissance de la dignité des individus. Cette
reconnaissance de la dignité des individus sest
aussi manifestée dans la revendication libérale
-cest aussi un mot nouveau après la Révolution-
tel que Benjamin Constant la formulée : que dans
la société nouvelle, lautorité
de lEtat et lautorité du Gouvernement soient
mises sous le contrôle des représentants du peuple
; que ce soit dabord les représentants dune
fraction du peuple, la fraction éclairée, et
alors cest le parlement censitaire. Benjamin Constant,
dans les écrits politiques tardifs -quil faut
relire- déclare que ce libéralisme un peu élitaire
quil souhaitait, devait être le plus rapidement
possible remplacé par un libéralisme étendu
au peuple tout entier, grâce à linstruction
et au travail qui seraient lappel des esprits, de tous
les esprits, au partage commun dune dignité qui
peut se faire reconnaître dans la vie parlementaire.
Donc, très vite, pour un Benjamin Constant, le libéralisme
censitaire doit devenir une démocratie totale. Dans
lesprit de Benjamin Constant, tout cela est lié
à la notion dune poursuite du bonheur que chacun
doit pouvoir accomplir sans que lEtat et les agents
de lEtat interviennent dans sa vie personnelle. Il y
a donc toute une idée de progrès qui est portée
par la philosophie libérale de Constant. Les socialismes
du XVIIIe siècle voudront aller plus loin encore dans
cette reconnaissance de la dignité de lindividu.
Quelquefois des situations paradoxales se manifesteront. Un
auteur -qui est aujourdhui fort lu, je crois, dans certains
milieux- Stirner, lauteur de " LUnique
et sa propriété ", écrit,
dune part, un texte qui essaie de faire disparaître
lautorité de lEtat pour que lindividu
soit le maître de sa destinée et de sa propriété.
Survient la Révolution de 48, et, dans un écrit
tout à fait raté de la fin de sa vie, le même
Stirner fait léloge de la Réaction de
48. Il écrit une " Geschichte
der Reaktion " qui nest pas traduite dans
les uvres complètes de Stirner, où il
dit que cest très bien quil y ait eu une
Réaction en Allemagne contre cette Révolution
qui était conduite par des catholiques, par des Juifs,
enfin tout ce quil détestait, et qui révèle
lenvers, en quelque sorte, de cet anarchisme, aujourdhui
encore admiré de Stirner. Donc, la situation du XIXe
siècle est une situation assez compliquée, assez
complexe . Si lon revient par exemple au Manifeste communiste,
on saperçoit que Marx saccommode assez
bien des conservateurs traditionnels. Il les identifie bien.
Il qualifie de réactionnaires
les socialismes rivaux. Les autres, les conservateurs,
on peut ne pas sen préoccuper trop ; ils vont
être dépassés par le mouvement de la réalité.
Mais les réactionnaires sont ceux qui, indirectement,
sont les complices de répressions et surtout les rivaux
dans lessor socialiste quil propose. Nous avons
donc là tout un débat autour de la notion de
progrès social et de réaction contre ce progrès
social dont jai essayé dexposer les quelques
étapes. Il ne sagissait pas de faire lhistoire
des idées politiques. Il sagissait de montrer
lirruption dun mot qui navait pas encore
dapplication dans lordre politique dans ce nouveau
domaine où il est devenu un mot opérant. Et
tout ceci en solidarité avec les illusions et les désillusions
du progrès.
- Avec cette idée de progrès
qui est si prégnante à la fin du XVIIIe siècle,
on a limpression que lêtre humain est perfectible
à linfini ? Quil a besoin dun peu
daide peut-être, de lois ou dun sentiment
religieux, mais cette idée a quand même été
terriblement battue en brèche par les événements
du XXe siècle, par les guerres, par lholocauste
?
- Il y a crise de lidée
de progrès, indéniablement. Si vous écoutez
les discours des politiciens aujourdhui, il est rare
quils accusent des réactionnaires. Il est rare
quils invitent au progrès. Alors que cétait
le cas sous la IIIe République encore. Il y avait des
" Café du Progrès ", il y avait des
" Rue du Progrès ". Je ne crois pas quon
inaugure des plaques de rues avec le nom du Progrès
aujourdhui. Cette crise de lidée
de progrès entraîne une crise de lidée
de réaction. Parce que les deux termes sont
solidaires. Quest-ce quon trouve dans le langage
des politiciens en lieu et place des progrès ? Jai
été frappé, en tout cas dans la vie politique
française, par le fait que, de façon assez floue,
les politiciens de droite comme de gauche parlent du changement.
Ou bien alors des politiciens résolument orientés
du côté du souci de bien-être qui est tout
à fait légitime, parlent de croissance. Mais
la croissance et le progrès ce nest pas la même
chose. La croissance économique est une chose qui se
chiffre ; le progrès est une notion beaucoup plus floue
sur laquelle les avis peuvent diverger.
- La croissance économique se
chiffre, la croissance économique se paie aussi. Cest
peut-être ce prix quon a appris à prendre
en compte ?
- Voilà ! Donc il y a des changements
dans le langage politique et je trouve quil est bon
que des linguistes, que des historiens soient attentifs à
cela. Ce serait dailleurs loccasion de dire simplement
un mot, mais qui le fait ? Qui fait attention à ces
changements de la langue politique ? Et bien
les spécialistes
des sciences humaines qui, aujourdhui, dans lhorizon
des universités, sont peut-être un peu prétérités
par rapport aux techniciens de léconomie, à
ceux qui présentent leurs idées sous les dehors
dune science pure et dure. Jaimerais ici simplement
rendre attentif au fait que le genre de travail que jai
accompli sur lhistoire des mots -dune façon
aussi objective que possible- ce genre de recherche sur les
emplois des mots, ce ne sont pas les spécialistes de
léconomie ou même de la sociologie qui
le font ; ce sont les spécialistes des sciences humaines
qui regardent les vieux dictionnaires ; qui voient le langage
bouger ; qui découvrent de nouvelles formules qui font
leur apparition à une date et se mettent à lépreuve
pour peut-être disparaître peu après. Si
" nous " nétions pas là, je
me solidarise avec eux, nous serions toujours dans le climat
dune science prétendue définitive qui
se détruit au bout de cinq ou dix ans ; on la renvoie
régulièrement aux vieilles lunes, mais il faut
que quelquun soit là pour récapituler,
quand même.
- Jean Starobinski, le dernier avatar
de ce couple action-réaction, dans le langage populaire,
cest " réac " pour dire, finalement,
tout ce qui est opposé à ce qui serait nouveau
peut-être ?
- Absolument ! Il y a ça. Mais,
dautre part, réagir, simplement "réagir"
-ce mot qui est le verbe- na pas cette connotation politique.
Réaction, oui , mais cest un mot très
ambigu. On peut avoir de bonnes et de mauvaises réactions.
Où ? Mais partout ! Sur les stades, on peut réagir.
Il faut réagir devant des situations scandaleuses.
Donc le mot nest pas très net ; nest pas
dégagé dambiguïté. Il faut
reconnaître quil est polysémique, cest-à-dire
quil a des sens multiples. Cest pourquoi la recherche
que jai faite naboutit pas à des conclusions
tranchées. Il faut constater quaujourdhui,
réaction, ça se dit du joueur de tennis qui
a bien répondu à son adversaire, ou d
une équipe de football qui a su remonter son score
: il y a eu réaction. Il y a une réaction que
doit avoir le skieur sur le terrain, dans les difficultés
du slalom. Bref, nous vivons dans un monde où, réagir,
est la loi de tous nos mouvements pour ainsi dire. Dans un
couple qui vit sa vie et son amour, il y a tout le temps interaction
; quelquefois des réactions erronées et quelquefois
des réactions heureuses. Donc, nous assistons à
un usage tellement large du mot réaction que ce mot
a cessé dêtre précis. Mais il reste,
évidemment, lombre dun grand passé.
Si nous croyons quil y a un progrès de la dignité
humaine qui est nécessaire et qui doit saccomplir,
tout ce qui ne favorise pas ce progrès de la dignité
humaine, peut être déclaré réactionnaire.
- Jean Starobinski, nous avons suivi
pendant une semaine les aventures de ce couple action-réaction
; cétait le thème de votre essai qui vient
de paraître aux Editions du Seuil, dans la collection
La Librairie du XXe Siècle ; maintenant, est-ce que
vous avez dautres aventures en vue ?
- Plusieurs. Oui, plusieurs...
Une exploration des représentations
du corps et de la perception que le corps a de lui-même.
Donc, il sagit de réactions plus obscures, plus
immédiates. Jai parlé tout à lheure
de la façon dont nous sommes donnés à
nous-mêmes ; javais entrepris un travail dans
ce domaine, conjointement à lexploration de quelques
idées médicales récentes et du passé.
Un travail sur Diderot est virtuellement
achevé. Jai parlé de Diderot au cours
du livre sur la réaction, mais jaimerais mapprocher
davantage de ce diable de ramage,
du Neveu de Rameau : cest ainsi quil parle
de sa propre parole. La parole de Diderot est lune des
plus énergiques, lune des plus chargées
dénergie qui soit.
Un autre intérêt que je
nai pas quitté, cest celui de lorganisation
de nos journées et de la représentation qui
en a été donnée. Du matin au soir, la
journée nest pas la même selon que lon
vit dans la structure dune école, dun hôpital,
dune caserne ou dun monastère. Mais cest
chaque fois dautres organisations de la journée
qui sont ainsi vécues. Les représentations de
journées me paraissent être un bon indice de
lexpérience humaine.
Ça fait beaucoup, beaucoup de
choses, sans compter quelques poètes que jaime,
que ce soit des poètes contemporains ou récents
comme Michaux ou Bonnefoy ou des poètes plus anciens
comme André Chénier. Ça fait beaucoup
à mon programme...
Jean Starobinski, ça nous donne
aussi lespoir dautres rencontres de ce type. Je
vous remercie.
Domaine parlé : Une émission
dAlphonse Layaz
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