Le Culturactif : L'intérêt
pour Walser dans le monde francophone n'a cessé de
croître au fil des dernières années. D'auteur
confidentiel, ou réputé tel, il est devenu un
classique même en français; les Editions Zoé
en particulier, et aussi Gallimard, ont continué à
faire paraître des traductions, de sorte qu'aujourd'hui,
la plupart des facettes de l'oeuvre de Walser sont accessibles
au lectorat francophone. Ce succès posthume se vérifie-t-il
de manière analogue dans le monde germanophone? Et
plus largement: vous citez dans la récente postface
de Vie de poète de récentes traductions
en chinois. Comment percevez-vous ce succès, cette
reconnaissance? Pourquoi Walser, cet écrivain complexe,
alambiqué, parle-t-il tant à notre époque?
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Peter Utz : L'ascension
de Walser dans le monde germanophone, qui doit une partie
de son essor à la reprise de l'édition des
uvres complètes par Suhrkamp en 1978, a passé
par plusieurs étapes: de l'auteur secret, réservé
aux initiés, il est devenu un écrivain jouissant
d'une certaine notoriété, notamment auprès
du public littéraire et académique. |
Ce sont surtout les microgrammes,
dont la publication en six volumes s'est achevée en
2000, qui ont connu un retentissement important dans ces milieux,
et un bon nombre de thèses leur est consacré.
La grande exposition commémorative qui s'est ouverte
cet été à Francfort, pour passer ensuite
par Berlin, Prague et Berne, a eu un écho initial réjouissant.
Pourtant, l'auteur peine à entrer dans le canon des
grands classiques; ce n'est que l'année passé
qu'une nouvelle histoire littéraire l'a reconnu, pour
la première fois, comme une voix importante et symptomatique
de son époque. Et le grand public allemand risque encore
de le confondre avec l'écrivain contemporain Martin
Walser, d'ailleurs grand admirateur de Robert, et qui fait
d'autant plus parler de lui.
Quant à la question de son actualité, il est
impossible de donner une réponse simple à un
phénomène qui est justement dû à
la complexité de Walser. Car son écriture s'apparente
certes à des tendances auxquelles le structuralisme
nous a rendus sensibles: l'effacement de l'auteur, la décomposition
du sujet, la réflexivité de toute narration
- Le brigand, par exemple, est un roman dont on n'a
même pas mesuré la modernité lors de sa
première publication, encore très discrète,
dans les uvres complètes de Walser éditées
par Jochen Greven en 1972, alors qu'aujourd'hui cette modernité
saute aux yeux. Mais Walser ne se réduit pas à
ce cadrage structuraliste: il nous livre tout de même
des paysages et des personnages inoubliables, nous fait rêvasser
d'une manière romantique, nous plonge dans des situations
comiques et drôles qui nous redonnent le rire. Pourtant,
il sait garder son secret, se voile derrière son franc-parler,
et c'est pourquoi sa légende, qu'il s'est forgé
en partie lui-même, continue à le rendre fascinant
pour tout nouveau lecteur. Et avec sa propre attitude curieuse,
de quelqu'un qui fait constamment des découvertes,
ne serait-ce que dans la banalité la plus plate, il
reste un auteur à découvrir.
Il me semble qu'à l'intérieur
des frontières suisses, auprès des gens de lettres,
Walser s'est en quelque sorte substitué, à titre
posthume, à Frisch et Dürrenmatt (qui remportèrent
l'essentiel de leur succès de leur vivant) dans le
rôle de figure de proue de la littérature helvétique
du XXème siècle. Or Frisch et Dürrenmatt
ont été perçus comme des auteurs vigoureusement
politiques - une étiquette qui ne convient pas à
Walser... à première vue?
Il faut considérer le contexte
bien différent dans lequel Walser évolue: la
posture de l'intellectuel engagé qui serait une conscience
morale de sa nation ne lui convient pas du tout. Il y a dans
son époque, celle de la Première Guerre mondiale
et des années vingt, politiquement très agitées,
des voix vrombissantes qui critiquent la dérive de
la culture, avec des ténors comme Oswald Spengler,
Hugo von Hofmannsthal, Thomas Mann ou Walter Rathenau. Dans
leur ombre gigantesque, Walser se fait petit. En plus, le
genre du feuilleton journalistique qu'il pratique impose de
la retenue sur les sujets politiques du jour. Tout de même,
Walser ne s'abstient pas complètement de ce discours,
et il perçoit d'une manière lucide les dérives
potentielles. Par exemple, il fait preuve d'une ironie subtile
à l'égard du "masque national" que
porterait chaque Suisse ; face au nationalisme allemand, qu'il
voit prendre le dessus dans les années vingt déjà,
il se déclare résolument "européen".
Au-delà de tous les programmes et positions politiques,
il reste pourtant en mouvement constant, et c'est cela qui
donne à son écriture sa force répulsive
contre toute idéologie - encore un élément
qui fait son actualité, dans une période où
nous avons perdu nos illusions quant à la valeur des
grands courants idéologiques.
On ne cesse en effet de lire, mais
aussi de sentir en le lisant, combien Walser est insaisissable,
secret. Et pourtant, sa popularité récente a
pu faire dire à Paul Nizon dans une conversation informelle,
un jour qu'il refusait d'écrire une fois encore sur
Walser, que "parler de Walser aujourd'hui, c'est comme
parler de Guillaume Tell". Pensez-vous Walser puisse
être victime de son succès, statufié par
lui?
Paul Nizon, qui était un des
premiers de sa génération de parler de Walser
et de son actualité, peut se sentir aujourd'hui rattrapé
par un mouvement de reconnaissance qui lui aurait, du même
coup, ôté le lien privilégié qu'il
entretenait avec cet auteur. Pourtant, il ne faut pas surestimer
l'impact actuel de Walser; un effet de rattrapage ne peut
pas lui faire tort. Et la place que l'on fait à Walser
n'est pas prise à quelqu'un d'autre. A Bienne, sa ville
natale, on aurait pu rebaptiser une place importante en son
honneur, par exemple la Place Centrale, ou bien la Place Général
Guisan. Mais on a préféré lui attribuer
une nouvelle place, créée sur un terrain vague
à l'ouest de la gare. Attendons donc sereinement la
fin de cette année commémorative: un conseiller
fédéral est certes annoncé sur la tombe
de Walser pour le 25 décembre, mais lors du décès
de Gottfried Keller, en 1890, c'est le Conseil fédéral
in corpore qui assistait à la cérémonie.
La statue paradoxale du poète vagabond n'est pas encore
coulée.
En ce sens, l'exposition d'une série
de microgrammes visibles à la Fondation Bodmer m'inquiétait
un peu, en même temps que je m'en réjouissais:
je craignais une fétichisation de ces documents. Mais
une fois sur place, et en dépit d'une muséographie
effectivement propre à les sacraliser, ces objets m'ont
vivement ému, réinscrivant (dans ma subjectivité)
le "mythe Walser" dans le réel, la matière,
la réalité professionnelle et éditoriale
de l'auteur. Comment avez-vous, de votre côté,
perçu cette exposition?
C'est une présentation très
réussie, et cela non seulement sur le plan de l'esthétique,
très pure et quelque peu sacralisante. Car dans ces
lieux, Walser rattrape enfin la grande tradition de l'écriture
mondiale, du manuscrit précieux au livre rare. Il en
fait partie, car ses microgrammes sont la conséquence
extrême d'une démarche d'écriture qui
doit se créer un espace privé, si elle veut
être productive - c'est le "territoire du crayon".
Pourtant, ce territoire, dans lequel cette exposition nous
plonge d'une manière très sensitive, n'est qu'une
face d'un système de production littéraire.
Il avait son complément dans le "territoire du
journal", pour lequel Walser copiait au net les textes
qu'il estimait publiables. Le "système du crayon",
dans cette perspective, est alors une conséquence tout
à fait rationnelle de sa situation d'écrivain,
et il lui a permis de déployer une créativité
inouïe dans les années bernoises. Pourtant, il
reste un paradoxe magnifique et heureux dans cette exposition
: la face cachée de ce système est maintenant
exposée au grand public, par ces feuillets si éphémères
devenus pourtant si précieux, tandis que les journaux,
qui rendaient les textes de Walser accessibles aux lecteurs
de Berlin, Francfort, Prague ou Zurich à l'époque,
se sont volatilisés depuis longtemps.
La remarque de Nizon à laquelle
j'ai fait allusion tout-à-l'heure exemplifie, comme
vous l'avez relevé, un ultérieur paradoxe walsérien:
ses lecteurs veulent le plus souvent entretenir avec lui une
relation intime, alors même que justement, il ne se
livre jamais...
Peter Bichsel s'est également
prononcé dans le même sens, tout récemment:
il ne veut pas faire partie d'une confrérie de Walseriens,
il ne veut pas se prosterner devant un autel communautaire,
il réclame son Walser pour lui tout seul. Certes, on
peut attribuer ce désir d'intimité à
la légende de l'écrivain solitaire, que l'on
souhaite rencontrer seul sur l'une de ses promenades, pour
échanger avec lui les secrets de sa solitude - selon
le modèle des entretiens que nous a livrés Carl
Seelig dans ses Promenades avec Robert Walser : maintenant,
chaque lecteur aimerait bien se trouver à sa place.
Mais il y a une autre raison à ce rapport privilégié
que Walser semble établir avec tout lecteur: son écriture
se veut une lettre infinie adressée à un lecteur
potentiel, une communication très " orale "
qui le tient et l'entretient - conformément au souhait
des rédacteurs de journaux pour qui le " feuilleton
" doit fidéliser le lecteur. Le fait que Walser
a des lecteurs si fidèles et assidus témoigne
donc de la réussite de ce programme, qu'il explicite
par ailleurs dans La promenade: "Jamais sans doute
auteur n'a pensé à ses lecteurs avec autant
d'affection et avec une mansuétude aussi constante
et immuable."
En cette année jubilaire,
deux traductions françaises, en particulier, ont paru:
Petits textes poétiques (Gallimard), puis Vie
de Poète (Zoé). Les trois recueils de proses
brèves composés par Walser lui-même durant
la période biennoise sont donc désormais disponibles
en français (Seeland, le troisième de
ces recueils, ayant paru en 2005 chez Zoé). A quoi
cette période biennoise correspond-elle artistiquement
pour Walser?
Walser, en retournant dans sa ville
natale après un long séjour à Berlin,
semble revenir à ses premières sources: l'inspiration
par le paysage, l'attention intense à l'anodin, et
une sorte de vagabondage littéraire que l'on pouvait
associer très vite au néo-romantisme, lequel
faisait fortune dans la même période. La fuite
vers la nature et le repli sur le tout petit semblaient de
mise, pendant que la Grande Guerre ravageait l'Europe tout
autour. Mais Walser, dans sa mansarde de l'Hôtel de
la Croix Bleue à Bienne, tend tout de même l'oreille
vers ces bruits contemporains. Le fameux récit La
promenade, publié en 1917 et inclus - dans une
version retravaillée - dans le recueil Seeland,
est traversé par les traces d'un présent agité,
militarisé. Le narrateur se dresse lui-même ironiquement
en " maréchal " aux commandes de son armée
de lettres. C'est ainsi que, dans ce texte également,
Walser développe, au pas du marcheur, une narration
réflexive qui anticipe les expériences littéraires
des années vingt. Il ne faut pas oublier non plus la
satire sur la bonhomie du petit-bourgeois dans un texte comme
Basta, ou un feuilleton rythmé comme Nerveux qui
vise le nerf d'une époque extrêmement tendue,
et s'éloigne d'autant plus de tout romantisme contemplatif.
Vie de poète et Petits
textes poétiques sont a priori proches: ils datent
des mêmes années et sont tous deux composés
de nombreux textes très brefs (alors que Seeland rassemblait
six proses seulement, nettement plus longues). Peut-on vous
demander une "comparaison" entre ces deux recueils?
Petits textes poétiques
date de 1914; c'est le dernier recueil que Walser a pu publier
avant la Guerre dans une maison allemande, avec l'éditeur
Kurt Wolff. Il est constitué de nombre de proses qui
avaient paru, une première fois, dans des revues allemandes,
et c'est seulement vers la fin du recueil que le retour dans
la ville natale est directement évoqué. Ce recueil
ne trahit pas encore une vraie volonté de recomposition,
mais témoigne plutôt de la volonté de
rester présent sur le marché du livre allemand.
Par contre, Vie de poète, que Walser constitue
en 1917, est un projet plus ambitieux en ce qui concerne le
choix de ses 25 proses, sous-tendu par la trajectoire biographique
de Walser. Il le considérait comme " le meilleur,
le plus lumineux, le plus poétique de tous mes livres
jusqu'ici ". Il a notamment, comme pour Seeland
qu'il compose dans la même période, soigneusement
réécrit toutes les proses pour assurer à
l'ensemble une tonalité cohérente. Cette expérience
de la productivité de la réécriture,
d'un système de création à deux étages,
me semble par ailleurs mener au " système du crayon
" que Walser a inventé probablement dans la même
période ou immédiatement après.
Walser a donc dit de Poetenleben
qu'il était son livre " le plus lumineux jusqu'ici
"
Pourtant, ce recueil, s'il commence avec une
certaine allégresse et dans des couleurs vertes, comme
vous le relevez dans la postface, se termine dans des couleurs
hivernales beaucoup plus sombres, dans la solitude. A l'image,
pourrait-on dire, d'une Schöne Müllerin,
de Dichterliebe, pour prendre un parallèle dans
l'univers du lied romantique. (Le titre même Poetenleben
fait résonner à mes oreilles des échos
mêlés des titres Dichterliebe et Frauenliebe
und -leben.) Pourtant, de même que Schubert annonçait
à ses amis sceptiques et déprimés par
tant de tristesse après la première audition
de Winterreise que ce serait un jour leur cycle préféré,
Walser affirme de Poetenleben qu'il est son livre le
plus lumineux
Une association fascinante, justement
parce que Walser ne l'établit pas lui-même. La
musique n'est pas son art de référence, il n'en
parle pas souvent, et son compositeur favori est plutôt
Mozart qu'un romantique. Mais déjà Fritz Kocher,
figure de sa première prose, décrit dans une
rédaction sous le titre " La musique " l'ambiguïté
des sentiments que provoque la musique et le désir
romantique de vouloir mourir en écoutant du piano,
pour conclure : " Quelque chose me manque quand je n'entends
pas de musique, et quand j'en entends le manque est encore
plus grand. Voilà ce que je peux dire de mieux sur
la musique. " Poetenleben est, si l'on veut bien,
une mise en texte de ce jeu avec le manque, la luminosité
poétique qui doit transpercer les ombres et la dureté
du temps présent. C'est pourquoi Walser choisit des
leitmotivs de la vie, par exemple la couleur verte qui traverse
dans différentes tonalités les textes qu'il
choisit pour ce recueil. En plus, il donne à son ensemble
des rythmes et des modulations très variés,
qui rappellent effectivement les cycles de Schubert, notamment
la Winterreise. Le tout pour constituer un ensemble
qui garde son ouverture, par la variation, et par une dynamique
horizontale qui ne s'arrête pas à la fin - ce
que j'ai essayé d'exprimer en intitulant la postface
de la traduction qui vient de paraître par " Une
vie en vingt-cinq mouvements ".
Pour conclure: avec votre livre
Robert Walser. Danser dans les marges, vous avez proposé
il y a quelques années une vision neuve de Walser,
qui défaisait notamment le mythe du promeneur candide
retiré dans sa mansarde, pour souligner combien il
était au contraire alerte et en prise avec son temps
(retrouver
la page réservée à cet ouvrage dans les
Livres du mois du Culturactif). Y a-t-il actuellement
dans la critique spécialisée d'autres visions
nouvelles de l'uvre de Walser, des perspectives fondamentalement
changées?
La connaissance de l'uvre évolue
avec l'uvre, notamment dans le domaine des microgrammes,
dont les textes inconnus ne sont intégralement transcrits
que depuis peu : grâce à des études approfondies,
on apprécie mieux les procédés novateurs
dans son système d'écriture, par exemple la
polyphonie linguistique qu'il y installe. On commence également
à comprendre les rapports internes qu'il établit
entre les différents textes du même feuillet
micrographié. Une étude approfondie présuppose
cependant une édition critique de tous les microgrammes
- un tel projet est en vue. Sur le plan de l'interprétation,
il reste des champs peu explorés : par exemple les
poèmes, qui évoluent beaucoup au niveau de leur
forme et de leur contenu, jusqu'à devenir des expériences
très personnelles dans le " territoire du crayon
". On n'y a encore que peu touché. Et il reste
ce mystère qui touche l'ensemble de son uvre
: d'un côté, elle semble un univers en soi dans
lequel les échos se multiplient dès que l'on
y entre - ce qui explique aussi pourquoi chaque lecteur peut
avoir le sentiment d'être unique et privilégié,
d'être le seul à percer les mystères de
cette oeuvre ; d'un autre côté, il s'agit d'une
uvre dispersée à l'extrême quant
aux genres littéraires qu'elle explore, mais également
quant aux lieux de sa publication. Ces dernières années,
on a encore pu trouver des textes inconnus, notamment dans
des journaux qui n'avaient pas encore été dépouillés.
C'est pourquoi nous ne pourrons probablement jamais être
sûrs de connaître les " uvres complètes
" de Walser. En plus, ses proses courtes, qui se comptent
par centaines, ont une tendance à se faire oublier
après la lecture, à s'effacer de la mémoire
comme si elles n'avaient subsisté que sur le papier
journal. L'on n'en éprouve que plus de bonheur à
découvrir et explorer cet univers, un univers en constante
expansion, toujours à nouveau.
Propos recueillis par Francesco
Biamonte
Page créée le 14.09.06
Dernière mise à jour le 15.09.06
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