Dans les
nanotextes de Patrick Moser, le narrateur raconte
comment il a cassé la figure à un écrivain,
poursuivi les transports publics de ses assiduités
épistolaires ou engagé une relation érotique
purement verbale avec une interprète lors d'une
visite guidée. Dans la vie, la vraie, il arrive
non seulement que Patrick Moser officie en tant que guide
à la villa Le Corbusier à Corseaux, mais
aussi qu'il imagine ce qui se passerait s'il saisissait
Eric-Emmanuel Schmitt au col pendant une séance
de dédicaces ou si les employés du service
clients des TL étaient capables de rédiger
autre chose que des lettres types.
Dans la fiction, il arrive à
Patrick Moser de mettre en scène un éditeur
qui refuse le manuscrit de Gustave Flaubert. L'éditeur
en question est le même Patrick Moser qui, dans
la réalité, en plus d'avoir mis au point
un cours sur la virgule chez Flaubert, est l'un des co-fondateurs
des éditions
Castagniéée, dont il porte aujourd'hui
le titre, "ronflant" selon ses propres termes,
de directeur littéraire.
Patrick Moser, le site des éditions Castagniééé
précise qu'"il n'y a pas de ligne éditoriale
connue à ce jour". Or on sent, jusque dans cette
débauche de é finaux, une volonté
de privilégier l'atypique, le décalage, tendance
qu'on retrouve par ailleurs dans vos textes. Là encore,
la frontière est floue entre votre statut d'éditeur
et celui d'auteur
En fait, les fondateurs des éditions
Castagniééé sont Stéphane Bovon,
qui est illustrateur BD, et Nathalie Compondu, qui est relieuse.
Le nom Castagniééé vient du "Petit
Baigneur" avec Louis de Funès, quand il court
en hurlant après Robert Dhéry qui s'appelle
Castagnier dans le film. Après avoir gagné
un concours, Stéphane a été invité
à participer au Festival de BD de Sierre, pour lequel
il a fallu augmenter le catalogue. C'est lui qui m'a proposé
de publier. On a fait d'abord 100 exemplaire de La Saveur
des mots artisanalement, puis on en a retiré
500 industriellement. J'était très content
d'avoir trouvé un éditeur, surtout que cela
faisait un bout de temps que j'écrivais. Comme il
a le même humour que moi, ça a tout de suite
collé. Aujourd'hui, on est une vraie maison d'édition,
on publie de la BD et des textes littéraires. Je
suis aussi en train de traduire - après Le Missionnaire
qui raconte l'histoire d'un Mormon qui a finalement de la
peine à dire "C'est ça, la vérité
" -, un autre roman de l'écrivain américain
Jon Ferguson, pas très connu ici mais primé
aux Etats-Unis.
En tant que traducteur, quel est
votre rapport à l'écriture ?
J'ai traduit des films, des trucs
sympas ; par exemple Big Fish, Gangs of New York, Im
toten Winkel: Hitlers Sekretärin. J'aime beaucoup
faire ce genre de choses, mais si c'est pour traduire des
emballages de médicament, ça non ! Et puis,
j'en suis venu à l'écriture parce que j'en
avais marre de réécrire les textes des autres,
j'avais envie d'écrire mes propres textes. Je ne
fais donc plus que de la traduction littéraire ou
cinématographique, et à côté
de ça, je passe la plus claire partie de mon temps
à écrire. Mais je m'amuse, c'est sans prise
de tête, c'est du plaisir. Une quatrième série
de nanotextes est prévue pour cet automne. Dans l'un
d'eux, je mets en scène une histoire qui m'est arrivée
entre Bratislava et Budapest: un douanier m'a explicitement
demandé de le corrompre, en me fournissant les tarifs
officiels !
Tous vos textes, dans lesquels
on retrouve la même tendance à l'autodérision,
le même regard tendrement ironique sur nos travers
et nos petites lâchetés, la même attention
à l'absurdité de certains de nos comportements,
sont donc inspirés par votre propre quotidien ?
Oui, tout est autobiographique. Tout
est de toute façon toujours autobiographique.
La Guerre des Etoiles pour Georges Lukacs, c'est autobiographique,
dans le sens où on écrit toujours par rapport
à son propre vécu. Ce qui m'inspire par exemple,
c'est la demi-seconde durant laquelle j'ai regardé
à ma droite et où j'ai vu ce que j'ai vu et
tout à coup j'imagine quelque chose à partir
de ça. Ce sont souvent des petites choses qui sont
à l'origine du nanotexte. Par exemple, j'ai écrit
Tu ne voleras point autour d'une phrase prononcée
par un copain alors qu'on parlait, en février, de
sauter dans le premier avion pour aller au soleil. Il a
dit : "Quand je sais que je dois prendre l'avion, j'appelle
tous les gens avec qui je suis en conflit pour me réconcilier".
Cette phrase, je l'ai reprise texto tellement je la trouvais
révélatrice et tellement elle contenait de
choses. Il y a aussi des débuts que j'aime bien.
Par exemple dans "Un chat qui vous ressemble",
quand je dis "Gribouille était un chat très
joueur", c'est une phrase qui dit énormément
de choses, il y beaucoup d'implicite, que je peux reprendre
après pour pousser l'absurde jusque dans les extrêmes
limites.
Au-delà de l'attention
portée aux détails et de l'observation minutieuse
des petits riens chers à certains écrivains
du moment, il y a donc une volonté critique dans
le nanotexte ?
Parfois on me dit "Ah, mais
vous faites la même chose que Delerm dans La Première
gorgée de bière". Mais je dis pas
du tout, parce que lui, il parle d'une sensation fugace,
d'un moment précis comme "la sensation des espadrilles
mouillées". Il n'y a pas d'humour chez lui.
A part l'exercice de style qui consiste à rédiger
un petit texte sur un instant fugace, je ne vois pas vraiment
l'intérêt ! Dans l'histoire du chat joueur
que ses propriétaires finissent pas faire empailler
pour qu'il cesse de griffer leurs meubles et d'abîmer
leurs chaussures, il y a une dimension critique qui passe
par un humour un peu grinçant.
On sent en effet chez vous une
prédilection pour l'humour fin-de-siècle,
mais aussi pour tout un comique cinématographique
qui joue sur l'absurde. Quelles sont vos références,
comment les conciliez-vous ?
Flaubert est le maître absolu.
De Huysmans, j'aime beaucoup A Rebours ou A vau
l'eau : la langue est splendide, et même si c'est
un peu sinistre, je trouve A rebours finalement assez
drôle. Sinon, j'adore Oscar Wilde bien sûr,
et aussi Maupassant, notamment sa façon de faire
en sorte que la fin de l'histoire rejoigne son début.
Au cinéma, je vois Woody Allen comme un maître
dans l'art du contraste et donc de la drôlerie. J'ai
vu beaucoup de films et beaucoup regardé la télévision
quand j'étais ado, je suppose donc que cela a joué
un rôle dans ma façon d'écrire.
Vous faites des lectures publiques.
Dans quelle mesure l'oralité, la perspective de lire
vos textes sur scène influence-t-elle votre écriture
?
Par exemple si j'ai le choix entre
deux synonymes, je choisirais celui qui a une meilleure
sonorité, qui a une syllabe de plus ou une syllabe
de moins en fonction du rythme que je veux donner à
la phrase. Mais c'est toujours le sens qui prime. Le vocabulaire
est assez précis, le regard est celui de l'entomologiste.
Quand je fais mes lectures, je viens habillé en noir
et prends un air grave, et les gens se disent que ça
ne va pas être très drôle. Je lis mes
textes avec un grand sérieux, et c'est le contraste
entre ma mine sérieuse et la drôlerie du propos
qui crée le comique : ça marche hyper bien,
les gens se marrent beaucoup et passent en général
une bonne soirée ! Maintenant beaucoup plus qu'au
début, j'écris donc en imaginant cet horizon
d'attente du public, souvent à haute voix pour contrôler
la sonorité, la saveur des mots, les rythmes.
C'est encore une façon
d'en revenir à Flaubert et à son fameux gueuloir.
Vous avez d'ailleurs intitulé votre premier recueil
La Saveur des mots ; quant au dernier, Tu ne voleras
point, il fonctionne sur le même jeu sémantique
qu'une campagne publicitaire d'Easy Jet actuellement placardée
sur les murs. D'où vous vient cette attention portée
à la substance phonétique et sémantique
du langage ?
J'ai vu cette campagne : il y a un
type qui s'est fait plein d'argent avec cette formule !
Blague à part, je dois dire que je souffre de la
surcorrection de l'immigré, parce que ma langue maternelle,
c'est l'allemand, et j'ai parlé allemand jusqu'à
l'âge de cinq ans. Quand je suis arrivé dans
une classe francophone, j'ai tout de suite été
attentif aux mots nouveaux, il fallait absolument que je
sache comment ils s'écrivaient, se prononçaient.
Ce tic m'est resté : quand il y a un mot que je ne
connais pas, je le mémorise, je le cherche dans un
dictionnaire. J'aime bien jouer avec la polysémie.
Une fois, après une lecture au Centre d'enseignement
professionnel de Vevey, on m'a posé la fameuse question
de savoir si l'écrivain pensait à tous les
niveaux de sens qu'on pouvait déceler dans son texte.
J'ai répondu qu'on s'en fichait, parce que s'il y
avait pensé, c'est un artisan habile, et s'il n'y
avait pas pensé, c'est un génie
parce c'était malgré tout dans son texte!
En ce qui me concerne, je suis souvent dans le cas de l'artisan
habile. Je n'ai pas la prétention de faire quelque
chose du niveau de Bouvard et Pécuchet, mais
il faut avouer que quand on a lu les deux premières
pages de ce roman, on le referme avec un profond dégoût
pour tout ce qu'on pourrait écrire à l'avenir,
en se disant à quoi bon écrire encore. J'adore
Flaubert pour son humour sous-cutané. Il dit des
choses énormes avec des phrases très simples,
qui passent comme des lettres à la poste, c'est génial
!
Est-ce qu'écrire dans cette
veine-là est une condition sine qua non pour être
publié chez Castagniééé ?
Je reçois maintenant quasiment
un manuscrit par semaine, et c'est vrai que j'ai refusé
des choses, surtout parce qu'elles n'étaient pas
drôles. On essaie quand même d'éditer
des livres qui ont une sorte d'humour décalé,
comme par exemple My Life is a Soap Opera de Frédéric
Vallotton ou Don Juan à Tahiti de Jérôme
Akinora, un pastiche drôle et intelligent de Molière,
qui va chercher très loin, ou encore les Poésies
Bonsaï de Gossip, qui sont des sortes de haïkus
suisses. Concernant le nanotexte, Yann Gerdil-Margueron
en écrivait de son côté. Je ne le connaissais
pas, mais lui s'est reconnu dans ce que j'ai écrit
pour tenter de théoriser ce nouveau genre.
Le nanotexte possède donc
suffisamment de traits définitoires pour être
considéré comme un nouveau genre, une sorte
de nouvelle forme de nouvelle. Ce n'est pas seulement une
étiquette publicitaire ?
On me dit toujours ce sont des nouvelles,
mais ce sont des nanotextes ! Le nanotexte est un sous-genre
de la nouvelle, si on veut même carrément un
genre littéraire dans le sens que par rapport à
la nouvelle, il y a beaucoup moins de description. Par contre,
le nanotexte donne à voir, c'est cinématographique
: le nanotexte serait à la littérature ce
que le film muet est au cinéma. Le cinéma
n'est pas fait que d'images, il est fait de mouvements de
caméra, de travellings, d'ambiance, de sons, de dialogues,
et là aussi : en lisant ces textes, on visualise
très bien la situation. D'ailleurs, cet été
normalement, on va adapter un de mes nanotextes et en faire
un court-métrage. Donc le nanotexte est court, mais
pas forcément, on peut l'imaginer avec 2000 pages.
En fait, c'est surtout l'écriture qui est dense.
Ça va très vite, beaucoup plus vite que dans
l'écriture habituelle où il y a des pauses,
des ellipses, des arrêts sur image. Pour résumer,
je dirais que le nanotexte est dense, polysémique,
humoristique et quintessenciel. Dans le nanotexte, en trois
phrases, il faut faire faire au lecteur trois fois le tour
du monde.
Carole Wälti
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