Au nom de nos blessures communes
Interview: plume rigoureuse et
inspirée, Anne-Lise Grobéty décline
l«Amour mode majeur» dans tous les tons.
Un beau voyage qui nous invite à revisiter les corps
et les sentiments
Cette constellation de petits textes
est-elle le fruit dune longue gestation?
Anne-Lise Grobéty: Oui, il sagit justement
de lun de ces livres que lon nécrit
pas dune traite. La première série date
de 1997, elle a été suscitée par une
émotion assez violente, assez intime. Mais il a fallu
du temps pour que jaie envie den faire quelque
chose. Jai beaucoup réfléchi, car ces
premiers jets pouvaient donner lieu à des approches
bien différentes. Ma première idée,
cétait de distinguer amour mode mineur et amour
mode majeur, lun rassemblant de petits textes, lautre
des nouvelles qui devaient répondre à la même
thématique. Cest durant la dernière
année que jai imaginé ces petits regroupements
en treize «chapitres»; ils se sont organisés
naturellement mais, jusquau dernier moment, lemplacement
des textes a fluctué.
La nature est très présente,
en relation avec le désir, le corps...
A.-L. G.: Jévoque rarement le milieu urbain,
et pas du tout dans ces textes à très forte
tonalité poétique. La nature est mon tamis
de prédilection. Cest à travers elle
que je me sens capable de faire résonner ce que jai
envie de dire. Mais elle simpose à moi sans
que je me pose la question! Un instant est capté
à travers une lumière, une couleur, un paysage...
qui sont rarement ceux des lieux où jhabite.
Le conte, façon «Il était
une fois...», a-t-il une place dans votre imaginaire?
A.-L. G.: Jaime cette notion dintemporalité.
Je situe rarement avec précision les histoires que
je raconte. Mon livre précédent, «Le
temps des mots à voix basse», est certes situé
pendant la montée du nazisme en Allemagne, mais je
marrange pour que cette localisation et cette datation
ne soient données que par des éléments
épars. Je marrange pour montrer que cette histoire
qui se déroulait à ce moment-là pourrait
se dérouler nimporte où et nimporte
quand. Car à mes yeux, il faut que chacun puisse
sapproprier les histoires.
Certaines séries sont très
courtes, avez-vous retranché des textes?
A.-L. G.: Il ne fallait pas que ce ne soit trop touffu,
mais que ce soit dense, concentré, que chaque mot
ait son juste poids. Plus le texte est court, plus on doit
arriver à le faire résonner au-delà
des mots, entre les mots. Pour moi, lun des enjeux
du texte court, de la nouvelle, cest linterstice.
Ce quon ne dit pas. Evidemment, il faut aider le lecteur
par lagencement des mots, par le rythme, il faut lui
fournir les justes balises pour quil éprouve
ce sentiment très fort de ce qui est là tout
autour, ou en germe. Du bout de sa plume, lauteur
ne doit que tracer la forme de la demi-lune tout en faisant
sentir, dans ce petit trait, la rondeur de la pleine lune.
Cest pour cette raison que jaime le texte court,
car il permet de laisser une grande liberté au lecteur.
La plupart de ces histoires sont très allusives,
on y entre très abruptement. Mais peu importe, il
faut que ce soit comme lessence dune histoire.
Limportant, cest de retrouver ce que jappelle
nos mesures, nos blessures communes.
Sans être une confession intime,
ce livre est-il plus proche de vous que dautres?
A.-L. G.: On y retrouve ma capacité dironie,
voire de cynisme. Ma capacité damour aussi,
et de souffrance. Il contient une petite panoplie où
je me reconnais beaucoup, cest vrai, cest un
livre où je suis assez moi-même. Mais cest
le sentiment damour qui permet ça, ce grand
catalogue démotions dont on vit toutes les
nuances, des plus macabres aux plus enthousiasmantes. Je
ne crois pas quil y ait de lexhibitionnisme
dans ce que je fais; peut-être parfois de limpudeur,
dans la mesure où jai à dire des choses
que les autres considèrent comme impudiques. Je suis
persuadée que lon peut tout dire, même
les pires atrocités, si on se soucie de lesthétisme:
toute impudeur doit être amenée avec une dose
de beauté. Pour ma part, jai besoin de cette
«littérarité», de cet enjeu littéraire
très fort.
On vous sent attachée à
la langue, au mot, plus quà lhistoire...
A.-L. G.: Oui. Lenjeu premier a toujours été
la forme, même si le fond, bien sûr, finit lui
aussi par être important. Comment amener les choses
sous les yeux du lecteur? Cela implique que lon prête
une très grande attention à la langue. Lauteur
a une responsabilité par rapport à la richesse
de sa langue, il doit la faire ricocher, la faire jubiler,
et non travailler de façon réductrice. La
langue, cest un organisme vivant, elle doit évoluer,
se faire le reflet des réalités socioculturelles,
économiques, éthiques. Mais attention à
ne pas lui faire perdre son âme! Lauteur doit
être un garant de la justesse de la langue. Le message
mérite dêtre relancé: on voit
aujourdhui une telle distorsion des mots, une telle
perte de sens! Cest grave, ce glissement du sens,
car il risque de répondre à un glissement
des idées, à un appauvrissement de la pensée.
Peser chaque mot, faire coller létiquette à
lobjet, cest une bataille que je macharne
à livrer.
Propos recueillis par Dominique Bosshard
«Amour mode majeur», Anne-Lise
Grobéty, éd. Bernard Campiche, 2003.
Replis de lâme
et du corps
Eveil de la nature, et des
sens, après le long engourdissement hivernal,
le printemps sied bien à lamour... Une
raison supplémentaire pour sen aller
cueillir lun des premiers fruits de la saison,
cet «Amour mode majeur» patiemment porté
à maturité par Anne-Lise Grobéty.
«Majeur, car il
tient tellement de place, induit quantité de
petits bonheurs et de souffrances», sourit
lauteur, lamour se voit dans ce recueil
décliné dans tous les tons, exploré,
jusquau fantasme, dans ses moindres replis,
ceux du corps et ceux de lâme. Volatiles,
Utiles ou Futiles, Séniles, Félines,
Graves, Funèbres, égrènent les
treize têtes de «chapitres»...
De vers épars
en courtes histoires, la plume de la Neuchâteloise
caracole, culbute, sémoustille, samuse.
Puis trempe son bec dans lencre sombre, pour
dire les meurtrissures de labandon, du rejet,
de lattente déçue. Hardie, coquine,
lévocation poétique se teinte
de bleus au cur. «Il
pleut sur mon cur comme il pleut sur la neige,
de grosses caries grises se creusent dans la denture
des champs...»,
conclut le recueil.
Attentive à la
sonorité de ses mots finement ciselés,
minutieusement soupesés, Anne-Lise Grobéty
a fait sienne lexigence dAlice Rivaz:
«Il ny a quune
seule manière de dire les choses, une seule
vraie. Il sagit de la trouver». Et
de la faire résonner, comme au fil de ce voyage
traversé déchos, au plus intime
du lecteur.
dbo
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