Alberto Nessi
"Ecrire pour dévoiler le monde"
par Daniel Maggetti
Nous devions nous rencontrer à
Zurich, juste après Noël; chacun hors de chez
soi, à mi-chemin entre nos domiciles respectifs.
On se réjouissait de se revoir, du rendez-vous donné
sous la statue bariolée du grand hall, du repas que
nous irions prendre dans une brasserie, de la promenade
que nous ferions, de notre discussion. Mais l'épidémie
de grippe et les obligations de chacun ont eu raison de
nos projets. S'il a fallu se contenter du téléphone,
du fax, du courrier, la rencontre n'en a pas moins eu lieu.
En voici les traces.
- Alberto Nessi, "poète
social": ce commentaire critique, on l'a souvent lu.
Sans doute est-il dû au fait que des ?gures de marginaux
apparaissent dans plusieurs de vos textes, et que cette
apparition est en elle-même une forme de condamnation
d'une certaine conception du progrès. Que pensez-vous
de cette étiquette? Est-elle réductrice, ou
fait-elle justement écho à l'idée que
vous vous faites du rôle et du but de la littérature?
- Je préférerais être
considéré comme un poète, et rien de
plus. Poète sans quali?catif. Ou plutôt, poète
et conteur, vu que j'ai aussi écrit des récits.
Les étiquettes, comme chacun le sait, sont mortifères.
La littérature est la meilleure arme pour détruire
les étiquettes, les clichés, les lieux communs.
Malheureusement, nous éprouvons toujours le besoin
de classer les gens, et les écrivains n'échappent
pas à la règle.
Il est vrai par ailleurs que dans
mes poèmes et dans mes récits on rencontre
des ?gures de marginaux, de gens simples, mais cela non
plus ne signi?e encore rien: il faut voir quelle est la
lumière qui les fait vivre. Pour les bouteilles de
Morandi, ce qui compte, c'est la composition, la lumière,
le rythme du coup de pinceau, les nuances des couleurs;
il en va de même pour mes personnages. A elle seule,
la thématique que l'on choisit ne peut ni garantir
la réussite d'une uvre, ni être la cause
de son échec. Et très souvent, la thématique
n'est pas un choix, elle s'impose d'elle-même à
l'artiste. Il y a des arguments et des ?gures qui, davantage
que d'autres, stimulent la créativité. Mais
cela ne dépend pas d'un programme que le poète
établirait à l'avance et auquel il voudrait
à tout prix rester ?dèle. Cela dépend
des vibrations. Si j'entre en contact avec quelqu'un qui
souffre, si je prends connaissance d'un abus, si je tombe
sur un objet abandonné, un déclic se produit
en moi. Une vibration me fait prendre la plume. Je me souviens
que, jeune adolescent, j'ai commencé à écrire
en regardant par la fenêtre de ma chambre de Chiasso
un maçon qui rentrait seul de son travail. Je ne
sais pas pourquoi. Ces choses sont en partie inexplicables.
Par la suite, naturellement, cette attention portée
au monde blessé et mis à l'écart s'est
habillée de politique, de lectures, de choix rationnels.
Mais de façon naturelle. Je ne suis pas un homme
de parti. Je me place naturellement du côté
des opprimés.
Quant au rôle de la littérature,
je pense qu'elle a pour mission de dévoiler le monde.
Chaque jour, je regarde autour de moi et j'essaie de comprendre
qui je suis, dans quel monde je vis, et ce que je fais sur
la terre avec mes semblables. La littérature m'aide
à comprendre. Certes elle me complique aussi la vie:
ce serait plus facile de se contenter des apparences. Mais
ce serait aussi ennuyeux et faux.
- A votre avis, un écrivain
doit-il avoir un rôle public, indépendamment
des livres qu'il publie? S'exprimer sur ce qui arrive autour
de lui sur le plan social ou politique, serait-ce une forme
de devoir?
- Le rôle public de l'écrivain
est tout entier dans les livres qu'il publie. Son rôle
est lié à son lexique, à ses images,
à la respiration de son style, à sa capacité
de faire naître des émotions. Son rôle
est d'avoir une voix qui ne soit pas banale: ce n'est pas
une tâche des moindres. Sa personnalité politique
se re?ète dans ce qu'il écrit et y laisse
indirectement une trace. L'écrivain suit un parcours
secret qui explore son âme, les personnes et le monde
qui l'entourent. Son uvre s'adresse à l'individu,
par-delà tout schéma, par-delà les
institutions: c'est là que réside son importance
politique. S'il prend position sur ce qui se passe autour
de lui, tant mieux; mais la position qui compte le plus,
il la prend avec ses poèmes et ses proses.
- Le Tessin d'aujourd'hui, ce Tessin
où vous vivez et écrivez, apparaît,
vu de l'extérieur, comme une région aux prises
avec de nombreux problèmes d'adaptation: en porte-à-faux
entre un passé (y compris politique) non encore réglé,
et un futur incertain; à mi-chemin entre l'Italie
du Nord et la Suisse, refusant et acceptant l'une et l'autre,
suivant les voix et les moments
Comment vous situez-vous
dans ce contexte?
- Le Tessin n'est pas une île
heureuse. Il est un petit morceau d'Europe, situé
entre Milan et Zurich. Un territoire exigu, où l'on
peut observer en petit ce qui survient dans le monde. Au
cours de ces dernières années, il s'est formé
sur ce corps exigu un abcès répugnant: il
se compose d'un mélange de xénophobie, de
sexisme, de mépris pour la culture, de grossièreté
mentale et de populisme. Cet abcès s'appelle "Lega
dei Ticinesi".
Mais n'oublions pas qu'il n'est pas
né du néant. Il a surgi sur un corps qui est
celui de la Suisse italienne, la République de l'Hyperbole;
et il est le produit de murs politiques que l'on rencontre
ailleurs en Europe.
- Par rapport au Tessin d'aujourd'hui,
dont nous venons de parler, quel est le sens du Tessin du
passé? La mémoire, et tout ce qui vous a été
transmis, est une source à laquelle vous avez beaucoup
puisé, en poésie comme en prose
- Dès que quelqu'un se met
à une table et qu'il écrit un mot, il met
en branle la mémoire. J'écris "ciel"
et je pense au ciel que j'ai vu par la fenêtre il
y a deux minutes. Le ciel est déjà devenu
mémoire. L'art est l'enfant de Mnémosine,
a-t-on pu dire. Quant au passé historique, je crois
qu'il est vital de s'en souvenir pour comprendre le présent.
C'est aussi faire preuve d'humilité: écouter
les autres, prêter l'oreille à la cadence de
leur parler, écouter les morts, aussi, tout cela,
ce sont autant de signes d'humilité et d'attention
à son pays. Je suis le fruit d'un arbre généalogique,
et la sève qui me nourrit vient de racines lointaines.
J'ignore l'origine de ma manière de sentir, mais
il est certain que ceux qui sont venus avant moi ont contribué
à faire de moi ce que je suis. Je ne suis pas que
moi-même. Je suis plusieurs personnes qui sont venues
avant moi et qui vivent autour de moi. Souvent je secoue
le fardeau de mes épaules et je m'en vais en sif?otant
par les chemins et j'écris ce que j'ai envie d'écrire.
Alors, je suis moi, rien de plus. Mais dans les moments
de silence, je sens les fantômes qui se penchent à
la fenêtre de mon bureau.
- Quel est votre rapport avec ce
qu'on pourrait appeler "l'héritage culturel
tessinois"? Exemples, modèles, contre-exemples?
- Si je pense à l'adolescence,
qui est l'âge où naît la passion pour
la littérature, je me dis que la tradition tessinoise
n'a pas eu la moindre prise sur moi. Je lisais Saroyan,
Pavese, Pasolini, etc. Francesco Chiesa était un
étranger: à cette époque-là,
on aurait ressenti comme une insulte le fait d'être
traité de Francesco Chiesa
Les auteurs tessinois, je les ai
découverts plus tard. Je pourrais nommer plusieurs
écrivains et poètes tessinois que j'admire,
parmi les vivants également; mais je préfère
ne citer qu'un mort: Plinio Martini. La référence
peut paraître attendue; mais Martini, pour moi, a
été aussi un exemple positif dans sa manière
d'être écrivain, parce qu'il ne présentait
aucun des symptômes qui affectent si souvent la caste
des hommes de lettres con?ts en leurs paroisses. Il me plaisait
comme écrivain et comme homme: il avait le don de
la générosité.
- Je n'arrête pas de vous
parler du Tessin - mais n'est-ce pas une forme de paresse,
de ma part? Cette insistance vous paraît-elle comme
un ré?exe trop commode? En ce qui vous concerne,
ne vaudrait-il pas mieux s'interroger sur une autre entité
géographique, régionale et transfrontalière,
qui couvrirait grosso modo le Mendrisiotto et une partie
de la Lombardie voisine?
- En effet, nous risquons d'attraper
la migraine si nous continuons à parler du Tessin.
Nous devons parler des hommes, des femmes, du ciel que l'on
distingue à travers les arbres, du mystère
du réel, du fait que nous sommes sur terre et nous
ne savons pas pourquoi, du fait que la plupart des êtres
humains sont malheureux, du fait que l'égalité
n'existe pas, pas plus que la décence ou le respect
d'autrui.
Nous, les Tessinois, nous sommes
gâtés parce que nous parlons italien et que
nous représentons une partie de la Suisse, d'où
notre importance: sans nous, point de Confédération.
Mais cela ne signi?e rien sur le plan littéraire.
Si j'étais né à Maslianico, à
très peu de kilomètres d'ici, juste au-delà
de la frontière, vous ne vous entretiendriez pas
avec moi. Peut-être que, pour y voir un peu clair
et pour ne pas me monter la tête, je devrais me considérer
comme un citoyen de Maslianico.
- Alberto Nessi, poète et
conteur, parfois poète-conteur: est-ce que, pour
vous, un discours spéci?que correspond au genre que
vous pratiquez? Ou tentez-vous de redé?nir ces genres?
- Je cultive deux plates-bandes:
celle de la poésie et celle de la prose. Ça
vient tout seul, ça m'est naturel. J'écris
des poèmes frôlant la prose et j'écris
des histoires en prêtant très attention à
la sonorité des mots et au rythme de la phrase. J'aime
la contamination.
Je ne sais de quelle manière
je tente de redé?nir les genres littéraires.
En cours d'écriture, la poésie et les récits
acquièrent leur propre physionomie, comme s'ils étaient
des êtres vivants, des arbres, peut-être seulement
des buissons, ou de minuscules branches, voire même
que des brins d'herbe. Ce qui importe, c'est qu'ils soient
vivants, qu'ils ne soient pas que des broderies littéraires
mises là pour orner un corps sans vie.
- A l'heure actuelle, vous êtes
un des auteurs de Suisse italienne les plus connus et les
plus appréciés dans les autres régions
linguistiques du pays, grâce notamment à la
traduction de plusieurs de vos uvres. Cet état
de fait a-t-il modi?é de quelque façon votre
trajectoire d'écrivain? A-t-il eu une in?uence sur
votre statut, au Tessin et en dehors? Et sur votre uvre?
- Dans la tentative de traduction
allemande d'un poème dédié à
ma ?lle, poème dans lequel je disais que, lorsque
je la vois, "les peines les malheurs des hommes"
sont "des ombres qui ne laissent pas de traces",
dans cette traduction, donc, "les peines" (en
italien "le pene") sont devenues "le pénis"
(en italien il pene). C'est à ce moment-là
que j'ai compris que le traducteur peut être quelqu'un
de pervers
Par chance, j'ai trouvé maintenant
deux excellents traducteurs, Christian Viredaz pour le français,
Maja P?ug pour l'allemand. L'un et l'autre sont en bonne
santé, ont la tête à sa place, savent
déchiffrer l'italien et posent des questions avant
de prendre des décisions.
Le fait d'être traduit et connu
comporte une part de danger. L'écrivain peut se laisser
aller à croire que son savoir-faire est désormais
une donnée certaine, acquise une fois pour toutes;
alors que chaque entreprise d'écriture constitue
un nouveau dé?, avec sa dose de hasard et ses luttes
corps à corps avec la page blanche. Il faudrait être
conscient de cela, et écrire comme si l'on n'était
personne.
- Quel est le rapport que vous entretenez
avec la Suisse - avec les parties non italophones de la
Suisse, mais aussi avec la Suisse comme entité nationale
et politique?
- Quand je suis en Suisse allemande,
je me sens comme un militaire les soirs de sortie. En même
temps, je suis attiré par la diversité du
paysage, par l'exotisme de cette langue incompréhensible,
par les vieux buvant de la bière dans les Gasthaus,
par ces prés bien peignés et plantés
de pommiers et de poiriers qui sont autant de promesses
de bonnes eaux-de-vie. J'aime les petites localités,
comme Niederbipp que j'ai découvert à travers
le grand Gerhard Meier, dont j'ai lu les uvres traduites
en français. A propos: quand pourra-t-on en?n le
lire en italien?
En Suisse romande, je me sens plus
à l'aise, je regarde autour de moi d'un air de complicité.
Mais la Suisse comme entité nationale et politique,
c'est tout récemment que je l'ai vraiment ressentie
pour la première fois, à travers le texte
du rapport Bergier.
Traduction : Daniel Maggetti
Feuxcroisés 2 (2000)
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