Le Long Eté
Lorenzo Pestelli dans les replis de l'Asie
Le Long Été est une
architecture lyrique d'un demi-millier de pages, composée
de fragments polymorphes qui semblent avoir poussé
comme des lichens au fil du voyage et sur l'écran
du souvenir, portant la marque de l'improvisation et d'un
grand travail formel à la fois. A travers dix-sept
chapitres pour dix-sept destinations, écrits entre
'64 et '68, mais tendus par la composition du livre sur
l'arc métaphorique d'une journée que scandent
de l'aube au crépuscule les animaux du zodiaque chinois
(l'oeuvre comprend ainsi huit parties, de l'"Heure
du Tigre" à l'"Heure du Chien"), Lorenzo
Pestelli laisse surgir et travaille des bribes du voyage
qui l'a conduit, en quatre années, à travers
la Chine, l'Asie du sud-est, l'Indonésie, l'Inde
et l'Himalaya, avant de retrouver l'Italie natale et la
Suisse, où il s'est établi jusqu'à
sa mort accidentelle en 1977. Multipliant citations et exergues
dans lesquelles Marco Polo tient la première place
à côté de Segalen, Michaux, Ho Chi Minh,
Eschyle, des poètes de l'Extrême-Orient ancien,
etc., Lorenzo Pestelli nous livre entre prose et poésie
une écriture baroque et dense, touffue, sensuelle
et multiforme, qui invente et explore ses styles, ses genres
littéraires et sa composition, et parcourt en boucle
avec un étrange mélange d'aigreur et d'amour
du monde les sentiments de la solitude, de l'incommunicabilité,
du démembrement de l'identité.
Le parcours commence dans une Chine
Populaire que Pestelli a manifestement idéalisée
avant même d'y entrer, chargé comme il l'est
en début de voyage d'illusions romantiques sur la
fraternité entre les hommes, et animé d'une
vive foi marxiste révolutionnaire qui ne le quittera
pas, mais qui ne trouvera jamais de réalisation.
Croyant trouver un pays décloisonné et libéré,
il s'écrase amèrement dans la désillusion
d'une Chine zébrée d'interdictions, une Chine
qui l'exclut, ou aucune rencontre ne survient. Seul (malgré
la présence de ses filles et de sa compagne, que
le texte, étrangement, ne donnera presque jamais
à voir), renvoyé à lui-même par
l'impossibilité de communiquer, l'écrivain
donne ainsi à lire d'emblée des pages douloureuses
et introverties où s'expriment dans un style tourmenté
les inquiétudes qui l'accompagneront tout au long
de son voyage: "Nombreux sont ceux qui ne terminent
pas leur voyage!/Nous serons peut-être de ceux-là,
inquiets à jamais, ombres pourchassant l'avenir,
impossibles à domestiquer,/ nuages à la poursuite
de leur détresse individuelle.../"; "Et
nous mourrons peu à peu pour ne pas avoir à
quitter le pays qui nous exclut; il faudra bien, après
maints départs, répondre de notre séjour;
après avoir enjambé autant de frontières,
retrouver le fil perdu, noué à maints endroits,
îles et archipels de passage, où s'est accrochée
pendant un instant notre volonté de survivre. Mais
personne ne survit après de si nombreux départs;
tour à tour un peu de notre moi se détache
et glisse dans la brume des paysages qui s'entassent dans
la malle de l'oubli."
Le sentiment d'être enfermé
en soi-même, enfermé dans l'absence, poursuit
Pestelli partout, et c'est peut-être le principal
moteur du voyage vers une impossible abolition des frontières
intérieures et extérieures; ainsi au Japon,
où la géographie mentale de l'auteur se calque
sur ces îles et archipels qui illustrent un monde
sans sortie ni extrémité, dont on ne peut
que faire le tour.
Mais après l'autisme forcé
du chapitre chinois, l'entrée au Japon correspond
aussi, heureusement, à un point d'ouverture, à
un tournant à partir duquel le pouvoir d'évocation
de l'écriture prend le dessus pour nous conduire
au coeur de la perception du monde de Pestelli, sensible
et vibrante, tendue comme l'écran du théâtre
d'ombres javanais entre le réel et l'imaginaire:
l'écriture gagne en perméabilité, à
l'image de l'écrivain qui semble pouvoir dès
lors s'ouvrir à l'extérieur, aux atmosphères
quotidiennes parfois gorgées d'érotisme, aux
climats, aux animaux, aux éléments. Le livre
se déploie dès lors en d'infinies nuances
du regard, des visions mythiques, archétypiques et
sexuelles des paysages et de l'univers à la tendresse
immense que lui inspirent des scènes simples, et
au désir de partage et de communication dont l'auteur
sera toujours et toujours exclu, comme s'il était
fondamentalement incapable de rencontrer quelqu'un d'autre
que lui-même. Poèmes surréels et érotiques,
notes éparses, épisodes divers, éclairs
métaphysiques: le livre continue ainsi de se développer
- sans jamais sortir vraiment des circuits obsessionnels
de la solitude et de l'emprisonnement intérieur.
Quand, à la fin du voyage,
l'Occident se rapproche beaucoup plus vite que prévu,
quand le retour prend un caractère inéluctable,
alors resurgissent les interrogations de l'écrivain
sur une origine qu'il a si ardemment essayé de nier,
une identité qui devait se dissoudre et qui a subsisté
malgré tout. Des souvenirs d'enfance et de la vie
intra-utérine; puis d'étranges pages italiennes,
souvent rédigées en italien, éparses,
souvent en vers, nous conduisent jusqu'au Tessin et aux
Alpes, théâtre de la dernière scène
du voyage: les méditations de Pestelli coincé
dans une crevasse du glacier de la Ventina: face à
face avec la mort, libératrice ténébreuse,
exaltante et douce dans le fantasme littéraire, qui
franchit soudain la barrière de l'imaginaire et remonte,
froide, redoutable, insupportable, dans le réel:
comme pour sanctionner au terme du périple l'échec
d'une évasion impossible.
Publié d'abord par Bertil
Galland dans les Cahiers de la Renaissance vaudoise, longtemps
épuisé, Le Long Eté a fait l'objet
d'une très belle réédition chez Zoé
en début d'année, avec préface de Nicolas
Bouvier et postface de Jil Silberstein.
Francesco Biamonte
Passe-Muraille No 46, mai 2000
Né en Italie, de père
florentin et de mère belge, Lorenzo
Pestelli s'est établi
à Genève en 1968 où il vécut
jusqu'à sa mort.
Page créée le: 09.10.01
Dernière mise à jour le 09.10.01
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