Glasgow: Tropique de Saturne
par Kenneth White
GLASGOW REVIENT DANS ma mémoire
comme le mugissement de la sirène d'un bateau remontant
la Clyde un soir de brume, comme le refrain lancinant d'une
chanson des rues, comme un crépuscule embrasé
sur Great Western Road, comme un terrain vague sous la lune,
comme une image brouillée de pluie.
J'ai vu cette ville d'abord en termes biblico-apocalyptiques.
Il y avait de quoi. Tout près de la rue où
vivaient mes grands-parents, dans le quartier le plus sombre
et le plus déshérité de la ville, où
traînaient des Indiens lascars et des Pakistanaises,
une usine vomissait dans le ciel des flammes fuligineuses.
Et puis à chaque coin de rue ou presque, un évangéliste
prêchait un sermon dans une rhétorique baroque
et avec des accents d'épouvante sur le Ciel et l'Enfer,
la Mort dans la Vie, et, si on avait un peu de chance, la
Vie après la Mort:
"On les a jetés en prison. Oui, frères,
on les a jetés dans un donjon fétide et noir.
Et leurs corps étaient couverts des grosses plaies
qu'ils avaient reçues à cause des fouets.
Le sang coulait, le sang coulait à flots, frères.
Mais qu'ont-ils fait, frères? Ils ont chanté,
frères, ils ont chanté. Ils ont chanté
des hymnes à Dieu."
Ces rassemblements évangélistes avaient lieu
surtout le samedi soir. Autour du prêcheur, une bande
de badauds, dont la majorité étaient ivres,
et certains ivres morts. Je me rappelle un soir et un de
ces types ivres morts. À chaque fois que l'orateur
terminait une période, mon voisin s'écriait:
"Un, deux, trois, quatre, cinq." C'était
peut-être un ancien mathématicien, compter
ainsi étant le seul moyen qui lui restait pour ne
pas perdre complètement la boule.
La référence biblique est inscrite dans la
mythologie même de la ville.
Tout connaisseur de la Bible, comme moi (à l'âge
de la puberté, j'étais l'heureux propriétaire
de quinze Bibles, cadeaux de Noël), sait qu'un des
grands problèmes de l'archéologie biblique,
c'est le sort des Dix Tribus du Nord - celles qui ont disparu
de l'histoire après l'invasion du Royaume d'Israël
par les Assyriens. Selon certaines autorités reconnues
dans les annales, telles que Las Casas, le père Duran
et Rabbi Manasses, qui était Portugais, elles sont
parties pour l'Amérique, où elles se sont
installées près des Aztèques. Selon
des autorités moins connues, mais qui néanmoins
en savaient long, y compris un cousin de mon père,
ingénieur de la Marine (pour préparer ses
examens, il s'enfermait dans les W.-C., seul endroit tranquille
de la maison, qu'il appelait sa "retraite hydraulique"),
lesdites Dix Tribus se sont installées, en fait,
à Glasgow.
Tout cela explique beaucoup de choses. Pourquoi, par exemple,
mon meilleur copain à l'université s'appelait
Moïse McKenzie, calviniste kabbaliste.
Je ne sais pas d'où sont venus les White. Mon grand-père,
que je qualifierais succinctement d'existentialiste exaspéré
et de cosmo-comédien, quand il n'était pas
soldat (il se portait volontaire à chaque occasion
qui s'offrait, afin de voir le monde), sillonnait le pays
comme musicien. Il n'y en avait pas un comme lui pour jouer
Le départ d'Aden du 42e, ou La flamme de colère
de Pierrot le Loucheux, ou Trop longtemps dans cette damnée
condition, et autres morceaux choisis de cornemuse bien
connus des connaisseurs. Ces connaisseurs de cornemuse sont
assez nombreux à Glasgow, qui est la plus grande
ville celtique du monde, et pas seulement la plus grande,
mais la plus porteuse de signes. Dublin, à côté,
est douillet et provincial.
Parmi les Celtes déboussolés, braillards et
parfois débrouillards de Glasgow, il y a bon nombre
de White. On dirait qu'ils s'y sont rassemblés, venant
de tous les coins du pays, mais surtout du Nord, où,
habillés de manière pittoresque, ils crevaient
de faim.
À l'entrée de la Nécropole de Glasgow,
un de mes lieux de prédilection, se dresse une statue
commémorant la vie d'un de ces White. Celui-ci dirigeait,
au XIXe siècle, une usine de produits chimiques.
À partir d'un minerai de fer (j'ai fait des recherches
scrupuleuses et minutieuses dans la bibliothèque
de la ville) qu'il importait de la Russie et de la Turquie,
il fabriquait un sel, utilisé dans la teinturerie,
qui prenait la forme de beaux cristaux écarlates.
Il fit fortune, fut bon père d'une famille nombreuse,
fut très actif dans la vie civique et, pour couronner
le tout, était philanthrope.
On était peut-être parents à la mode
de Bretagne. Mais peut-être pas. Car personne dans
ma famille immédiate n'a fait fortune, ni n'a eu
une carrière aussi stable, aussi exemplaire, en un
mot aussi bourgeoise. On s'intéressait à autre
chose. À la musique, notamment. Mon grand-père
composait des partitions, qu'il jetait, enragé, dans
le feu. Je n'ai jamais vu ces partitions. Mais j'en imagine
les titres: L'Écossais errant, Le vol du skua le
long de la côte, La fumée et les étoiles,
Éloge de la vallée perdue. On était
à la recherche de la musique du monde, et on allait
de désastre en désastre.
Tout cela est assez fréquent à Glasgow.
D'où un certain humour noir.
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Façades; poussière
de brique et jardins de tilleuls
Portrait de Bucarest en ville excentrique
par Raphaël Kalmy
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Le lendemain (vraiment? Ou n'est-ce pas mieux le premier
jour d'un autre voyage?), une lumière aux tons crus,
sèche, bistrée, couleur de figue, éblouit
dès son réveil le voyageur. Il s'est levé
tôt, mais n'éprouve aucune fatigue, et le brouhaha
qui remonte dans sa chambre depuis la rue lui semble contenir
en germe une merveilleuse journée. Les matins se
ressemblent partout et ceux qui comme lui font l'effort
de se réveiller tôt, sont récompensés
par le privilège d'évoluer dans le même
cocon protecteur, bercés par les mêmes bruits:
le craquement des biscottes trempées dans le lait,
les groupes d'écoliers se poursuivant sur les trottoirs,
le battement des tapis, et tant d'autres signaux caractéristiques;
là où la nuit isole et favorise la méfiance,
le matin réunit en une seule communauté des
individus que rapprochent les mêmes habitudes
Mais quelque chose de plus enivrant encore est perceptible
aujourd'hui. Serait-ce les tilleuls, dont les fleurs jaunâtres,
d'un jaune de confiserie, couronnent les cheveux du voyageur,
après que, sans prendre la peine de déjeuner,
il a commencé sa promenade? (Il faut reconnaître
que depuis sa marche sur calea Victoriei, le printemps avait
eu le loisir d'éclore!) Serait-ce les appels mélodieux
d'une jeune Tzigane: équipée d'un training
sans âge, la capuche dissimulant un fichu traditionnel,
elle fait la collecte des vieux métaux? Ne serait-ce
point avant tout le faisceau de rues au pavage arbitraire
dans quoi il s'est engagé pour descendre jusqu'à
la Dambovitza? Ce quartier, auquel on a donné le
nom de "Lipscani" ("provenant de Leipzig")
en référence à sa principale rue qui
jadis était celle où l'on écoulait
la marchandise achetée en gros dans la cité
saxonne, a longtemps présenté la forme d'une
espèce de souk balkanique. En tuant le petit commerce,
la dictature communiste a également tué ce
milieu cosmopolite où des marchands grecs, juifs
ou arméniens guettaient le client comme une proie
devant des boutiques intitulées en français:
"Au chic de Paris" ou "Le monde élégant";
au surplus, dans la perspective de bientôt "systématiser"
Lipscani, résidu de l'ancienne culture bourgeoise,
en y construisant des tours, on laissa se détériorer
les admirables demeures qui bordent ses rues, la plupart
bâties au dix-neuvième siècle, et toutes
soulignées par une ornementation souvent excentrique,
parfois délirante, qui ici n'alourdit pas comme elle
fait sur les monuments de calea Victoriei, mais au contraire
donne une leçon de liberté; là où
il n'y a nulle aspiration au bon goût, ni envie d'en
imposer, le mauvais goût n'existe pas - ne reste que
le mélange, total et décomplexé, de
tous les styles: Renaissance et baroque, inspiration paysanne,
citations rococo, mauresques ou encore vénitiennes,
et influence byzantine partout! La dictature est tombée
sans avoir eu le temps de réaliser son projet; cela
n'a pas suffi, toutefois, à ralentir le mécanisme
de décrépitude qui avait été
mis en place. Le quartier est maintenant un grand malade,
que faute d'argent on ne soigne pas. Certaines maisons n'ont
plus que la peau sur les os, c'est-à-dire une façade
aux cariatides décapitées, aux fenêtres
surmontées d'un fronton crevassé et dont les
vitres sont rafistolées avec du scotch, aux balcons
prêts à rejoindre le sol. Comme à l'idée
du tremblement de terre qui les emportera toutes, elles
sursautent, angoissées, au passage des voitures trottant
sur les pavés
Peut-être est-il préférable
de ne pas chercher à savoir ce qu'elles dissimulent
à l'intérieur: l'on y accède par un
réseau de cours et d'escaliers qui tient du labyrinthe!
De nombreuses familles tziganes occupent ces ruines dans
des conditions que l'on devine d'une précarité
absolue, mais l'aspect authentique et pittoresque de Lipscani
commence à attirer certains investisseurs, qui ouvrent
là restaurants ou boîtes de nuit ciblant une
clientèle huppée. Quelques maisons sont ainsi
rénovées à grands frais. Il est aussi
question d'un plan de réaménagement plus vaste,
dont la mise à exécution est retardée
par le manque de financements. Mais sur ce point, le voyageur
que nous suivons, ensorcelé par le charme poussiéreux
des rues de la vieille ville, émettra une opinion
radicalement différente de celle que la raison élémentaire
pourrait lui souffler, et quand Lipscani sera devenu un
patrimoine bichonné, il regrettera l'ivresse terreuse
procurée par ce quartier auparavant, l'odeur âcre
des briques, les teintes pâles et nuancées,
le maintien noble de ce qui a survécu à toutes
les catastrophes, naturelles ou non. Nul doute qu'alors,
les citoyens de bonne volonté n'en viennent à
lui reprocher cette attitude: qu'il leur suffise d'admettre
que son opinion n'est qu'un sentiment lié au goût
et que le goût ne se commande pas; le sentimental
ne tâchant point à élever sa préférence
au rang de programme civique, pourquoi lui chercher mauvaise
querelle?
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Venise, en touriste
par Bertrand Lévy
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À la Furatola, dans le quartier du Dorsoduro, le
garçon m'explique qu'il ne faut jamais ajouter de
citron à du poisson grillé, (daurade du jour).
Il y a treize ou quatorze ans, je mangeais ici des seiches
au risotto. Le restaurant, avec ses filets de pêche,
n'a pas changé. Pensé à D. qui m'a
introduit à ce monde: encadrement d'art, meubles
et masques anciens, papier peint. Je sortais de ma période
américaine quand Venise a constitué l'étape
décisive du basculement vers les valeurs européennes
et artisanales. C'est à Venise que j'ai pris la décision
définitive d'abandonner mes baskets et d'acquérir
une serviette de cuir cousue main - vers le Rialto. J'ai
revu la même serviette portée par un homme
de lettres, le long du quai des bouquinistes à Paris,
mais elle était plus fatiguée que la mienne.
C'est qu'il ne l'avait pas cirée régulièrement!
L'hôtel P. est l'exemple même de l'élitisation
du tourisme. On saisit ici l'accélération
du processus. Les hôtels et pensions de quartier ont
tous subi une rénovation qui a eu pour effet de tripler
les prix en vingt ans. Au P., il y encore un puits et de
la végétation dans la cour, mais le sol des
salons d'étage, marbré à la Michel-Ange,
a été recouvert d'une moquette. Les murs étaient
peints dans ce blanc caractéristique des vieilles
maisons italiennes qui rappelle la chaux, et des gravures
anciennes ornaient les murs aux bons endroits; aujourd'hui,
des tableaux sans caractère sont accrochés
sur une tapisserie saumon. Après la rénovation
(tv dans les chambres, air climatisé), une étoile
a été ajoutée, mais le lavabo est toujours
bouché. À l'époque, des infirmières,
des étudiants épris de culture, peuplaient
l'hôtel. Le garçon de réception aimait
à parler des inondations ou des restaurants du quartier.
Aujourd'hui, un cerbère ne vous adresse même
pas un regard à l'arrivée; il vous réclame
la pièce d'identité et la carte de crédit
dont il enregistre les numéros. La clientèle
est composée de retraités américains
qui commencent par vous raconter leur vie.
Et la jeunesse? Quelques bandes éparses rôdent
autour des Quadri et de l'ex Harry's Bar. En attendant le
vaporetto de la ligne 1 qui devait me ramener à San
Tomà, je me suis renseigné au Monaco et Grand
Canale: il restait une junior suite à 990.000 lires.
Mais comment font les bourses modestes? Il existe encore
une Fondation qui abrite les jeunes artistes, mais il n'y
quasiment plus de petits hôtels bon marché.
On vous répond: exurbanisation de l'hébergement
bon marché, à Mestre voire au Lido de Ferrare.
Je veux bien, mais le charme de Venise n'est-il pas d'y
résider, de vivre son rapport au temps si particulier?
On ne saurait jouer ici à l'homme pressé:
tout est lent, le transport par-dessus tout.
(À partir de 2002, les prix hôteliers se sont
stabilisés, des lois favorisant la transformation
de demeures en hôtels; des petits palais situés
sur les canaux latéraux sont devenus des quatre et
cinq étoiles, et les chambres d'hôtes fleurissent.)
Les ruelles et les passages étroits, la nuit, contribuent
à rapprocher les corps et les âmes. La rentrée
à l'hôtel confine à l'expérience
mystique. Venise est un labyrinthe où l'on se perd
avec délectation, et puis deux ou trois repères
nous ramènent toujours vers des destinations connues:
Al Accademia, A la Stazione, Per San Marco.
Paolo Barbaro, dans Venezia. La città ritrovata,
titre traduit en français par Petit guide sentimental
de Venise(!), raconte que les jeunes Vénitiens momentanément
exilés sur la terre ferme pour leurs études
ne rêvent qu'à une chose: être repris
par la mère, non seulement pour retrouver le dimanche
son risotto ou son poisson incomparable mais parce qu'après
avoir vécu à Venise, toutes les autres villes
sont inférieures sur le plan de la conductivité
des souvenirs. On (re)devient vénitien en une ou
deux heures (Sartre). Une fois à Venise, plus besoin
de voyager; le monde vient à vous. Un tour entre
les Terre Perse et la digue des Alberoni, c'est un coup
d'il jeté sur le monde à partir de l'eau.
Pourquoi à nouveau Venise? Parce que j'ai de plus
en plus conscience que je ne découvrirai rien en
Europe qui dépasse mes quelques lieux de prédilection:
le Monte Brè au-dessus de Lugano, Venise, Sienne,
Cortona et Simi, ma Venise égéenne. À
partir d'un certain âge, le plaisir principal n'est
plus celui de la découverte, mais celui de revenir
sur ses pas, une reconnaissance de ce que l'on a été
à travers la revisitation de quelques lieux. Certains
appellent cela le voyage psychocentrique, opposé
au voyage allocentrique, qui vise à la découverte
de ce qui est autre, exotique et lointain. En fait, les
deux composantes se mêlent à Venise.
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