C.F. Ramuz
Journal, tome 1, 1895-1903, Journal, notes
et brouillons.
Texte établi et annoté par Daniel Maggetti et Laura Saggiorato,
Editions Slatkine, 2005
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Retrouvez également
Charles Ferdinand Ramuz
dans nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.
C.F. Ramuz
/ Journal |
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20 janvier [1944]
J'ai collé tant bien que mal dans ce cahier
les quelques notes que j'ai prises pendant que j'étais
alité. L'aventure a duré deux mois.
Mais, ce qui m'effraie à présent qu'elle
paraît finie, tout au moins momentanément,
c'est l'impossibilité où je suis de
renouer avec ce passé quoique tout récent,
de me rattacher à moi-même. J'y faisais
allusion plus haut, mais ça n'était
alors qu'une impression - aujourd'hui, c'est une constatation.
J'ai eu beau relire tout ce que j'avais écrit
avant, je n'ai pas réussi à m'y intéresser,
encore moins à m'y reconnaître. Je ne
suis pas mort, mais c'est mon passé qui est
mort. Et tout ce que j'avais entrepris de faire. Inutile
d'essayer de l'entreprendre à nouveau. Je parlais
d'une rupture : ce n'est pas assez dire, elle est
accompagnée d'une séparation. Les deux
blocs se sont détachés l'un de l'autre,
puis se dont mis à reculer en s'éloignant
toujours plus : et à présent je considère
du bord d'un abîme et de loin ce qu'il y a quelques
semaines je pouvais toucher de la main ; mieux encore[,]
ce parmi quoi j'étais. - De sorte qu'il s'agit
de mettre de côté quantité de
paperasses, désormais inutiles et de recommencer
à nouveau frais, recommencer tout[,] me recommencer
moi-même - pour combien de temps ?
Et je me demande : " Est-ce la peine ? "
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Depuis l'âge de dix-sept
ans et jusqu'à quelques mois avant sa mort.
C.F. Ramuz (1878-1947) a tenu un journal. L'écrivain
y dévoile ses doutes, y affirme ses choix,
y consigne ses innombrables campagnes d'écriture,
y revient sur les démarches nécessaires
à la réalisation de ses projets. Publiées
pour la première fois dan leur intégralité,
ces pages sont à la fois un document unique
et un témoignage saisissant sur le parcours
d'un homme inquiet, pour qui l'art et l'expression
sont les seules voies du salut.
Texte établi et annoté
par Daniel Maggetti et Laura Saggiorato
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questions à Laura Saggiorato et Daniel Maggetti, par
Pierre Lepori |
C.F. Ramuz fut un diariste régulier: assis à
sa table de travail ("Ramuz n'a jamais inscrit
sur ses tablettes des remarques prises au vol, et il n'a
pas non plus écrit en plein air"), il
a scrupuleusement noté le fil de ses journées
du 5 septembre 1895 à la fin de février
1947. Quelles ont été les difficultés
pour l'établissement du texte intégral de
ce Journal (transcription, datation incertaine, attribution
des éventuels textes parallèles au journal,
etc.)? En quoi cette pratique régulière
ressemble-t-elle ou diffère-t-elle d'autres exemples
d'écriture autobiographique?
Ramuz a classé lui-même
l'ensemble des feuillets constituant son Journal
dans des dossiers ad hoc; mis à part quelques textes
qui figuraient dans ces dossiers mais qui n'étaient
pas autobiographiques, le corpus était ainsi d'emblée
assez clairement cerné, et cela d'autant plus que
Ramuz avait repris le tout au moment de préparer
ses uvres complètes parues chez Mermod.
En dehors du corpus à proprement parler, on ne
trouve que quelques rares annotations dans un carnet et
dans une liasse, intercalées à des poèmes
de jeunesse. Le seul exemple de texte parallèle
est constitué par un agenda que Ramuz a tenu en
1908, lorsqu'il était en séjour à
Lens en Valais, agenda dans lequel on trouve des renseignements
rapides, parfois consignés de manière abrégée
ou sommaire, liés au quotidien. Les pages des années
de jeunesse, cependant, ne sont pas toujours datées
de manière précise, et Ramuz semble avoir
parfois modifié l'ordre premier - ou avoir voulu
"mettre de l'ordre", sans pouvoir garantir l'exactitude
chronologique. D'où une difficulté de classement,
à certains moments. A cela s'ajoutent des difficultés
de lecture qui vont s'estompant: le Ramuz de la maturité
a une écriture plus lisible que celui de 1896-1900.
A l'autre extrémité, pendant la guerre,
après qu'il a été victime d'une attaque,
Ramuz reprend son journal pour retrouver un fil, et ses
notations reflètent son état: elles sont
éclatées, comportent des répétitions
et des repentirs, d'où un établissement
du texte peu aisé. Une autre difficulté
s'est présentée au moment de la transcription
des nombreux brouillons de lettres des années 1920,
souvent très raturés. Par rapport à
d'autres diaristes, c'est moins la régularité
de la pratique de Ramuz que l'éventail couvert
par son écriture qui est assez exceptionnel; des
formes, des propos et des postures très différents
convergent dans un même ensemble, ce qui le rend
particulièrement intéressant.
Cette édition complète
du Journal diverge profondément des précédentes
éditions parues sous la férule de Ramuz
lui-même: son choix de publier ces carnets de son
vivant visait plutôt à une mise en valeur
de sa figure publique d'écrivain. Pourquoi cette
version intégrale est-t-elle nécessaire?
Nous livre-t-elle une image inédite ou renouvelée
de l'écrivain et de l'homme?
Cette nouvelle version est beaucoup
plus riche sur le plan documentaire; elle nous donne une
foule de renseignements sur la formation de Ramuz, ses
références, ses contacts avec le monde littéraire
et éditorial. Un exemple frappant nous est offert
par la période des années 1920, lorsque
Ramuz utilise son journal comme un recueil de brouillons
de lettres. Vu que la plupart des originaux de ces lettres
ne nous sont pas parvenus, les brouillons nous permettent
de retracer les rapports de l'écrivain avec les
éditeurs. L'édition intégrale du
Journal donne d'autre part accès, surtout
pendant les années de jeunesse, à un autre
"profil psychologique", celui d'un homme en
proie à l'hésitation, au doute, souvent
à l'angoisse. Le poids de la construction volontariste
de Ramuz comme écrivain en ressort d'autant plus
fortement.
Le Journal, dans cette
version intégrale, permet de connaître l'évolution
de la pensée et de l'image de l'écrivain
: combien, à votre avis, cette image est-elle "sincère"
ou alors "construite" par l'auteur? Comment
évolue-t-elle dans le temps? Serait-il possible
de tisser des liens - au-delà de l'étude
des sources - entre l'évolution de l'homme et le
façonnement de l'uvre ?
Ramuz n'est pas quelqu'un qui s'abandonne,
même pas dans ses textes autobiographiques; l'autocensure
et la volonté de maîtrise restent très
fortes dans ces pages. Cependant, ce désir de contrôle,
dont on voit dans ces pages la genèse et dont on
cerne mieux la nature, est lui-même indissociable
de la trajectoire de l'écrivain, y compris dans
sa détermination esthétique. Il y a donc
bel et bien un parallèle à établir
entre l'itinéraire personnel et la construction
de l'uvre, avec une tendance de plus en plus marquée
à la solitude et au retrait du monde, au profit
de l'écriture - jusqu'à ce que la maladie
et l'approche de la mort fassent vaciller les idées
jusque-là professées quant à la justesse
de ce choix - à la fois littéraire et existentiel.
Du point de vue de l'écriture, l'accès aux
manuscrits permet de constater que Ramuz écrit
avec très peu de ratures et que les repentirs sont
rares lorsque le journal lui est auto-destiné ;
par contre, quand en 1939 il l'écrit en vue de
la publication, son écriture ressemble beaucoup
(au niveau des corrections, reformulations, reprises,
etc.) à celle des uvres destinées
au public.
Outre l'image intime de Ramuz,
ce Journal propose pour la première fois
de découvrir les détails de son travail
éditorial, ses contacts avec les éditeurs
et les journaux, etc. : quelles sont les étapes
marquantes de l'évolution éditoriale, quelles
difficultés et quels réseaux allons-nous
découvrir dans les pages du Journal?
Après les premières
années, d'emblée très riches de relations
en Suisse avec les revues de la place, et même à
Paris grâce surtout à Edouard Rod, on suit
la relation avec les "Cahiers vaudois", puis
les multiples contacts avec des éditeurs suisses
et avec des milieux culturels alémaniques: Georg,
Payot, Constant Bourquin, la Revue romande, la
revue Schweizerland, Reinhart, et bien d'autres
- avec la quête permanente de solutions durables,
qui n'adviendra qu'au moment du passage chez Grasset puis
de l'engagement de Mermod. A ce moment-là cessent
plusieurs incertitudes - sur le plan pratique tout au
moins. Il faut dire cependant que Ramuz, même s'il
a traversé une phase plus difficile entre la fin
des années 1910 et 1924, grosso modo, n'a jamais
été ni dans le dénuement, ni dépourvu
de possibilités d'édition. Il s'est plutôt
attaqué à des projets qui, conjoncturellement,
n'ont pas abouti, et dont on découvre dans le Journal
les contours.
Le Journal lance la publication,
chez Slatkine, des uvres complètes
C.F.Ramuz. Jette-t-il une lumière nouvelle sur
ses uvres publiées et inédites - notamment
dans le domaine de l'étude génétique
de Ramuz? Pouvons-nous, à travers ces pages, mieux
percevoir son travail d'écrivain, ses hésitations
?
Le Journal comprend, à
la fin du 3e volume, un index des uvres de Ramuz
qui est à lui seul très parlant: le lecteur
y découvre nombre de titres jusque-là inconnus,
qui jettent un nouvel éclairage sur les antécédents
de plusieurs grands projets de l'écrivain, et qui
lèvent le voile sur des ouvrages n'ayant pas abouti
- entre autres, une dizaine de romans complets, entièrement
inédits. On voit dans le Journal Ramuz aux
prises avec ces travaux, et on comprend mieux, dans bien
des cas, les raisons de ses hésitations, voire
de ses rejets, parce qu'il les explicite, par exemple
dans le cas du roman intitulé "Madeleine",
entrepris juste après Aimé Pache
et abandonné au dernier chapitre. Toutes ces allusions
à des projets inaboutis, qu'on trouve dans notree
édition intégrale, avaient été
supprimées par Ramuz lors de la publication en
1940.
Le prochain volume des uvres
complètes de Ramuz, prévu dans le courant
de l'année 2006, livrera des textes inédits
et des ébauches: pouvez-vous dévoiler quelques
nouveautés à découvrir prochainement
dans ce volume?
Pas tellement d'ébauches
dans ce volume, mais des inédits de diverse nature:
de nombreuses nouvelles, un roman inédit, "La
Vie et la Mort de Jean-Daniel Crausaz", que Ramuz
a écrit une première fois, puis entièrement
récrit; et encore des reflets de la très
riche activité poétique du jeune écrivain,
et des conférences portant sur des auteurs du passé.
© LeCultur@ctif (Pierre
Lepori)
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Revue
de presse |
"J'ai été un lecteur enthousiaste de
Ramuz [...]. Quand je le relis maintenant ce qui m'a le
plus touché, vu mon âge, ce sont les dernières
pages du Journal. Cet homme saisi par la maladie, dont les
forces faiblissent, qui a la volonté de tout recommencer,
de s'encourager dans son Journal - de se désespérer
que les forces s'en aillent, mais à la moindre occasion
de saisir cette petite flamme qui reste encore: c'est très
émouvant [...]."
Pierre Chappuis en dialogue avec
Jean-Dominique Humbert
23.11.2005
[
] Dès l'âge de
17 ans, Ramuz tient un journal. Vers la fin de sa vie, il
en sélectionne des extraits pour une première
édition de ses Oeuvres complètes. Dans le
cadre d'une nouvelle publication de celles-ci (trente tomes
jusqu'en 2015), il a été choisi de restituer
l'entier de ce Journal, qui s'étend sur trois
tomes. "Clé de voûte" de son oeuvre,
comme le souligne le directeur du CRLR Daniel Maggetti,
ce Journal est souvent passionnant et permet de pénétrer
de manière profonde une oeuvre majeure jalonnée
de très beaux romans dont la Pléiade va favoriser
la redécouverte, comme L'amour du monde ou La beauté
sur la terre. Dans ce Journal , on découvre
un homme de plume en constante recherche - il a souvent
retouché ses romans, dont il existe au total 69 versions
différentes -, qui en avril 1897, disait: "Je
dois devenir écrivain." Un devoir qu'il a accompli
avec une admirable constance.
Stéphane Gobbo
15.10.2005
[
] A lire cette version intégrale,
on vérifie ce que l'on savait déjà
du Journal . Les événements du temps
y figurent à peine (même dans les "Choses
écrites pendant la guerre"), on n'y trouve ni
portraits ni anecdotes (la présence d'autrui est
réduite à la portion congrue) et guère
de confidences: hormis les derniers moments de son père
ou l'enterrement de son ami Fernand Chavannes, l'auteur
choisit de taire ce qui le touche de près, si l'on
en juge par les notes elliptiques sur son amour de 1907-1908
pour la jeune Valaisanne Ludivine. Quant à sa famille,
il n'en est presque jamais question - à l'exception
notable de "M. Paul" (son petit-fils Guido Olivieri),
qui remplit le Journal des années 1940. Un
portrait de l'homme se dessine néanmoins en filigrane
à travers son goût déclaré pour
la marche, sa sensibilité au retour du printemps
et à tout ce qui éclôt, son amour du
soleil et de la chaleur (même s'il est souvent malade
en été), son désir inassouvi de l'Italie
et sa détestation de l'Allemagne, son attirance pour
la musique aussi bien que pour la peinture, ses nombreuses
lectures (parmi lesquelles celle de Nietzsche dans l'original),
son besoin de contemplation, sa recherche de la solitude
et d'une vie réglée propices à l'écriture,
le soin avec lequel il tient ses archives tout en se livrant
à plusieurs autodafés de papiers. Et aussi
son acharnement au travail, ses doutes incessants sur la
valeur de ce qu'il fait (un de ses mots récurrents
est "dégoût"), ses perpétuels
soucis d'argent qui nourrissent une anxiété
native, enfin son stoïcisme devant l'échec et
la maladie résumé par la formule d'acceptation
Amor fati. Mais c'est bien l'écrivain qui prend ici
toute la place. Un écrivain volontariste, qu'on voit
très tôt enfermé à sa table de
travail et se servant de son Journal comme d'un espace
pour réfléchir à ce qui lui importe
par-dessus tout: la quête, qu'il pressent longue et
n'entend pas forcer (car il croit au "génie
de la patience"), d'un ton propre qui traduise sa vision
du monde - "Ce magnifique grand style paysan dont j'ai
tant rêvé" qu'il cite quelques mois avant
sa mort. Une quête de soi qu'on suit à travers
mille et un projets ébauchés, abandonnés
et repris, parallèlement à l'uvre publiée,
remise sur le métier à chaque nouvelle édition
ou traduction. Sa méthode de travail? Ecrire d'abord
au crayon puis à l'encre, tout récrire sitôt
après le premier jet, donner le texte à la
copie et le corriger derechef, une ou plusieurs fois
Ce souci de la perfection explique le nombre d'inédits,
achevés ou non, retrouvés dans ses archives.
[
]Un mot sur l'édition critique de ce Journal
éclairé par une longue préface de Daniel
Maggetti. Le manuscrit est restitué dans sa version
première, avec indication des passages déjà
publiés. Présenté par années,
le texte est accompagné de deux types d'annotations:
en pied de page figure tout ce qui est utile à sa
compréhension, tandis que les variantes et notes
génétiques sont reportées à
la fin de chaque année. Deux lectures, directe ou
savante, sont ainsi possibles. [
]
Isabelle Martin
8.10.2005
[
] Ramuz est au cur de
cette rentrée littéraire. En plus de son arrivée
en Pléiade - les manuscrits ont été
remis en mars 2004 -, les Editions Slatkine font paraître
ce mois, dès le 12 octobre, les trois volumes de
son Journal . L'intégralité de l'uvre
de Ramuz sera publiée d'ici à 2013. Elle inclura
nouvelles, poésie, théâtre, critiques,
essais et bien sûr les romans, pour un total de 32
volumes. Il s'agit d'un projet - connu sous le nom de "
chantier Ramuz " - de longue date. La coïncidence
des deux événements est heureuse. Car les
auteurs des notices et des appendices de La Pléiade
font constamment référence au Journal
, en citant même de larges extraits.
Bretton Marc
10.10.2005
Page créée le: 29.11.05
Dernière mise à jour le: 12.12.05
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