Anne-Lise Grobéty
La Corde de mi, Bernard Campiche Editeur,
2006, 480 pages.
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Anne-Lise Grobéty /
La Corde de mi
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ISBN 2-88241-184-7
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Quand Isabelle, qui l'aime
encore trop pour ne pas emmener une grosse malle de
détresse avec elle, a quitté la maison
avec l'enfant, Marc n'a rien ressenti de particulier,
sinon quelque chose de l'ordre du destin accompli,
une satisfaction comme celle de l'entomologiste qui
vient d'endormir un très beau spécimen
de papillon avec la conscience d'avoir offert l'éternité
à cette pauvre bête éphémère.
Rien à voir donc avec un trivial sentiment
de soulagement. Ni même avec un soupçon
de souffrance. C'était dans l'ordre des choses,
un point c'est tout.
Il a tout de même forcé le bouchon d'une
des bonnes bouteilles de la cave du vieux, non pas
en signe de triomphe mais seulement pour marquer la
journée d'une pierre particulière. Gorgé
d'excellent vin (Aubin ayant refusé d'y goûter),
il a étudié avec délice la vie
des perce-oreilles ou forficules, insectes orthoptères
coureurs (de jupon ?), et appris quantité de
choses passionnantes qu'il s'empresse de communiquer
au vieux frère, insistant surtout sur le fait
que les forficules sont de très bonnes mères.
- Tu me fais penser à cet homme qui, sentant
approcher la mort dans son dos, cache sa tête
au creux des pages d'un gros livre qu'il tient devant
lui pour qu'elle ne le voie pas
Quand te décideras-tu
enfin à apprendre l'essentiel ? À apprendre
ce qui est vraiment difficile pour toi.
- Parce que vous prétendez que c'est facile
de faire tout ce que je fais ?
S'éreinter l'échine à courir
derrière la perfection, non, ce n'est pas facile,
c'est vrai.
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Je noircis peut-être un peu le portrait. N'empêche
qu'à cette époque de sa vie, mon père
devenait un malheur de moins en moins ordinaire.
La corde du mi, ultimo romanzo
di Anne-Lise Grobéty pubblicato da Campiche, si dipana
lungo un complesso ma affascinante rapporto padre-figlia:
Marc, liutaio alla ricerca dello strumento perfetto, e Luce
(la narratrice), storica dell'arte che vive a Roma. Due
mondi a confronto che Grobéty valorizza moltiplicando
temi (artistici e intimi), forme (dal diario, al dialogo,
al racconto...), toni (gravità versus allegria),
ritmi e stili (dall'espressione regionale alla poesia, alla
metafora, al parlato familiare). Fino ad arrivare a soggetti
e nodi universali quali l'amore mancato, l'amore che manca,
i legami tra l'arte e la vita.
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Entretien
avec Anne-Lise Grobéty par
Elisabeth Vust |
" Il y a des histoires qui
n'en finissent pas de vouloir qu'on les commence. Quand
vous croyez enfin les avoir laissées sur place, vous
être faits oublier d'elles, sautillé martelé,
les revoilà dans votre dos ", notez-vous dans
le préambule de ce nouveau roman
- L'histoire de la vie du luthier
- le père de Luce - me chatouillait la plume depuis
près de neuf ans. J'avais écrit un premier
jet de 250 pages environ d'un seul geste - Mongarçon
(Marc) de sa naisssance au départ de sa femme avec
l'enfant - et puis plus rien. L'abandon était doublement
consommé : Mongarçon dans son coin et moi
lâchant " La Corde de mi "
Pour écrire
d'autres choses. A plusieurs reprises, j'ai été
rattrapée par la nécessité de reprendre
cette histoire. Le premier projet allait du côté
d'une femme nouvelle (Béatitude) qui forçait,
douloureusement elle aussi, la porte de la vie de Mongarçon.
Tout ce que je peux dire, c'est que je récrivais
tout, depuis le jour de la naissance, et que je m'ennuyais
de plus en plus à chaque tentative parce que, misère,
je connaissais cette histoire par cur, et parce que
j'étais complètement insatisfaite par la seule
linéarité du récit, par l'absence de
littérarité du texte, disons ça
comme ça, même si j'avais déjà
dès le départ les caractéristiques
de sa langue particulière
Alors, pratiquement
chaque fois, je calais entre quarante et soixante pages.
Jusqu'à ce qu'une providentielle aide de Pro Helvetia
vienne me rappeler à l'ordre, m'offrant la possibilité
de prendre très vite deux mois de suite de "
retraite professionnelle ", puis d'organiser mon emploi
de façon à avoir du temps devant moi, avec
une capacité de concentration, de l'énergie
au plus long cours, me permettant de retrouver le désir
qui m'avait lancée dans cette narration. Mais surtout
de trouver enfin ce qui me manquait : une perspective de
narration entraînant un enjeu littéraire. En
fait, je me suis aperçue que je l'avais, ma "
perspective ", exactement là où j'avais
abandonné mon récit la première fois
: le bébé, la petite fille de lumière,
Luce !
Est-ce ainsi de tous vos textes,
ou certains naissent-ils pour ainsi dire d'un trait ?
- Mes premiers romans ont été
écrits pratiquement d'un seul jaillissement, et c'est
très souvent le cas des textes courts également.
Même si, après le premier jet, il y a parfois
de longs mois de " Belle-au-Bois-Dormant " - je
pense ici par exemple au Temps des mots à voix
basse, écrit très rapidement en deux ou
trois jours en 1994 et qui a mis cinq ans à trouver
sa forme et sa densité définitives.
Quel rapport entretenez-vous avec
le " je " de ce roman, avec Luce ?
- Question à laquelle je ne
peux répondre qu'évasivement parce que la
réponse pourrait être faite en deux phrases
ou mériterait tout un long développement !
Entre-deux : j'ai toujours écrit mes textes de longue
distance à la première personne, la vision
de l'ensemble a toujours été confiée
à un " je ", mais il est bien évident
que je ne suis pas chaque fois l'essentiel de ce personnage.
Alice Rivaz a très bien résumé ce paradoxe
de la relation à ses personnages : on ne sait pas
où il s'agit encore de soi et où ça
ne l'est déjà plus
A la sortie de mon
premier roman, j'avais trouvé une formule qui me
permettait, je crois, d'être toute proche de la vérité
; je disais : tout est vrai sauf l'histoire ! En ce qui
concerne Luce, il est encore trop tôt pour m'interroger
sur ce qui nous lie en profondeur. Tout ce que je sais,
c'est que sa trajectoire d'enfance, d'adolescence n'a pas
grand-chose à voir avec la mienne
Sinon que
je me suis " piquée " d'écrire assez
jeune
Je n'ai, en fait, vécu aucune des anecdotes
que je raconte à son sujet. Mais je n'oserais pour
autant affirmer que ce qu'elle ressent, exprime, en tant
qu'adolescente ou jeune femme est étranger à
mes émotions, mes difficultés à vivre,
mes convictions
Je vous pose cette question, car
je trouve difficile de ne pas vous assimiler à Luce,
de par la mise en abyme (Luce écrit un texte qui
a un temps de gestation aussi pénible que le vôtre),
et parce que sa voix (le " je ") est forte, prenante
- De toute façon, je suis
toujours la passagère clandestine de mes romans par
le fait que je ne peux m'empêcher de poursuivre une
réflexion en filigrane sur la relation à la
création, à la restitution de l'expérience,
à la vision du monde à travers la formidable
énergie renouvelable qu'est la langue. C'est surtout
cette part de moi qui passe dans le texte, puisque, en quelque
sorte, on me voit au travail. D'ailleurs, la première
page de " La Corde de mi " [cf. première
question] l'envolée sur les histoires qui vous obsèdent
jusqu'à ce que vous les mettiez en forme, que vous
les déposiez sur une page, est-ce que c'est Luce,
est-ce que c'est moi ?
C'est aussi cette ambiguïté
qui me permet de faire avancer une histoire, bien sûr.
Pleine de sentiments ambigus pour
son père, Luce oscille entre dureté et complaisance.
Ce serait tellement rassurant d'avoir eu un rapport "
normal " avec lui, alors que leur relation était
intermittente, chaotique, frustrante
Cette complaisance
et le ressassement de souvenirs mal digérés
induisent répétitions, détours, détails.
" Je traîne un peu trop ", note Luce. Elle
prend son temps, et le texte aussi, qui passe d'un genre
et d'un tempo à l'autre
- Oui, c'est un texte qui avance
en spirale, forcément on repasse plusieurs fois au-dessus
du même point avec des informations qui se lestent
à chaque passage, ça donne bien sûr
le sentiment de redites, de quelques lenteurs, mais qui
sont compensées, si l'on veut, par le rythme et la
langue très différents de la traque de Luce.
Je l'ai dit, je me suis sentie capable d'écrire cette
histoire non seulement en trouvant la perspective de vue
du personnage de Luce mais encore en choisissant la bonne
résonance, la juste distance entre les deux peaux
tendues des deux récits, le récit linéaire
de la vie père et celui de Luce qui avance et recule
dans le (presque) plus complet désordre
Pour reprendre une formule fameuse,
j'ai l'impression que vous ne mésestimez ni l'écriture
d'une aventure, ni l'aventure d'une écriture
- Si l'écriture n'est pas
une aventure, alors est-ce qu'elle vaut la peine d'être
vécue ? S'il n'y a pas prise de risque ? Je dis "
prise de risque " dans la mesure où, quand je
commence un texte qui me paraît de long cours, je
ne sais pas ce que je vais raconter. Et je dirais : je ne
sais en tout cas pas sur quoi il va déboucher. C'est
ça, l'aventure : se laisser surprendre jusqu'au bout
! Accepter les embranchements, les infléchissements
inattendus
Pour que cette tension vers reste
intacte jusqu'à la retombée finale.
Écrire est une démarche
d'élucidation pour Luce. Et pour vous ?
- Ecrire, oui, c'est toujours mettre
de l'ordre dans l'entropie intérieure. Mais ça
l'est toujours bien davantage pour les personnages que ça
ne l'est pour moi ! En tout cas, consciemment
On arrive
à brûle-pourpoint dans une situation de confusion,
d'inquiétude, voire de détresse. Et il y a
ce cheminement dans l'épaisseur, dans la couche,
c'est comme une biopsie mentale
Où se situe la Combe-Verrat,
où le père a grandi et appris son métier
de luthier ? Sur une carte imaginaire ? Que représente
ce lieu pour vous ?
- Combe-Verrat n'est pas un lieu
précis que je peux vous situer sur une carte. Il
est d'abord sur une carte de " climat " à
traverser, dans mon cosmos intérieur d'hiver jurassien,
de tourbières. Si je ne savais pas bien quelle histoire
j'allais raconter, j'étais sûre du climat,
de la lumière que j'allais devoir traverser - c'est
souvent comme ça que les choses démarrent
: une image, une sensation de paysage. Quand j'y ai pensé
plus précisément, je me suis dit que ça
pouvait être quelque part au fond de la vallée
des Ponts-de-Martel, juste avant qu'on redescende sur le
Val de Travers. Là ou ailleurs.
Propos recueillis par Elisabeth Vust
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Critique
par Elisabeth Vust |
Après les textes tout en concision d'Amour mode
majeur (cf. livre du mois), Anne-Lise Grobéty
publie un ample roman, mélodieux et prenant où
l'amour ne va pas de soi entre un père (Marc) et
sa fille (Luce), la narratrice. Luce, 30 ans, historienne
de l'art à Rome, va s'embourber au propre puis au
figuré dans la terre de ses origines. Son père,
malade à l'hôpital, lui a enjoint d'aller chercher
un étui de violon dans la vallée du haut pays
neuchâtelois où il a appris l'art de la lutherie.
Luce retombe non sans dépit dans ce rôle de
" gentille fifille " qu'elle a essayé de
tenir, avec une tendresse rageuse, entre quinze et dix-huit
ans.
À l'âge des rébellions, Luce alla du
côté du père, pénétra
dans un monde censuré par sa mère. "
Je crois que j'ai besoin qu'il m'accepte pour devenir adulte
", disait l'adolescente à sa mère, habitée
par autant de rancur envers son ex-mari qu'au premier
jour de leur séparation (Luce était bébé).
Luce voulait que son père lui parle de sa jeunesse
et de son histoire conjugale désolante. Elle s'obstina
des mois durant à prendre le train pour rendre visite
à cet homme à la recherche de l'instrument
parfait, qui aimait sans doute sa fille, mais mal(adroitement),
se fermant comme une huître dès qu'il se sentait
approché de trop près. Il eut de la peine
à être son père ; elle eut de la peine
à être sa fille. Entre tentatives d'amadouement
et coups de griffes, ils se virent régulièrement
pendant trois ans, suivis de douze ans de silence. Le pourquoi
de cette coupure est dévoilé à la fin
de ce roman qui mêle l'aujourd'hui à l'hier,
ainsi que les souvenirs de l'une (Luce) et des autres (Marc,
les frères luthiers).
" Sur quoi focaliser mon attention, quel cadrage désormais
? ". " Tenaillée entre ces couches de temps,
aux prises avec des problèmes de perspective, de
profondeur de champ ", Luce interroge le processus
de création, le geste artistique qui consiste à
représenter la réalité - à la
mettre en couleurs, mots ou notes - et questionne la notion
de véracité. Ces réflexions participent
à un récit à plusieurs épaisseurs,
à deux vies, et à deux voies, puisque les
trajectoires du père et de la fille diffèrent
presque totalement. Il a vécu dans la musique, est
resté au pays et a eu un enfant sans le vouloir vraiment.
Elle étudie l'art, s'est exilée en Italie
et semble " empêchée " de s'engager
avec un homme.
Anne-Lise Grobéty multiplie les thèmes (artistiques
et intimes), les formes (carnet, dialogue, conte, arabesque,
ellipse), les tons (gravité, allégresse),
les tempos et les styles (expression régionale, parler
familier, métaphore, poésie) dans La corde
de mi, qui est au diapason de la narratrice. Luce tourne
la douleur sur le papier jusqu'à ce qu'elle cède
- comme la tige d'une pomme pour la séparer du fruit.
Luce ressasse ; le récit prend son temps et ses aises.
Foisonnant d'inventions lexicales, de formules et d'images
longues en bouche, il déploie une langue sensuelle
et musicale, fait des tours et des détours autour
de la jeune femme, qui solde les comptes avec le passé
en se tissant une histoire de vie supportable. L'avenir
l'attend maintenant, avec, qui sait, peut-être le
désir de devenir mère.
Si la romancière continue à tracer ici une
carte du féminin commencée il y a plus de
trente ans avec Pour mourir en février (1970),
elle explore surtout le thème de la filiation, celui
de la fraternité également avec deux relations
antagonistes : celle de Marc et de son frère autiste
et celle des frères luthiers, maîtres d'apprentissage
du père. Ainsi, partant d'un lieu situé dans
" un pays de baumes, de dollines, de gouilles et de
mouilles glacées ", l'écrivain touche
à des sujets universels : l'amour manquant et manqué,
les liens entre l'art et la vie.
Elisabeth Vust
Page créée le: 12.12.06
Dernière mise à jour le: 12.12.06
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