Jean-François Sonnay vient de publier chez Bernard
Campiche Editeur, un livre tout à fait singulier
dans nos lettres: il met en scène de manière
désopilante une mission humanitaire qui se rend en
République-Centrale, aux confins de l'ancien Empire
d'Ouest en Est. La mission a pour mandat d'enquêter
sur la colonie aérée No 7 à Sebbah.
A la suite de la publication, dans un magazine de Bombay,
de photos terrifiantes, les défenseurs des droits
de la personne sont alertés et cela justifie l'envoi
d'une mission humanitaire.
Vous partez d'une situation pas
très éloignée de ce que vous pourriez
avoir rencontré, puisque vous êtes souvent
envoyé en mission humanitaire, et vous nous racontez
l'histoire de Yvan, le bazooka, les dingues et moi
sur le ton du roman picaresque tout en prévenant
vos lecteurs - qui sont avant tout des lectrices - que "ceci
n'est pas un roman". Vous pensez bien qu'avec un tel
démarrage, la personne qui vous lit ne cesse de se
poser des questions, se demande si ce que vous décrivez
est exagéré ou peut-être en deçà
de la réalité, surtout que plus on avance
plus on a l'impression d'être dans une pièce
burlesque digne d'Ubu.
Les liens complexes entre réel et imaginaire, et
la confusion qui en découle, m'ont toujours séduit
dans la forme romanesque. Cela permet de parler de la réalité
tout en prenant quelques libertés, de synthétiser,
de résumer, de focaliser l'attention du lecteur,
ce qu'on ne peut pas faire honnêtement en suivant
le cours " historique " des choses. Dire que ce
texte n'est justement pas un roman est un clin d'il,
une sorte de déni, qui me semble important à
une époque où le roman est trop souvent perçu
comme un simple miroir de la vie de l'auteur. Je suis naturellement
forcé de puiser dans mes expériences pour
écrire, mais mes histoires ne sont pas le récit
de mes expériences. Dans l'histoire d'Yvan, tout
est fictif, c'est-à-dire " fabriqué "
ou " reconstruit ", personnages comme circonstances.
Je ne me reconnais pleinement ni dans Yvan ni dans le narrateur
qui dit " moi " et, au sens propre, je n'ai jamais
vécu une histoire pareille. Cela dit, s'il y a une
dimension comique, voire satirique, avec son lot d'incongruités
et d'exagérations, c'est pourtant bien de réalité
qu'il s'agit, d'une réalité peut-être
trop horrible pour qu'on en parle " sérieusement
". J'espère que ce décalage, ce manque
de sérieux, fera davantage d'effet que le pathos
ou les bons sentiments.
Ce qui est très intéressant,
c'est la façon dont vous traitez le sujet: il y a
une distance entre Yvan, le héros de l'histoire,
et le narrateur; cela vous permet de dire les choses avec
une drôlerie décapante de sorte qu'on se prend
à éclater de rire en lisant des situations
insupportables. Face aux pesanteurs de la réalité,
était-ce pour vous la seule option?
La seule à ma portée,
en tout cas. De nos jours, les médias, les hommes
politiques, les soi-disant faiseurs d'opinion, ont un peu
trop tendance à mélanger les genres, à
confondre émotion et information, raison et sentiment,
publicité et analyse, sport et sagesse. Dans le même
temps, ils sont d'un conformisme désespérant
: pour évoquer un drame, ils n'ont que des mots dramatiques
et, pour distraire ou faire envie, ils ne pensent qu'à
du joli ou du rigolo. Je crois que les êtres humains
ont une intelligence et une sensibilité capables
de faire feu de tout bois et qu'ils méritent mieux
que ça. D'autre part, je n'ai pas le sentiment que
la parole des intellectuels, et singulièrement des
écrivains, soit vraiment entendue de nos jours. Faire
rire est une façon de surprendre et, je l'espère,
de faire réfléchir. Je demeure convaincu que
la réalité est souvent bien plus atroce que
ce qu'on peut en dire. Le rire donne juste la mesure de
l'abîme qui sépare les faits de la pensée.
Une uvre littéraire
se profile par son écriture, et là vous nous
surprenez constamment avec toutes sortes de jeux de mots,
trouvailles, qui font qu'on déguste le livre comme
une gourmandise tout en ayant l'impression que vous avez
fait de même en l'écrivant. Et cela continue
avec la géographie des lieux: il y a bien sûr
l'ancien Empire d'Ouest en Est - qu'il faut traduire par
l'ex-URSS; les "confins de l'Empire" correspondent
certainement à ces républiques des régions
ouralo-altaïques, nous sommes dans les montagnes à
Sebbah. Jusque-là, nous pouvons nous repérer.
Mais ensuite, vous utilisez toutes sortes d'appellations:
les Emirats Unis de Haute-Broye, dans le Cher-et-Chang
Lieux imaginaires bien sûr mais pourquoi ce brouillage
des repères? Existe-t-il vraiment une Haute-Broye
ou est-ce une allusion aux appellations grotesques mises
parfois en place par les Soviétiques?
Je n'ai pas voulu écrire un
texte à clé, ou alors ce serait un texte à
mille et une clés. Si je me suis en effet bien amusé
en le composant, c'est parce que je l'ai truffé d'allusions
à quantité de situations ou de personnes différentes
et que j'ai mis en parallèle ou en résonance
des choses ou des souvenirs qui n'avaient a priori rien
de commun. Pour moi, les " confins de l'empire "
rappellent davantage l'ancienne Autriche-Hongrie (rappelés
à notre mémoire par les guerres de l'ex-Yougoslavie)
que l'URSS, où je ne crois pas qu'on ait jamais employé
ce terme. Mais chaque lecteur y mettra ce qui lui chaut.
De même, il n'est pas besoin de faire des milliers
de kilomètres pour aboutir dans un trou perdu et
la Haute-Broye est une façon de brouiller les distances
; c'est aussi un clin d'il, puisqu'une journaliste
avait un jour parlé de moi (dans un quotidien lausannois)
comme d'un " écrivain de la Haute-Broye ".
Dont acte.
Les choses se terminent mal pour
Yvan, le héros de votre histoire: il ne meurt pas,
il rentre même à Paris mais il est comme hébété
de s'être laissé engluer dans une manipulation
digne des meilleurs moments de l'URSS, où la culture
du mensonge était une vertu cardinale puisque n'importe
quoi pouvait passer pour la vérité. Pensez-vous
que toutes ces monstruosités (je pense au général
Arkan, militaire grossier, sanguinaire, qui s'est fait construire
un château d'un raffinement exquis, digne de ceux
de la Loire) naissent forcément dans des pays où
des mots comme "valeurs républicaines"
ou "respect du citoyen" sont absents des dictionnaires?
Je crains hélas que les manipulations,
les sordides calculs politiques ou économiques ne
soient pas l'apanage des dictatures. Je trouve notre monde
bien hypocrite et l'on n'a jamais détruit autant
de concepts et de valeurs que depuis qu'on les emploie à
tors et à travers pour vendre de la camelote ou des
produits de luxe. Et, dans ce livre, l'économie "
folle " joue un rôle bien plus grand que les
discours politiques délirants ou les élucubrations
juridiques. Il y a aujourd'hui plein de généraux
Arkan (prononcer " arcane ") et bon nombre d'entre
eux ont de somptueuses résidences dans la démocratique
Europe. Quant à l'usage pervers de l'image comme
d'une espèce de tribunal ou de pilori, c'est une
spécialité de nombreuses chaînes de
télévision contemporaines. D'un certain point
de vue, il est souvent plus facile de reconnaître
les mensonges d'un tyran soi-disant démocrate que
de déjouer la sournoiserie d'une publicité
de voyages car, si tout le monde a tendance à se
méfier des discours politiques, personne ne se demande,
à la vue d'une plage de sable blanc, combien seront
payés les domestiques qui nous mettent le paradis
à 400 euros la semaine TTC.
Propos recueillis par Janine Massard
Page créée le: 15.12.06
Dernière mise à jour le: 15.12.06
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