Entretien
Le
chant du pays qui ne veut pas mourir
" Écrivons sinon pour
rire du moins pour nous réchauffer les doigts "
: cette boutade d'Alexandre Voisard n'a jamais abusé
personne. À septante-trois ans, le poète ajoulot
pérennise dans deux recueils à paraître
une uvre subtile et généreuse.
HIER poète militant, chantre de la cause jurassienne,
aujourd'hui un brin agacé des épithètes
tenaces qui réduisent son cheminement, sa quête,
à quelque combat politique, Alexandre Voisard "
ne s'égosille plus pour les misérables qui
n'ont pas su retenir entre leurs dents le verbe être
".
Et pourtant ! Ce ne sont pas moins
de deux livres qu'il nous offre simultanément cet
automne, L'Adieu aux abeilles, composé de sept nouvelles,
et Fables des orées et des rues, un magnifique recueil
de poèmes riches de mille et un préceptes
d'ivresse et de passion ; opus attendus en librairie dès
la mi-novembre comme des promesses de lecture apaisée.
Absolument dégagé de
toute servitude, libre comme on peut l'être quand
on est à l'écoute entière des musiques
intérieures de tous ces autres qui sont en nous,
Alexandre Voisard a très tôt tracé les
géométries de son écriture. Aujourd'hui
maître en haute terre de tous les itinéraires
entamés dans sa jeunesse : Baudelaire, Lamartine
et les surréalistes.
Marabout celtique
Pendant le conflit jurassien, d'un
côté comme de l'autre, que n'a-t-on émis
d'invectives et de louanges affublant d'épithètes
sarcastiques le poète engagé. Marabout celtique,
chaman ajoulot, thaumaturge des alpages, griot des chemins
vicinaux, invocateur séparatiste ou sourcier de la
liberté sont autant de vocables affabulateurs retraçant,
dans le Pays jurassien tout entier, le sillage de celui
qui proclamait se battre contre " l'occupant bernois
". Figure emblématique de la création
du nouveau canton, il fut avec ses regrettés compagnons
de route Jean-François Comment, Gérard Bregnard
et tant d'autres encore, à l'origine de la "
rencontre miraculeuse entre un peuple et la poésie
". Puis vint le temps du pragmatisme, l'homme fut député
au Parlement, délégué aux Affaires
culturelles jurassiennes, tout en poursuivant une uvre
littéraire dense, reconnue bien au-delà de
nos frontières.
Aujourd'hui, même si l'auteur
de L'Ode au pays qui ne veut pas mourir a choisi de vivre
en France voisine, dans le village franc-comtois de Courtelevant,
son verbe exhale plus que jamais sa terre natale, l'humus
nourricier de " cet océan de glaise ",
l'Ajoie demeurée sa " base arrière ".
Connaissant " quelques erreurs
du monde ", le Poète de la nature, Alexandre
Voisard, sait parler aux oiseaux : " Qu'y a-t-il d'ailleurs
à comprendre en dehors de l'indicible ? " Champignonneur
averti, il se console de cet automne particulièrement
avare en bolets en écoutant chanter la Vendeline
sous ses fenêtres ; le rire cristallin de la rivière
trouve de joyeux échos sous sa plume : des mots âpres
et sensuels qui fleurent les sous-bois après l'orage,
les sentiers de framboisiers et le muguet
Le funambule
du verbe sait qu'" aux rendez-vous des alluvions, la
poésie est toujours debout ".
L'homme
qui parle aux oiseaux
En prémices à la sortie
très attendue de ses deux nouveaux ouvrages, Alexandre
Voisard s'entretient avec nous.
L'Adieu aux abeilles
ou L'Adieu
aux armes ?
- Je ne tire en aucun cas ma révérence.
J'ai simplement repris l'un des titres des sept nouvelles
du recueil. Ce sont des textes très différents
les uns des autres par leur tonalité, leur esprit
une provocation ?
- On ne se refait pas, mais c'est
une provocation toute amicale, j'essaie de surprendre
Surprendre, se renouveler après
plus de quarante ans d'écriture ?
- Plutôt qu'un renouvellement,
je parlerais plutôt d'une évolution
On
évolue tous, au gré des événements,
de l'âge, des changements physiologiques du corps
Cette lente transformation de l'être et de la perception
du monde se reflète forcément dans mes textes.
Heureux d'être, aujourd'hui ?
- Bien sûr ! Tout artiste vit
dans la hantise de se répéter. Il faut faire
confiance à son destin, accepter les transformations
profondes de son être, se laisser porter par le courant
de la rivière
C'est une condition de la poésie
?
- Sans doute
la poésie
m'a emporté, d'abord comme l'eau d'un ruisseau, puis
comme les flots d'un fleuve
Un jour je me perdrai
en mer
Là c'est de l'ironie ?
- J'aime bien la plaisanterie, l'humour
est le sel de la vie
Mais, comme tout le monde, j'ai
de gros problèmes métaphysiques. Le sentiment
de vieillir pose pas mal de questions
la poésie peut être
un remède ?
- Non, la poésie est la chose
la moins utile, la moins utilitaire du monde. La poésie
est un moment suspendu. À l'image d'un coucher de
soleil, c'est quelque chose qui nous dépasse, qui
nous éblouit au sens physique du terme, une invitation
à sentir le monde autrement
fables des orées et des
rues
- Ce sont des poèmes qui racontent
des histoires, des histoires cachées, suspendues,
qui ne se terminent pas par une morale. Je n'ai pas la prétention
de vouloir expliquer quoi que ce soit ; pour le lecteur,
ces textes évoqueront sans doute d'autres choses
alors un roman
plus précisément
?
- Jamais ! C'est un métier
; il me faudrait l'apprendre, le maîtriser. Je n'en
éprouve d'ailleurs ni l'envie ni le besoin ; écrire
de temps en temps de la prose me suffit.
Des mots comme des parfums
un éther
suspendu
- Dans ma vie, j'ai essayé
d'être un être social, qui assume ses responsabilités
de père de famille et de citoyen. En poésie,
je reste foncièrement libre d'esprit, ouvert à
l'autre, à la nouveauté, à l'inconnu
En ce sens je me sens comme suspendu, c'est vrai.
Vous récusez aujourd'hui toute
étiquette, non sans vous affirmer comme " le
premier poète écologique après saint
François d'Assise ". Et vous parlez même
aux oiseaux paraît-il ?
- Parfois, quand un oiseau vient
se poser sur le bord de ma fenêtre et que j'ignore
le nom de son espèce, je lui demande qui il est
mais il ne me répond pas
" Ce sont des interrogations très concrètes,
pragmatiques, techniques. Mais il est vrai que je ne peux
vivre sans la nature, sans un sentiment d'accord profond
avec ce que François d'Assise appelait " la
création " et qu'on nomme aujourd'hui "
environnement ", " écologie ".
L'engagement
politique
Sans nostalgie, sans renier ses combats
de militant pour " la libération du Jura contre
l'occupant bernois ", aujourd'hui, Alexandre Voisard
pose un regard placide sur le passé.
Vous offrez la primeur de vos deux nouveaux
livres à Bienne
en terre bernoise
-
(dans un grand rire jovial)
En effet ! Simple hasard des calendriers et des rencontres
Où est le guerrier ?
- C'est une image quelque peu réductrice
qui me colle à la peau. J'ai vécu passionnément
les événements ; mes poèmes, qui traduisaient
mes sentiments du moment, sont une mémoire fidèle.
Mais je ne suis pas homme à me retourner indéfiniment
sur mes pas, je préfère regarder l'avenir
Vous avez été le premier
délégué à la culture du nouveau
canton, à l'époque la plus chaude de la Question
jurassienne
Aujourd'hui, Berne et Delémont
amorcent la fusion de ce poste occupé en tandem par
deux délégués, un Jurassien et une
Bernoise
les choses ont évolué, non
?
- Ce rapprochement est très
réjouissant. Nous sommes condamnés à
nous entendre. Nous avons été confrontés
à des divisions, mais notre région a une histoire
commune et un destin plus ou moins commun
plus ou moins ?
- Oui, vivre ensemble est une question
de survie. La réunification n'est pas une utopie
totale, elle est à notre portée, même
si elle ne s'inscrit pas forcément dans l'ordre des
choses. Les rapprochements actuels sont, peut-être,
une amorce de ce processus
J'ai confiance.
Pour vous paraphraser, on pourrait
dire aujourd'hui que les esprits sont plus ou moins apaisés.
Mais quelle indifférence aussi pour ce canton conquis
de haute lutte
- Je ne regrette rien, on devait
vivre cela. Mais - et là je ne parle pas seulement
de la libération du Jura - les bouleversements de
la fin du XXe siècle ont profondément changé
la vision du monde des jeunes d'aujourd'hui. Nous nous imaginions
changer le monde, nous étions portés par les
idéaux de liberté des artistes surréalistes
notamment. Les nouvelles générations ont d'autres
ambitions, plus pragmatiques
Il faut se résigner
Le monde est devenu plus complexe, plus dur, mais il implique
aussi de savoir vivre ensemble, de Boncourt à La
Neuveville et bien au-delà
Vos compagnons d'armes Jean-François
Comment, Gérard Bregnard se sont éteints dernièrement,
le Jura en est resté un peu orphelin
- Oui, j'ai perdu beaucoup de monde
en route. Je me sens parfois un peu seul. Ces artistes ont
formidablement compté, des personnalités fortes
qui laissent un grand vide.
Est-ce que la condition du poète
peut s'accommoder du combat politique ? Il y a quand même
eu un mort dans le conflit jurassien
comment peut-il
être assumé ?
- Permettez-moi de vous répondre
par une autre question. Pensez-vous qu'il soit réellement
indigne du poète de prendre part aux débats,
quelle que soit leur nature, qui passionnent ses contemporains,
ses concitoyens ? La lutte jurassienne a fait un mort ?
Il était des nôtres et j'en ai été
affecté, comme je l'aurais été s'il
avait appartenu à l'autre camp. Les questions civiques
sont de premier ordre et exigent de chacun, poète
ou non, qu'il exprime une opinion et prenne parti.
En opposant la formidable et insensée
puissance du rêve à la froide logique politique,
on pourrait se poser la question de savoir si le canton
du Jura aurait eu une âme aussi dense sans ses poètes
- Bien sûr ! On n'arrête
pas les idées, le combat était d'essence politique.
Mais l'engagement des artistes a donné La caution
Une caution que vous n'avez jamais regrettée
?
- Non, même si aujourd'hui
le Jura est un canton comme un autre. C'était une
fatalité. On a perdu un peu de temps à faire
de la gestion, des affaires ; on aurait pu prendre davantage
de risques. Alors qu'on rêvait de porter l'imagination
au pouvoir, on a beaucoup ronronné.
Aujourd'hui, vous résidez en France
voisine. Pourquoi cet exil ?
- Je vis avec ma compagne française
à Courtelevant où je peux me consacrer entièrement
à l'écriture. Ce n'est pas à proprement
parler un exil puisque je traverse la frontière pratiquement
tous les jours pour me retrouver en sol ajoulot.
Catherine Favre
17 octobre 2003
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