Ou encore :
Peut-être la tranquillité de linstant
lisse
A-t-elle permis laccès au vide
Où le seul mot attendu sera écouté
Dans tant de silence on ne ment pas (p. 31)
Si chaque nouveau recueil semble marquer une nouvelle étape
dans lexistence de lécrivain,
Le désir de la neige permet en premier lieu
de revenir vers les paysages blancs et de retrouver un regard
sur la nature qui évoque, pour ne pas dire parle
; le désir, et même davantage, la volonté
dallègement, de désencombrement (pour
reprendre une expression tirée de La
mort dun juste) sexposent avec de plus
en plus dintensité. Cest peut-être
pour cela quun conte zen soffre en exergue du
recueil et que deux poèmes insistent sur lhumble
devoir de « laver les bols ». Si lécriture
quotidienne des poèmes inaugurait le jour, la suite
sapparente à lactivité du novice,
appelé à découvrir la simplicité,
lhumilité. Comme si le mouvement du poète
était religieux ce qui ne dit rien dune
foi ou dune non-foi et attestait dune
attente analogue et essentielle dallègement.
Aussi ce désir de la
neige est-il ici celui dune pureté (disparue,
comme lenfance) « La neige na pas
de figure / Comme larbre en a une » (p. 61)
et lexpression de la volonté «
dapprendre à nêtre rien »
comme le suggèrent les vers suivants :
Ainsi japprends
A être rien
A lheure matinale où commencent à
jaillir
Des cris doiseaux
Qui seront rien quelques secondes plus tard
Dans ce temps et cet espace
Où jécris rien (p. 13)
Cependant il nest pas simple de saffranchir
de soi, le poète peut-être plus encore que
le romancier ou lessayiste le sait et le reconnaît.
Le « je » ou plutôt le «
moi » a semble-t-il toujours tendance à
vouloir réoccuper lespace, comme p.ex. lorsque
la vision dune femme montrant ses jambes conduit à
revenir à compter ses conquêtes amoureuses
. Désir dune neige qui fond inexorablement
? désespérément ? Désir dune
pureté qui ne tient pas, dun désencombrement
qui ne dure pas, quil faut toujours reprendre ? Quil
est exigeant le chemin vers soi !
Plus encore quauparavant, le poète aujourdhui
semble chasser le penseur, sen méfier, parfois
même sen moquer. Vouloir faire taire la pensée
et laisser place au vrai mot, voilà le dessein exprimé
pour celui qui murmure :
La poésie est lair de lêtre
Mortel qui se sait mortel
Je me couche sous un feu dherbes sèches
Je souffle dans ma flûte dos
Je menterre sans terre
La main posée sur mon propre crâne
Comme le bonnet du simple qui bave
Au soleil devant lasile (p. 40)
Le (mouvement du) poème invite à un nouveau
parcours (de vie), il engage à nouveaux frais, ce
qui nempêche bien pas une fois encore de célébrer
la femme et son corps. Cest la partie intitulée
« Lair à linstant » (p. 71-84)
qui réunit les poèmes érotiques, mais
cette fois-ci la neige semble avoir fondu comme le temps,
serait-ce que la relation dépasse le corps périssable
? Et lorsque la mort et la femme génèrent
les vers « Son tombeau parmi lherbe en
une autre verdure
» (p. 78) , on décèle
un hommage à Baudelaire, à « La servante
au grand cur dont vous étiez jalouse / Et qui
dort son sommeil sous une humble pelouse ».
Si, en février 2001, Jacques Chessex a perdu sa
mère (que les dernières années avaient
profondément rapproché), sa mort ne paraît
pas lavoir éloignée, bien au contraire,
tant ici est forte sa présence :
Maintenant le mort est venue
Et je tai reçue en moi
Comme on reçoit la fraîcheur de lair
ou la brise (p. 92)
Toutefois, si de lourdes questions imprégnèrent
les poèmes et la prose concernant son père
pour sen convaincre, il suffira de relire le
Portrait dune ombre
ou certains chapitres de LImparfait
, paix et tendresse filiale habitent les vers
relatifs à cette femme dont la marée de la
mémoire ramène toujours le sentiment «
que je nai pas su aimé assez » (p. 91).
Autant dire que cest en lui-même cette fois-ci
que sourd un mouvement élégiaque souvent retenu
pour dautre figures dans les précédents
recueils.
Et puis il y a les proches. Pietro Sarto ou Saura p.ex.
dont les toiles appellent les mots non pour décrire
heureusement , mais pour saisir
lil de lartiste et surtout de lami.
Quant à « Ladieu à Christian Sulser
», il se fait moins lécho dune
voix (connue de bien des auditeurs de Suisse romande) que
dune chaleur. Lamitié
trace la faculté des mots de dépasser lapparent
(les paroles de lhomme de radio) pour faire entendre
ce qui touche, la chaleur dune voix, la présence
dun être ! Autant dire que lécrit
devient ici métaphysique et dévoile ainsi
la véritable faculté de lécriture
poétique déchapper à lusure
temporelle pour appartenir au « temps sans temps »
, ce qui révèle un statut décriture
différent ? Dailleurs, si hier, la mort se
montrait parfois lourde et angoissante, lorsquelle
rôde aujourdhui, elle dicte quelques vers, mais
nentraîne ni poids ni peur comme si elle nappartenait
quau temps présent.
Cest dire quune sérénité
étrange, mais bien réelle, se dégage
de ce recueil : un homme a reconnu son désir de neige,
aujourdhui il nexige (plus) rien :
Ce matin il ny a ni demande ni réponse
Inscris-le mon âme sur le Tout
Et sur le rien
Où tu vas et doù tu viens
Inscris-le en lettres dair sur rien. (p. 37)
Jacques Chessex, Le désir de
la neige. Poèmes, Paris, Grasset, 2002, 131 p.
Serge Molla
Auteur de Jacques Chessex et la Bible
(Genève, Labor et fides,
2002)
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