Gerhard Meier
Le Canal, traduit de l'allemand par Anne Lavanchy,
Collection Littérature, Editions Zoé
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Gerhard Meier
dans nos pages consacrées aux auteurs de Suisse
Gerhard Meier/
Le Canal |
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C'est l'été au
bord du lac de Constance. Hélène W.,
une femme médecin dans la cinquantaine, est
allongée sur une chaise-longue ; l'eau clapote,
il fait chaud. On vient de lui remettre le journal
intime d'un homme qu'elle a aimé il y a trente
ans et qui vient de mourir.
Ressurgit cette époque
de grand désarroi intérieur où
ils se sont rencontrés. Isidore ne semblait
pas répondre à ses sentiments. En lisant
ses notes, Hélène tombe à plusieurs
reprises sur l'évocation de l'amour de Jivago
pour Lara, l'héroïne du grand roman de
Pasternak. Elle comprend alors qu'Isidore l'avait
aimée, mais d'un amour qui ne trouvait pas
sa place dans la réalité.
Gerhard Meier raconte cette
histoire à sa manière inimitable. Ses
personnages vivent avec la littérature dont
les héros cheminent à leurs côtés
comme des amis proches. Le pouvoir de ces êtres
issus de l'imagination rapproche et libère
ceux qui vivent dans le présent.
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Gerhard Meier a
été désigné comme «le
plus connu des inconnus de la littérature allemande»
quand il a reçu le prix Heinrich-Boll en 1999.
Né en 1917, il vit à Niederbipp, dans
la maison où il est né.
Le Canal, traduit de l'allemand
par Anne Lavanchy, Collection Littérature,
Editions Zoé
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Extrait
de Le Canal |
Le Canal - Extrait
Aujourd'hui, on se sent engourdi.
L'esprit semble ne pas vouloir s'envoler, les pensées
ne pas tourner rond, ne pas pouvoir s'élever en spirales
ou en arabesques. Et les conseillers fédéraux
ont droit à de grandes pierres tombales où
l'on inscrit simplement leur nom et, justement, " conseiller
fédéral ". Ils ont beaucoup de place,
une concession assez grande, ces conseillers fédéraux
et comme on l'a vu ils ont aussi une pierre relativement
importante. Au-dessus de cette concession où ils
profitent de tant de place, les feuilles d'érable,
après s'être détachée des couronnes,
descendent en spirale comme si elles voulaient forer le
sol. Cela a quelque chose de bouleversant... et ... pendant
que la masse de leur corps diminue, que leur chair disparaît
et se décompose, il se trouve ici une personne qui
pense à Sacco ou à Vanzetti ou plutôt
aux deux à la fois, à l'immense cadran du
réveil sur lequel la petite aiguille est déjà
sur douze tandis que la grande aiguille avance sur dix,
puis sur neuf, puis sur sept, sur six minutes avant minuit
Il y a des villes qui peuvent être considérées
comme de hauts lieux de l'art funéraire. Y sont installés
deux, trois, quatre ou cinq sculpteurs spécialisés
en monuments funéraires ainsi que des ateliers de
pierres tombales ou de décorations pour les tombes
en pierre extraite des carrières de molasse, de calcaire,
de granit ou de marbre. La taille de la pierre tombale est
un métier malsain, semble-t-il. Les pierres sciées,
polies, sculptées et ainsi de suite, dégagent
de la poussière de pierre qui s'incruste dans les
poumons et provoque la silicose, en quelque sorte une maladie
de pierre.
C'est surtout en novembre, que ces
lieux appelés cimetières, où se trouvent
les tombes des conseillers fédéraux mais aussi
celles des petites gens, peuvent avoir quelque chose de
consolateur. Les conseillers fédéraux ont
un peu plus de place que les autres, ce qui n'est que justice
puisque, dans leur vie, ils ont été tellement
mis à l'étroit par leurs lourdes responsabilités
alors que, de ce point de vue-là, l'homme modeste
est bien mieux loti. Ainsi arrive-t-il que le soleil de
novembre embellisse un blason sculpté dans la pierre,
peut-être même dans une pierre du Jura polie,
grande et surtout large, le blason légèrement
en saillie, qu'il l'éclaircisse, le patine, et que
le blason - ces expressions héraldiques ont toujours
quelque chose d'assez fascinant - acquière, sous
la lumière du soleil de la Toussaint, une certaine
chaleur, une sorte de vie. Cette harmonie entre le soleil,
le blason, la pierre et le nom des morts ne peut être
traduite par des mots, elle est plutôt un phénomène
d'ordre musical, proche de l'adagio, de certains passages
de musique pré-baroque. On se dit que la pierre a
quelque chose d'apaisant, surtout la pierre calcaire. Sans
savoir, au fond, pourquoi on est ainsi attaché aux
pierres. Peut-être est-on content qu'elles durent
si longtemps, comme les cailloux, alors que soi-même
on ne dure pas tant, que l'on débarrasse le plancher
relativement rapidement pour finir ou disparaître
quelque part dans un terrain, dans un petit carré,
peut-être à proximité de Conseillers
fédéraux qui, eux, jouissent d'un peu plus
d'espace que les autres et qui dorment sous des pierres
un peu plus lourdes.
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A
propos du roman Le Canal de Gerhard Meier, par Anne Lavanchy |
A propos du roman Le Canal
de Gerhard Meier
Anne Lavanchy, qui signe la traduction
française " Le Canal ", fréquente
et aime les textes de Meier depuis longtemps. Pour le Culturactif,
elle évoque ce livre.
Un livre
sur rien
" Ce qui me semble beau, ce
que je voudrais faire, c'est un livre sur rien. " Cette
phrase de Flaubert citée au début du roman
L'Ile des morts , troisième roman de Gerhard
Meier est valable pour toute l'uvre de l'auteur. Une
uvre qui tourne résolument le dos à
l'intrigue classique considérée comme aussi
contraignante que la vie en usine, que le monde des "
faiseurs " pour lesquels seule compte la productivité.
Gerhard Meier se détourne également du "
je " psychologique auquel nous sommes habitués.
Ses personnages, bien qu'introduits dès les premières
pages du roman, apparaissent comme des consciences captant
le monde réel. Ils sont avant tout des percevants
qui enregistrent, non pas de manière froide et mécanique
mais avec empathie, les manifestations du monde devant lesquelles
ils s'effacent.
Journal paradoxal
Installé dans une pièce,
Isidore écrit un journal paradoxal dans la mesure
où il n'utilise jamais le " je " mais le
" on ", où il ne fait pas état de
ce qui l'inquiète mais au contraire tait tout ce
qui a trait à sa personne. Lors de ces journées
de novembre, dans une des pièces de la maison vide,
au cours de cette " conversation " silencieuse
avec un clown peint par une main d'enfant, Isidore se rattache
aux élément les plus immédiats du réel
comme pour se défendre de ce qui le guette et le
ronge mais ce dont le lecteur sera informé qu'à
travers des allusions : sa maladie et la proximité
de la mort.
Des uvres d'art médiatrices
C'est dans cet espace laissé
vide, ce flottement crée entre la réalité
vécue par Isidore et ce que l'auteur veut bien en
laisser entendre, que se joue l'essentiel du roman, à
savoir l'espoir de découvrir derrière les
idées reçues et les clichés véhiculés
par la langue une autre réalité où,
par exemple, les oppositions entre vie et mort, réalité
factuelle et imagination seraient abolies.
Dans ce vide laissé par la mise en retrait de la
subjectivité , les uvres d'art prennent une
place prépondérante et jouent leur rôle
médiateur entre l'individu et ses émotions,
entre l'homme et son passé.
Construction architecturale
A propos de Gerhard Meier, la critique
a beaucoup parlé de construction musicale du texte.
En effet, dans Le Canal, la structure interne des
réponses, échos ou allusions entre les éléments
remplace la chronologie ou le déroulement linéaire.
Par exemple les lunettes posées sur un livre ou tenues
dans la main par Isidore, auxquelles il est fait allusion
d'innombrables fois, peuvent être une allusion au
signe de l'infini, le double cercle, que l'on retrouvera
dans le vol des pigeons au-dessus d'Amrain des romans ultérieurs.
Ou encore une correspondance surprenante entre certaines
peintures de Caspar David Friedrich et les photographies
des cellules du cerveau.
Mais plutôt que de parler de
construction musicale, on serait tenté d'évoquer
ici l'architecture. Isidore K ne l'a-t-il pas étudiée
? Et Hélène W., son amie d'études qui
lira son journal pendant une belle journée d'été,
n'éprouve-t-elle pas une certaine fascination pour
les bâtiments qu'elle côtoie lors de ses promenades
? Dans le roman Le Canal chaque élément
s'éclaire en fonction d'un autre élément
et par rapport à un tout. Comme si personnages, paysages,
objets, mélodies ou romans ne pouvaient exister pleinement
que lorsqu'ils étaient mis en relation avec d'autres
éléments que cela soit, par exemple, sur le
mode du thème et de ses variations, de manière
paradoxale, par opposition ou de manière allusive.
Le roman de Meier est comme un bâtiment
ou chaque détail permet au tout de tenir debout.
Ainsi, l'espace d'un livre, l'auteur arrache le monde au
hasard, à la destruction, et en donne une image cohérente,
construite jusque dans ses moindres détails. Ce texte
est traversé par des concordances secrètes
entre des éléments parfois minuscules, un
mot, un chiffre tout comme il est traversé par les
relations établies entre les choses de l'esprit et
celles de la réalité concrète, entre
la poésie et l'espace spirituel, entre les morts
et les vivants. Et ces concordances, étrangement,
nous rassurent, nous lecteurs, sur notre humanité
et notre rapport à la vie. Il en résulte un
espace d'une grande cohérence où le monde
et l'homme semblent retrouver un équilibre ancestral
et salvateur et où, comme Meier le dit d'une peinture
de Caspar David Friedrich : " Une journée est
passée et tout est intact. "
Miroitements
Ce qui fait tenir le roman, outre
ce travail sur la structure, est le travail sur la langue
auquel l'auteur demande d'évoquer la présence
du monde. Pour échapper à la perspective subjective
et au pathos du regard anthropocentrique, Meier pousse la
langue jusque dans ses ultimes retranchements. L'uvre
sur laquelle se penche le traducteur est une surface mouvante
dans les profondeurs de laquelle apparaissent et disparaissent
tour à tour des allusions, des jeux de mots, des
nuances, des échos.
Quelques exemples : il y a la musique
particulière de l'uvre qu'on a dans l'oreille
et que l'on aimerait transmettre. Elle est également
porteuse de sens. Une phrase peut être solennelle,
faire écho au langage biblique (dans la traduction
de Luther) et voilà que s'ouvre derrière une
phrase apparemment simplement descriptive toute une profondeur
de champ impossible à restituer telle quelle. A moins
de se rattraper plus tard, lorsque le français en
offre l'occasion.
Idem pour les jeux de mots, les clichés
que Meier laisse suivre leur logique propre, procédé
qui en révèle l'absurdité. Là
aussi il est souvent impossible de restituer immédiatement
ce clin d'oeil. Pourtant une opportunité s'offrira
peut-être plus avant dans le texte où l'on
introduira alors un jeu de mot, un clin d'il dans
l'esprit de l'auteur.
Il y aurait encore beaucoup à
dire sur le travail stylistique rigoureux de Gerhard Meier
qui explore la langue germanique et en joue de multiples
manières, du discours indirect à l'utilisation
du " on " si germanique et qui résonne
tout autrement en français.
Le traducteur se penche sur une surface mouvante. Voilà
une allusion, voilà un écho. Il s'en saisit,
le transcrit et fige le reflet alors que le texte original
continue son miroitement, multiple, changeant, vivant.
Par Anne Lavanchy
Page créée le: 27.01.04
Dernière mise à jour le 02.02.04
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