Entretien avec Pierre Starobinski,
par Brigitte Steudler
Pierre Starobinski, instigateur
du projet Paysages en poésie et des publications
qui en sont nées, répond aux questions de
Brigitte Steudler pour le Culturactif.
Les mots des cimes rassemble
en un très beau volume sept textes écrits
par Corinne Desarzens, Christophe Gallaz, Frédéric
Pajak, Daniel Maggetti, Jérôme Meizoz, Yves
Rosset et Thomas Bouvier. Tous différents par l'écriture,
le style et le propos, ces textes sont sous-tendus par le
thème commun de la montagne. Quels sentiments vous
étreignaient en publiant ce volume, peut-être
le point final d'un projet aussi important et vaste que
Paysages en poésie ? Quels moments forts avez-vous
retenus lors de la lecture de ces textes en juillet passé
par des comédiens, et quelles émotions différentes
ressentez-vous aujourd'hui en face de ces textes imprimés
avec un soin particulier, agrémentés en outre
d'un lavis d'Edmond Quinche?
Il faut exposer d'emblée que
ces textes sont le fruit d'une commande passée par
l'association Regards du monde aux auteurs cités.
Ils sont devenus, avec quelques autres plumes amies, les
artisans d'une grande entreprise (Paysages en poésie)
visant à préciser ou déterminer le
paysage dans une géographie donnée au travers
de diverses expressions artistiques. Je pressentais, éclairé
par les lectures de Bachelard, que la relation à
la nature et au paysage en particulier est une affaire de
sentiments individuels, en quelque sorte une somme d'impressions
préalables qui nous font percevoir notre environnement
par des filtres qui sont tout autant la famille, les origines,
les éléments. J'étais également
convaincu que le langage est, tout autant que la vue, un
sens qui nous permet de discerner le paysage, rejoignant
dans cet a priori Alain Roger et une des grandes théories
paysagères.
Ceci dit, ce qui préside au
choix de publier ou non, c'est bien entendu la qualité
des textes transmis. Ces sept textes brefs forment, à
mon avis, un très bel ensemble qui qualifie une région
au travers d'expériences personnelles, de visions
des lieux et de sentiments particuliers. Chacun de ces textes
nous entraîne dans une harmonie et une musique de
la langue singulière et tous les sept, sans aucun
doute, méritent la forme imprimée - quand
bien même le préalable de la commande visait
à produire des textes lus et diffusés sur
les ondes de la Radio Suisse Romande. Enfin, il m'est très
difficile de ne pas associer l'image au texte. J'ai cela
en moi tout naturellement, comme une évidence. S'agissant
de représenter La montagne, je me suis tourné
vers un peintre dont je connaissais la sensibilité
à fixer des éléments de la nature -
les arbres, les chemins, les pierres, les enchevêtrements
de branches- et dont très honnêtement je rêvais
de faire connaissance. C'est donc encore une fois sans aucun
doute et de manière tout à fait évidente
que je me suis tourné vers Edmond Quinche qui a accepté
de rehausser l'ouvrage de son très beau lavis.
Précédant ce recueil
de textes, a paru, portant le titre de l'ensemble de la
manifestation dont vous avez été le directeur
durant tout l'été 2004, Paysages en poésie,
somptueux dialogue entre paysages, images et textes où
vous avez eu l'idée de faire dialoguer photographes
et poètes, Thomas Flechtner et Michel Butor, Balthasar
Burkhard et Pierre Bergounioux, Hélène Binet
et Jacques Réda. Pouvez-vous nous dire ce qui a présidé
au choix du velours recouvrant la couverture du volume paru
? Avez-vous voulu apporter à cette manifestation
désormais figée et presque enfermée
dans un format aplani une dernière touche tactile
- offrir au lecteur, ancien visiteur ou participant de
Paysages en poésie une dernière sensation
de douceur en opposition aux sentiments de rudesse et d'hostilité
suscités pour certains d'entre nous par l'univers
particulier de la montagne ?
S'il était possible de figer
la neige pour en faire une matière imprimable, j'aurais
choisi une neige du type "veille poudreuse" pour
la couverture de ce livre. Une neige qui a déjà
une histoire et qui connaît une partie des secrets
de la métamorphose. Les montagnards me comprendront.
Le velours proposé par notre imprimeur m'a séduit
par la douceur de son toucher - la sensation de froid en
moins. C'est donc bien un choix esthétique avant
tout qui m'a guidé, et le souci de trouver un écrin
particulier pour enfermer les oeuvres des artistes rassemblés.
Ce qu'il faut préciser au
sujet de cet ouvrage, c'est la diversité des approches
; les choix très particuliers et les points de vue
des photographes et des auteurs. Le dialogue Réda/Binet
est, pour le moins, fascinant. D'un côté, la
définition de l'expérience quotidienne, pleine
d'humour, du poète pérégrin et de l'autre,
une suite de tableaux presque abstraits où le souci
de la matière devient le sujet premier. Cette conversation
est tout à fait surprenante. Tout comme le grand
calendrier de Michel Butor scandant un travail photographique
de Thomas Flechtner construit en forme de manifeste dénonçant
la rudesse des transformations de la montagne et les abus
des usages de la montagne.
Enfin la très belle rêverie
de Pierre Bergounioux devant ces vagues minérales,
mer figée qui donne le vertige du temps, au cours
de laquelle il convoque le souvenir de l'enfance et d'un
sifflet rêvé qui pourrait arrêter le
temps...
Ceci dit, si vous fuyez la montagne,
le froid et les éclairs, ne résistez pas à
ces pages elles ne présentent aucun danger.
Dans le premier volume de cette
trilogie éditoriale ayant émergé de
la manifestation Paysages en poésie et qui
porte le titre de Aux lumières du lieu vous
placez en incipit un texte de Rodolphe Töpffer: il
y fustige l'influence néfaste de la prolifération
d'itinéraires de toutes sortes privant le voyageur
de toute spontanéité. Je doute fort qu'Aux
lumières du lieu puisse souffrir de la même
critique, mais, pour vous-même, en quoi la préparation
de cet immense et innovant projet a-t-elle modifié
votre regard sur cette région que vous connaissiez
déjà bien ? Votre perception des lieux traversés
sera-t-elle différente dorénavant ? Ces moments
que j'imagine forts et intenses, partagés avec de
si nombreux intervenants d'horizons si opposés interféreront-ils
à jamais votre regard et votre perception de cette
région?
Dans cet incipit Töpffer fustige
la prolifération des guides et condamne le fait qu'il
n'y ait plus de découverte, "plus d'impression
vive et neuve", que tout est dévoilé
aux voyageurs. Il exclut cependant de la proscription le
bon Ebel, Murray et Joanne qui sont des ouvrages qui trouvent
grâce à ses yeux. J'espère qu'Aux lumières
du lieu aurait su plaire à Töpffer, c'est en
tout cas l'objectif que nous nous sommes fixé avec
toute l'équipe qui a oeuvré à sa réalisation.
Pour ma part, il me semblait indispensable
de compléter le grand laboratoire du paysage qu'a
été Paysages en poésie par une publication
qui rappelle que lorsque nous nous déplaçons
dans l'espace, nous nous déplaçons également
dans le temps. Qu'à une époque où la
raison du voyage est avant tout dictée par le vertige
(Caillois), la vitesse et la consommation facile, il est
d'autres valeurs dont l'histoire, l'architecture, la géologie
(la liste pourrait être plus longue) qui forment un
paysage, un territoire. Bien souvent nous en avons une conscience
diffuse.
Le rassemblement de ces itinéraires
m'a appris une masse de choses sur une région que
je croyais bien connaître et que je connaissais de
façon très lacunaire. (Par exemple, l'économie
alpestre construit un paysage. Ses modifications, dictées
par des impératifs économiques et par l'avancée
des technologies bouleversent ce même paysage. Bien
souvent nous n'y prêtons pas attention. L'ensilement
fait surgir des balles de plastics blanches ou vertes un
peu partout. L'affectation de la grange ou de la remise
évolue et cela se passe pratiquement "à
notre insu ". En certains endroits, la vache est remplacée
par le mouton et les sillons que tracent les troupeaux se
modifient. L'architecture progresse ou se fige, le tourisme
utilise et transforme, etc. Il faut une attention particulière
pour lire ces bouleversements dans le paysage).
En fait, la réalisation de
ce guide a transformé ma façon de voir, de
lire le paysage. Ce qui était essentiellement esthétique
s'est chargé de sens et de richesses. Regarder les
Tours d'Aï et de Mayens c'est contempler des moraines
et le lit d'anciens glaciers; emprunter le col de Jaman
c'est un peu faire la poste entre le Pays-d'Enhaut et les
bords du Léman, etc.
Se souvenir, prendre acte de la différence
des temps - ceux de la nature et des hommes voilà
tout le but de l'entreprise, avec l'espoir que le lecteur
partagera nos intérêts.
Propros recueillis par Brigitte
Steudler
Page créée le 07.02.05
Dernière mise à jour le 11.02.05
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