Votre livre - comme d'ailleurs
vos nouvelles - est écrit dans une langue tout à
fait singulière, proche de la langue parlée,
mais bourrée, aussi, d'inventions surprenantes. D'où
vient cette langue ?
Je viens d'un pays où la langue
est en chantier, un peu à l'instar du pays lui-même.
Toute entreprise de communication s'y heurte à la
difficulté d'arrêter une langue compréhensible
et efficace. Une conversation peut commencer en arabe tunisien,
mais elle vire en permanence vers une autre langue, qui
est d'abord un sabir, et ensuite, entre personnes lettrées,
c'est le français qui prend le dessus, avec des retours
au parler ordinaire du pays. Chacun est donc toujours en
position d'inventer sa langue. Il n'y a pas de langue standard
et structurée qui soit commune à tout le monde.
Je sais bien que toute langue est en mouvement, mais le
parler tunisien est éclaté et exclusivement
oral. Quant à mes inventions, elles sont une nécessité.
Non pas que le Robert ne me suffise pas, comme me l'a fait
remarquer une journaliste, mais il s'agit de répondre
à un ordre sémantique ou rythmique ou musical
surgissant en moi et qu'il faut donner au lecteur francophone.
Je ne fais que répondre à ces surgissements
impératifs. Par ailleurs, je me suis toujours amusé
à formuler en français telle expression idiomatique
populaire ou savante ; c'est parfois hilarant !
Vous écrivez en français,
mais la plupart de vos livres se passent en Afrique du Nord,
et plus précisément en Tunisie, où
vous êtes né. Quelle est l'importance, aujourd'hui,
pour vous de votre pays natal ?
C'est pour moi un champ privilégié
d'exploration. A travers le pays, c'est l'exploration de
soi que l'écrivain me semble chercher à atteindre.
Mon pays de naissance est la fondation sur quoi repose tout
l'édifice que j'ai bâti jusqu'à présent.
Toute mon entreprise a consisté à ne pas trahir
ce pays en ne lui donnant pas sa substance, ses couleurs,
ses odeurs. Il me fallait faire en sorte qu'on le reconnaisse,
dès la première page. Mais cela peut changer
car aujourd'hui, le nombre d'années passés
en Suisse dépasse celui que j'ai vécu en Tunisie.
Seulement, il faudrait inventer une autre langue !
Votre dernier livre, la Mort
du Sid, raconte l'histoire d'un patriarche tunisien
qui décide, à l'encontre de tous ses parents
et amis, de démanteler le patrimoine familial, pour
commencer une autre vie. Ce recommencement vous a-t-il été
inspiré par votre propre histoire ?
Ma famille est originaire du Sahel
tunisien. Nous sommes probablement les descendants d'une
famille "féodale" venue de la Dorsale de
Tunisie, un pays montagnard. Nos ancêtres, paraît-il,
avaient du bien. Mais mon père n'a hérité
d'aucune fortune. Ce qu'il a construit, il l'a fait tout
seul. Il est vrai aussi, comme dans mon livre, que pour
nous élever et achever nos formations (nous sommes
dix frères et soeurs), il a liquidé tout ce
qu'il possédait, en dehors d'une maison qu'il nous
a léguée. Lorsqu'il a décidé
de quitter le Sahel pour la capitale, et contrairement à
ce que je décris dans mon roman, il n'a rencontré
aucune résistance, personne ne pouvait lui tordre
le bâton dans sa main, selon l'expression locale.
J'ai cependant imaginé cette résistance et
construit ses arcanes, à partir de probabilités
purement hypothétiques. En somme, il s'agit d'une
résistance symbolique car toute rupture est précédée
de résistance.
Quelle est limportance du
thème de lexil dans votre uvre ?
Pour moi lexil, ce nest
pas un déplacement dans lespace. Cest
lorsque les êtres se trouvent en porte-à-faux
avec une réalité dont ils ne possèdent
que partiellement les clés de lecture. Ils ne sont
pas totalement démunis, mais ils restent inaptes
à comprendre dans un monde où ils ne sont
pas compris. Dès mon premier livre que jai
intitulé Retour dexil, mon personnage
principal sexile pour mieux prendre pied dans la vie.
Son lieu dexil létouffe et il est écrasé
à son retour dexil. Ce thème prend des
formes diverses, mais toujours il est lexpression
de létrangeté de notre séjour
dans la maison dici-bas, comme il se dit en arabe.
A quel pays, à quelle
langue vous sentez-vous appartenir ?
A vrai dire, j'ai passé l'âge
de la conscience d'appartenir, géographiquement ou
ethniquement. Jai plutôt le sentiment de partager,
cest très chrétien, mais pourquoi pas
? Jai donc le sentiment davoir en commun avec
certains êtres, quelles que soient leurs origines,
certaines sensations, certaines lumières, certaines
manières déprouver des petits bonheurs
ou des colères vives
ce sont des tropismes,
des réactions communes simples qui se donnent à
nous et que nous partageons avec quelques-uns
cest
peut-être cela mes appartenances. Cela étant,
jai une grande tendresse pour nous autres humains,
parfois une très grande commisération.
Propos recueillis par Jean-Michel
Olivier
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