Dans votre ouvrage Yves Bonnefoy
à l'horizon du surréalisme, vous proposez
une approche originale de l'uvre de Bonnefoy, dans
la mesure où vous partez des textes des débuts,
généralement considérés comme
un " prélude " à l'uvre véritable,
et peu étudiés par la critique. Comment en
êtes-vous venu à vous pencher sur ces textes
?
Affronter la période surréaliste
d'Yves Bonnefoy, c'était aller au-devant d'une triple
difficulté. Les textes sont tout d'abord peu nombreux
- quelques poèmes et essais écrits entre 1946
et 1951 -, il paraît donc a priori malaisé
d'élaborer à partir de ces pages anciennes
les fondements d'une relecture de toute l'uvre du
poète, comme je souhaitais le faire. Et cela d'autant
plus que, deuxième difficulté, ces textes
sont bien souvent considérés par les critiques
comme le " préalable " de l'uvre
véritable, qui commencerait, pour simplifier, avec
Du mouvement et de l'immobilité de Douve (1953).
A cela s'ajoute encore un écueil herméneutique
fondamental, qui accompagne de son ombre menaçante
toute ma lecture : Yves Bonnefoy est le premier commentateur
de son uvre. Et quel commentateur ! Les lecteurs de
son uvre savent combien sa pensée est forte,
pénétrante, et qu'il est souvent ardu d'échapper
à sa prégnance. Je note d'ailleurs que les
critiques se contentent le plus souvent de suivre l'interprétation
d'Yves Bonnefoy pour survoler des textes certes difficiles,
arides même, mais qui méritent cependant toute
notre attention. Or les commentaires du poète sur
ses textes surréalistes datent des années
70, et ils accompagnent dès lors ses réflexions
poétiques jusqu'à aujourd'hui. Il y a donc
un décalage temporel important entre le moment de
l'écriture et le moment de la réflexion critique
- et cet adjectif se justifie d'autant plus qu'Yves
Bonnefoy revient sur le surréalisme au moment où
il achève d'en mesurer l'importance : il y a donc
une mise à distance, certes, mais qui ne va pas sans
cette empathie nécessaire à cette relation
que Jean Starobinski qualifiait précisément
de critique. En clair, je montre que les réflexions
du poète sur ses écrits des années
40 nous en apprennent beaucoup plus, par exemple, sur ses
recherches des années 70 que sur la période
surréaliste. Le décalage entre les deux périodes
est toujours pensé à partir du moment présent,
c'est là une constante que l'herméneutique
a bien mise en lumière. Comment, du coup, proposer
en 2005 une autre lecture, alors que le temps a encore aggravé
le décalage et obscurci notre vision d'une période
en elle-même déjà troublée ?
Je n'ai pas voulu éluder le problème ; au
contraire, j'en ai fait le fil conducteur de mon analyse,
essayant de multiplier les lectures, les éclairages,
pour rendre à ces textes surréalistes un peu
de leur relief. Le décalage peut alors devenir recul.
Lire les textes des débuts, c'est finalement remonter
aux origines d'une uvre qui a érigé
le sens comme quête du sens
Quelles caractéristiques
propres à l'écriture et au mouvement surréaliste
ont été déterminantes dans le développement
de l'uvre de Bonnefoy ?
Avant tout, je crois, la question
de l'image et, à travers elle, celle du langage dans
notre rapport au monde. Si l'esthétique surréaliste
a très clairement montré qu'il suffisait de
substituer à la " triste réalité
" une autre image pour déréaliser
ou court-circuiter notre perception habituelle du monde,
encore fallait-il aller plus loin, et montrer que cette
dernière est elle-même médiatisée
par le langage et l'image, qui font alors véritablement
" écran " entre nous et le monde. Une image,
dans ces conditions seulement, peut bien en valoir une autre.
Il y a, me semble-t-il, un paradoxe dans le surréalisme,
dans cette esthétique qui fait curieusement l'économie
de toute " poétique " - comprise comme
une réflexion critique sur le langage. A mes yeux,
Yves Bonnefoy sort du surréalisme au moment où
le langage n'est plus le moyen, mais l'objet de sa réflexion
et de son habitation du monde. Autrement dit, au rêve
surréaliste succède bientôt un cauchemar
quotidien : notre habitation du monde est définitivement
médiatisée par le langage. Toute l'uvre
d'Yves Bonnefoy, dès les années 50, peut se
lire comme une réponse poétique à
l'esthétique surréaliste ; revenir
sur les pages des années 40, c'est donc retrouver
la question (cette question de l'image dont je parlais
plus haut) fondamentale au cur de l'écriture
du poète.
Dans votre analyse d'" Anti-Platon
", vous décrivez un double mouvement de l'écriture
à travers une distinction entre le " discours
à l'uvre ", et le " discours de l'uvre
". Pouvez-vous décrire ces deux mouvements ?
Il y a une différence, un
glissement, une différance - et là, je reconnais
bien volontiers ma dette envers la pensée de Jacques
Derrida, que je réinterprète à ma manière
- entre ce que dit tel ou tel poème (c'est le discours
de l'uvre) et ce que disent les mots ou le langage
du texte (c'est le discours à l'uvre). L'exemple
d'Anti-Platon pourra m'aider à clarifier mon
propos. Que veut le poème Anti-Platon ? Le
titre est suffisamment explicite : très schématiquement,
il s'agit de s'opposer au platonisme en le renversant. Là
où Platon privilégiait l'Idée éternelle,
Anti-Platon met en avant la mort et la contingence
: " Ce rire couvert de sang, je vous le dis, trafiquants
d'éternel, visages symétriques, absence du
regard, pèse plus lourd dans la tête de l'homme
que les parfaites idées, qui ne savent que déteindre
sur sa bouche ". Voilà pour ce que j'appelle
le discours de l'uvre, et je montre que le poète
va très loin dans sa critique du platonisme comme
dans l'élaboration d'un système renversant
complètement celui du philosophe. Mais ce renversement,
il faut maintenant le souligner, n'est aucunement un dépassement
de ce platonisme d'ailleurs réduit à quelques
catégories. En reprenant les catégories du
philosophe, et même si celles-ci sont bien renversées,
Anti-Platon ne prouve-t-il pas " malgré
lui " que le " platonisme ", compris comme
système ayant ses valeurs et ses contre-valeurs,
est parfaitement valable pour penser le monde ? Le discours
à l'uvre prouve donc l'efficacité de
ce système que le discours de l'uvre
dénonce sans retenue. Il y a là un nouveau
paradoxe, une distorsion que j'appelle le poétique
; Yves Bonnefoy percevra cet écart au moment où
il prendra ses distances d'avec le mouvement de Breton.
Yves Bonnefoy a rédigé
la préface à votre ouvrage, dans laquelle
il contextualise et éclaire son rapport au surréalisme.
Ce qu'il écrit dans ces pages a-t-il modifié
votre perception de ses premiers textes ?
J'aimerais tout d'abord exprimer
au poète ma profonde reconnaissance, qui me fait
dans sa Préface le plus beau présent, celui
d'un dialogue. Il met en lumière ces zones auxquelles
l'historien des idées n'a pas accès, et dont
celui-ci sait pourtant qu'elles jouent un rôle prépondérant
dans la portée de son objet : les textes. En apportant
des précisions sur l'état d'esprit et sur
les préoccupations qui étaient les siennes
dans les années 40, Yves Bonnefoy nous rappelle qu'il
peut y avoir un décalage entre ce qu'un auteur veut
exprimer dans telle ou telle page et ce que le lecteur,
quel qu'il soit, peut percevoir. Jamais un auteur ne saurait
maîtriser la totalité du sens de ce qu'il écrit.
Ce que le poète écrit dans sa Préface
m'incite bien sûr à relativiser encore mon
propos, et comme je m'efforce tout au long de mon écriture
de relativiser mes interprétations, le relativisme
ne me fait pas peur, au contraire. Interpréter
un poème, un essai ou un tract, c'est avant tout
marquer la distance (temporelle bien sûr, mais aussi
culturelle, idéologique, linguistique, etc.) qui
me sépare de mon objet, pour ensuite essayer de penser
cette distance dans un horizon dont je ne peux pas m'extraire
: c'est le fameux cercle herméneutique, à
propos duquel Gadamer a écrit qu'il ne s'agit de
l'éviter, " mais d'y entrer de façon
appropriée ".
Vous avez également dirigé
le dernier numéro de la Revue de Belles-Lettres
consacré à Bonnefoy, un volume qui réunit
les contributions de jeunes chercheurs sur différents
aspects de l'uvre de l'auteur (son travail de poète,
de traducteur, son rapport à la peinture et à
l'image). En quoi ces contributions vous semblent-elles
proposer un éclairage nouveau sur l'uvre de
Bonnefoy ?
Mon idée, en sollicitant de
jeunes chercheurs, était de montrer que l'uvre
d'Yves Bonnefoy peut, aujourd'hui encore, donner lieu à
des lectures et à des éclairages nouveaux,
alors qu'elle a déjà suscité de nombreux
commentaires. L'éclairage est en l'occurrence nouveau
parce que ce sont les regards qui sont neufs : la plupart
des contributeurs ne sont en effet pas des spécialistes
d'Yves Bonnefoy et, pour certains, travaillent habituellement
dans des domaines qui ne touchent que de loin la poésie.
Si les sujets qu'ils abordent, et que vous avez rappelés,
touchent quelques-unes des grandes lignes de force de la
réflexion du poète, ils sont ici traités
avec une fraîcheur revigorante et à l'aide
de références nouvelles. Ce numéro
visait à décloisonner l'approche de l'uvre
d'Yves Bonnefoy, et ce de ce point de vue-là, il
me semble que l'objectif est atteint. Une dernière
précision peut-être : en invitant Jean-Claude
Pinson à figurer au sommaire, j'ai voulu rappeler
la présence d'un critique qui a sans doute beaucoup
compté pour la jeune génération - ou
qui a du moins profondément marqué ma perception
de la poésie.
Dans votre contribution, vous
montrez comment le texte de Bonnefoy " La leçon
inaugurale", le discours prononcé par le poète
en 1981 à son entrée au Collège de
France, marque un tournant dans la conception du rôle
du poète dans la cité. En quoi consiste plus
précisément ce tournant ?
Au moment où Yves Bonnefoy
succède à Roland Barthes au Collège
de France, la poésie en particulier a subi des attaques
sans retenue, notamment de la part du groupe Tel Quel
et de Denis Roche, qui écrit dans Le Mécrit
(1968) que " La poésie est inadmissible,
d'ailleurs elle n'existe pas ". Un peu plus tôt,
Adorno avait asséné qu'il était barbare
d'écrire de la poésie après Auschwitz
Mais ce sont les poètes eux-mêmes qui, depuis
Mallarmé au moins, ont les premiers entrepris de
" déconstruire " les fondements de la poésie,
plaçant l'acte d'écrire devant un vide - une
" inanité sonore " - dans lequel les structuralistes
se sont empressés d'enfermer jusqu'à l'auteur.
C'est donc une certaine forme de poésie, que l'on
peut dire, pour simplifier, " romantique " (au
sens où on l'entendait à Iéna au début
du XIXème siècle), qui est singulièrement
mise à mal, une poésie qui avait cru un moment
pouvoir se substituer à un discours philosophique
défaillant, et se faire ainsi la " gardienne
de l'être ". Mais au delà encore de la
poésie, c'est plus généralement la
notion d'auteur qui était mise à mal, et Barthes
avait joué un rôle prépondérant
dans ce discrédit qui frappait l'auteur au temps
du structuralisme. Or, lorsque Yves Bonnefoy accède
à la chaire d'" Etudes comparées de la
Fonction poétique " du Collège de France,
c'est non seulement un auteur qui est appelé à
prendre la parole, mais également un poète,
et qui revendique de plus le droit de penser sa propre uvre.
Et que fait-il, dans sa leçon inaugurale ? Il commence
par dire, par rappeler ce qu'il considère comme une
évidence, à savoir qu'il y a de l'être.
Il fallait un certain courage pour affronter ainsi l'époque,
prendre le contre-pied des vues de ceux qui dominaient et
pensaient pouvoir enterrer définitivement l'auteur,
l'être et la poésie. Yves Bonnefoy a ainsi
remis le poète au cur de la cité : c'est
ce que j'appelle le tournant, et vous voyez que ce
terme est moins à prendre par rapport à la
pensée propre de poète que dans sa relation
à l'autre. Il y a notamment dans cette " Leçon
inaugurale " un dialogue critique avec la pensée
de Derrida qui va droit au cur de l'acte d'écriture,
et je trouve là pour ma part de quoi réfléchir.
Dans cet article, vous mettez
notamment l'accent sur le caractère autoréflexif
de la poésie et des écrits de Bonnefoy (le
questionnement de l'écriture au cur de l'écriture),
que l'on trouve également, bien que de manière
différente, chez Jaccottet, et chez bien d'autres
poètes contemporains. Quelle est selon vous la singularité
de cette autoréflexivité dans l'uvre
de Bonnefoy ? Quelle part lui est spécifique, et
quelle part incomberait à une caractéristique
propre à un mouvement plus général
de la poésie contemporaine ?
Oui, vous avez parfaitement raison
: il y a dans la poésie contemporaine une dimension
auto-réflexive indéniable, qui peut d'ailleurs
parfois lasser ou rebuter le lecteur, car elle donne ici
ou là l'impression que le poème n'est plus
guère que le commentaire de lui-même, alors
qu'il devrait plutôt être, fondamentalement,
un discours sur le monde
Mais dès lors que
vous admettez, avec les surréalistes, comme je l'ai
dit plus haut, qu'il ne peut y avoir de " monde "
sans discours sur le monde, alors il faut en conclure que
la poésie contemporaine ne fait précisément
qu'exacerber le monde, et qu'elle n'est en tant que telle
que discours sur le monde. Il me semble aussi parfois que
si la poésie tend à se replier sur elle-même,
c'est parce qu'elle ne trouve plus de critiques ou de lecteurs
capables de dialoguer avec elle, ou simplement être
à son écoute. La poésie est alors tentée
de répondre aux questions qu'elle a elle-même
posées, et il y a là un mouvement assurément
dangereux. Toute autre est la démarche d'Yves Bonnefoy
: il s'agit chez lui d'un questionnement que je qualifierais
d'" éthique " : dire, écrire, c'est
aussi s'interroger sur ce que l'on est en train d'accomplir,
c'est donc vérifier par exemple que le discours de
l'uvre ne s'éloigne pas trop du discours à
l'uvre, pour reprendre mes catégories de tout
à l'heure. J'ai essayé de montrer, dans mon
livre, que le sens naît dans cette uvre justement
du dialogue de l'écriture avec elle-même, par-delà
les années ; le sens n'est donc jamais donné
une fois pour toutes, mais il est continuellement dialectisé,
il apparaît toujours comme une origine, jamais comme
une fin. Se pencher sur les textes de la période
surréaliste, c'était donc pour moi tenter
de remonter à cette origine à partir de laquelle
toute l'uvre du poète, jusqu'à aujourd'hui,
puise son sens ; c'était finalement moins chercher
à dégager le sens de tel poème ou de
tel essai que désirer mettre au jour le principe
même du sens - et vous voyez que je finis tout
de même par répondre, bien tardivement, à
votre première question.
Propos recueillis par Mathilde Vischer
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