Au début du livre,
vous rappelez que votre recherche sur Tell avait déjà
fait l'objet d'une publication (collective) en 1973. Qu'est-ce
qui vous a poussé à revenir avec tant d'énergie
sur le sujet ?
Il y a trente ans, après avoir
publié une étude d'ensemble de 989 pages sur
la vie intellectuelle et artistique de la Suisse romande,
j'amassais des matériaux pour un ouvrage de même
nature consacré à la Suisse allemande. C'est
l'appel de deux éditeurs (alémanique et romand)
qui me fit interrompre mes recherche en faveur d'une contribution
à une entreprise collective à paraître
en français sous le titre Quel Tell? Cette
tâche imprévue exécutée (avec
plaisir d'ailleurs), je retournais à mes préoccupations
premières : pendant de longues années, je
préparai les deux forts volumes intitulés
Bâle et l'Europe, une histoire culturelle,
suivis de quelques livres de plus faible tonnage. Mais Tell
ne se laissait pas oublier. De temps en temps m'arrivaient
des informations à son sujet que je regrettais de
n'avoir pas connues plus tôt. Elles me poussèrent
à reprendre ma quête, toujours interrompue,
et à observer particulièrement la diffusion
du thème à travers l'Europe et le monde. L'abondance
des études particulières, disséminées
dans des revues, me frappa, et mon envie s'accrut de réunir
tous ces membres épars en un seul corps.
Vous mentionnez plusieurs études
panoramiques de la réception de Tell ; par exemple
celle du comparatiste Fritz Ernst, qui publie en 1936 un
ouvrage analogue au vôtre : il y « suit les
traces du héros » de la Renaissance au drame
de Schiller. Au delà de la plus grande ampleur chronologique,
en quoi votre livre se distingue-t-il de celui-là
ou d'autres - notamment du point de vue de la méthode
?
Vous avez raison. Je ne partais pas
de zéro. Nombre de publications de grande valeur
ont précédé mon livre, mais elles embrassaient
un champ plus limité, chronologiquement et spatialement.
Depuis leur apparition et celle de Quel Tell? Le
temps à marché et les études, je l'ai
dit, se sont multipliées. Les questions de méthode
n'étaient pas pour moi primordiales. Ce qui m'importait,
c'était avant tout de montrer la richesse méconnue
d'un thème, l'ampleur de sa diffusion, la multiplicité
de ses variations. Montrer que Tell, loin de nous confiner
dans nos alpages, nous relie au monde, nous fait voir du
pays et découvrir des hommes.
Dans l'ensemble, vous suivez
la chronologie, mais avec souplesse, plutôt que de
rassembler les interprétations et emplois de Tell
en « familles ». Vous optez ainsi pour une sorte
de compte rendu foisonnant, laissant une place relativement
discrète à vos propres jugements sur la valeur
des interprétations, réflexions, ¦uvres
que vous décrivez. Votre point de vue se laisse toutefois
deviner, souvent par l'usage de l'ironie. J'y perçois
une volonté de rigueur, et en même temps un
tempérament critique que vous ne sauriez faire taire
; mais l'on peut aussi y sentir une ambiguïté
: come si vous ne pouviez vous empêcher de nous faire
part de votre avis, sans assumer pleinement le caractère
nécessairement subjectif - jusqu'à un certain
point - de tout regard historique. Avez-vous songé
à prendre plus clairement parti, ou au contraire
à rester plus en retrait encore ?
Je suis un cicérone qui conduit
les visiteurs à travers des sites variés que
j'estime dignes d'attention et souvent de respect. Si je
n'ai pas d'abord à juger, mais à faire voir,
il m'est permis de ne pas disparaître entièrement
derrière mon objet, mais d'apporter ici ou là
mon grain de sel discret. Le savoir a avantage à
être un gai savoir. Souvent l'understatement,
le sens de la litote est de mise, mais il n'est pas interdit
à l'émotion, à l'amusement, voire à
la réprobation lors que "trop, c'est trop...",
d'affleurer ici ou là. Toutefois, ce qui importe,
c'est que le lecteur reste libre de son propre jugement.
Vous avez dit dans un entretien
accordé à 24Heures :
« On assiste depuis des années [...] à
ces remises en question de mythes fondamentaux supposés
servir d'alibi à des gens qui se reposent sur les
vieilles valeurs et ne veulent pas affronter les problèmes
actuels. A un moment donné, le héros devient
le bouc émissaire chargé de tous les péchés.
[...] Mais ce dénigrement, parfois systématique,
peut devenir une facilité et un appauvrissement lorsque
l'on ne voit plus que le mythe, aux résonances si
riches et si profondes, a donné courage à
tant de gens et suscité tant de belles oeuvres On
peut craindre le ricanement facile de la médiocrité
devant quelque chose de plus grand qu' elle. »
C'est un point très intéressant. Car en même
temps, votre livre montre une extrême malléabilité
du mythe de Tell, qui le rend aussi facile à récupérer
qu'il est frappant pour l'esprit. Cela ne doit-il pas justement
nous mettre en garde contre tout usage politique d'un mythe
?
Sans doute. C'est un sujet de réflexion
inépuisable que l'ambivalence de tant de "grands"
exemples historiques, que l'imbrication du bien et du mal
à tout moment du développement humain, que
le jeu déconcertant de l'ombre et de la lumière
sur l'écran de notre passé et de notre présent...
ou que le bon usage et l'abus des meilleurs mets.
Vous me semblez parfois plus agacé
par la « cure de désintoxication », le
déboulonnage de Tell dans la deuxième moitié
du XXème siècle que par les usages et vénérations
discutables du mythe eux-mêmes. Est-ce exact ?
La citation que vous venez de faire
de ma réponse à 24 Heures me semble
répondre partiellement à votre question. Je
crois avoir témoigné d'un égal respect
aux admirateur et aux critiques de la geste tellienne, dans
la mesure où ils témoignent eux aussi de respect
à l'égard de leurs contradicteurs et se montrent
conscients des limites de leur propre vision. Quant à
l'imitation criminelle du geste dans un tout autre contexte
- ou sa récupération simpliste -, elle se
juge d'elle-même.
Votre ouvrage donne une impression
d'exhaustivité, du moins de monumentalité.
A ce titre, j'ai été relativement surpris
d'y retrouver le mythe de Tell au Japon et aux Philippines,
mais guère en Afrique (à une mince exception
près), où la culture coloniale aurait pourtant
eu l'occasion de le faire entrer. Avez-vous une explication
à avancer quand à la discrétion de
notre héros sur le continent noir ?
Lorsque je ne dis rien - ou très
peu de choses - d'un pays ou d'un continent, c'est faute
de connaissance de documents le concernant, ce qui ne veut
pas dire qu'un autre chercheur rentrerait bredouille comme
moi.
On a pu lire dans la presse romande
: « Aujourd'hui, à
la veille de ses 80 ans, Berchtold nous revient. Non pas
avec une merveille abstraite, intellectuelle et construite,
mais avec un cri du coeur inspiré par un patriotisme
ardent, brûlant, presque douloureux. »
Vous reconnaissez-vous dans ces mots?
Ne parlons pas de merveille. Quant
à l'abstraction, je lui préfère l'exemple
concret, la couleur. Si cri du coeur il y a, ce cri a été
travaillé, retravaillé, remis vingt fois sur
le métier, non pas avec douleur, mais je crois pouvoir
le dire, avec une réelle bonne humeur. Cela dit,
il est certain que toute mon oeuvre tend à dire aux
Suisse : "Vous avez de vraies richesses que vous ignorez,
et c'est dommage, très dommage ! D'autant plus que
ces richesses, je le répète, loin de nous
isoler, nous relient au monde."
Propos recueillis par Francesco
Biamonte
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