Aubeterre chroniquait la discorde autour du domaine familial
dans votre belle-famille. Aujourd'hui, c'est votre propre
famille que dévoile Poisson-Tambour. La réalité
est-elle un prétexte à écrire (ou un
pré-texte) ? Ou l'écriture permet-elle de
digérer la vie ?
- Tant que je ne l'ai pas racontée,
tant que je ne l'ai pas écrite, la vie n'existe pas.
Hors de portée. Ou elle existe trop, palpitante,
débordante, désordonnée, pas encore
mise en forme. Et ça rend fou, tout ce temps qu'il
faut pour raconter bêtement une histoire. On court
toujours derrière. L'écriture digère-t-elle
la vie ? Le filtre c'est soi-même, la vie ce qui se
passe à travers nous. Ce qui reste, plus dense, plus
arbitraire, surprend toujours. Sartre, pourtant de loin
pas mon auteur préféré, dit que les
livres ne détruisent rien et construisent si peu.
Les matériaux restent les mêmes, mais ils s'ordonnent
autrement, qu'on travaille à chaud, avec la passion
et le chagrin, ou à froid, quand ça fait du
bien de les mettre à distance. Je pense que c'est
le temps, le temps seul qui permet de digérer.
Le lecteur de Poisson-Tambour
ne sait pas s'il lit un roman ou un récit (auto)biographique...
- Autobiographique ou non: toujours
la même question. Les tours du monde autour du nombril
et du vagin d'Annie Ernaux et de Madame Angot m'ennuient.
Les souvenirs tordus de Bret Easton Ellis me captivent.
De première main, son matériau, mais après,
il enlève, il allonge, il reconstitue, Il se laisse
hanter: c'est si intimement mélangé que la
vérité n'a qu'à bien se tenir, on tourne
les pages et c'est la seule chose qui compte. Plusieurs
scènes de Poisson-Tambour (l'intronisation
des gendarmes, la visite à la coupeuse d'ongles de
Sierra Leone) sont inventées. Soyons précis:
les détails, l'atmosphère, les lieux, le moment
sont inventés. Mais pas le spectacle des douze tambours,
non, ça c'est impossible.
En 2002, vous avez publié
Je suis tout ce que je rencontre et Je voudrais
être l'herbe de cette prairie. Ces deux titres
évoquent votre manière de vous fondre dans
votre sujet et de quitter ainsi la vie pour la fiction.
De ce point de vue, Poisson-Tambour aurait pu s'intituler
"Je suis Frédéric" (votre frère
décédé)...
- Frédéric est le sujet
central. L'axe. De toute sa vie, dérobée par
ses propres parents qui se persuadaient de ne vouloir que
son bien, il n'a jamais pu conjuguer le verbe être.
Un verbe qui se répand, qui peut s'associer à
tous les autres dans ce qu'on appelle le présent
continu: "être en train de faire quelque chose".
Un verbe puissant, pur, non dilué, capable de tout.
Magnifique trilogie de la Norvégienne Herbjorg Wassmo,
Le Livre de Dina répète jusqu'à
la saturation "Je suis Dina". A Frédéric,
je prête ma voix pour qu'il conjugue enfin le verbe
être. Son prénom, une incantation, repousse
l'issue. Il ne meurt pas.
Cette fusion opérée
par l'écriture se décline sur le mode de l'identification
(à votre frère jumeau suicidé, donc
au (sur) vivant également) et de la disparition:
vous vous abstrayez de votre texte, vous en évadez...
- Pas "mon", mais son frère
jumeau, le jumeau de Vincent, pas le mien. Un jumeau identique,
ou monozygote pour faire plus savant, ne peut avoir de jumeau
que du même sexe. La vie grouillante - la scène
du train où deux voyageurs parlent des plastiques,
ce que montre une carte postale, ce que pense le boucher
- compte bien plus que les interventions du narrateur, qui
doit surtout mettre en scène et faire disparaître
les coutures. J'adore, malgré moi et ce que je viens
de dire tout au début, quand la vie réduit
à néant nos faibles tentatives pour la maîtriser.
Quand elle submerge et prend toute la place.
Vous présentez votre famille
comme "brillamment équipée pour l'échec".
Cyniquement dit, votre frère a prouvé l'efficacité
de cet équipement mortifère...
- Oui, tout est annoncé, tout
est joué. Un grand amour sans suite, pour ma mère,
et son "oui" si inexplicable, à celui des
prétendants le moins susceptible de lui apporter
ce qui rend exaltants les heures, les jours, les années;
ces jumeaux avec lesquels la mère se marie davantage
qu'avec l'époux; l'équipement mortifère,
effroyable, pour barrer les velléités de fuite,
les projets de départ, les coups de foudre, pour
verrouiller les écoutilles tout en maintenant la
façade, au dehors, tout en croyant garder la face
alors que la maison ne tient plus que par la tapisserie.
Tout est annoncé, comme dans les films d'épouvante,
par un bruit qui revient à plusieurs reprises: le
tambour.
Ce récit consacré
à votre frère est aussi un texte de résistance
(pour ne pas dire résilience) par l'écriture
?
- Forcément de la résistance,
de l'écriture, qui va forcément à contre-courant.
La lecture, elle aussi est un acte de résistance.
Le seul fait de s'enfermer dans une pièce avec un
bouquin est un acte terriblement subversif.
C'est également un récit
de filiation(s). Votre père ne vous a pas appris
les gestes de tendresse, mais vous a transmis cet amour
de la terre, des odeurs ?
- Non, c'est plus complexe, plus
pervers. Le père ne passe pas de temps avec ses fils.
Plus tard, il pose l'or sur la table, tue l'envie, démobilise.
Où est la tendresse ? Non, le père qui n'aurait
jamais dû être père est un astre aux
satellites qui ont la peau de femmes. Le père, citadin
de cur, ne transmet aucun amour de la terre, non,
mais l'amour des contradictions, des polémiques,
des grandes causes perdues. Trois mois après ma mère,
dix-huit mois après Frédéric, mon père
est mort cette année, le jour de mon anniversaire.
Il laisse une correspondance extraordinaire, au sens littéral,
une collection de lettres de rupture, souvent des lettres
sonores, bandes magnétiques retranscrites par d'ex-secrétaires.
Des lettres de vitupération contre les CFF, Swisscom
et les fabricants de roquefort. Ce père-là
faisait le grand écart, participant à la manifestation
écologique contre l'autoroute du Somport dans les
Pyrénées juste après un dîner
en perruques organisé par des banquiers zurichois.
"Tout va par deux, chez nous",
notez-vous. Vous avez eu des frères jumeaux, puis
avez donné naissance à des jumeaux. Par ailleurs,
Je suis tout ce que je rencontre et Je voudrais
être l'herbe de cette prairie étaient conçus
en miroir. A l'instar de votre famille, votre uvre
se place-t-elle sous le signe du double ?
- Oui, par deux. De plus en plus.
Une manière appelle son contraire. Un tempo un autre
tempo. Il m'arrive de jouer du piano, quand la maison est
vide. Quand je joue Round Midnight de Thelonious
Monk, j'ai envie d'une Barcarolle vénitienne
de Mendelssohn. Un dîner du roi réclame une
bonne semaine d'ascèse. Vivre comme un moine et,
soudain, faire une folie. Pour l'écriture, j'aime
travailler à un projet opposé: raconter une
semaine absurde, drôle j'espère, en Australie
après Poisson-Tambour; dire l'apprentissage
de la langue japonaise pour contrebalancer les notes sur
mon père.
D'où vous viennent des
images telle que "C'était un uf frais
au bord d'une table, qui vacillait au bord d'une marche
d'escalier" pour parler de l'amour silencieux de votre
famille. Tombent-elle pour ainsi dire entières dans
votre texte ou les composez-vous longuement ?
- Les images saisissent. Comme au
cinéma. Et oui, elles tombent tout entières.
Certaines au réveil. Souvent en marchant. J'ai gardé
la photo de Claudia Cardinale dans La fille à
la valise de Zurlini, toute seule, paumée dans
une banlieue de Parme, superbe. Durrell parle d'un curry
si frais qu'il venait tout droit des aisselles de Krishna.
Les véritables images changent tellement de la langue
ordinaire, répétitive, sans invention, convenue,
lue des centaines de fois. Les images sont toujours neuves.
Elles donnent des coups de poing.
Pour finir sur une note
de saison. Un des derniers Noëls de votre frère
s'est passé au "ras de l'assiette" entre
hommes (son frère et son père). Et chez vous,
cette année ?
- Notre Noël cette année
? Deux solides poulets au curry, justement, vraiment très
relevé; les carcasses pour en extraire une soupe
et ensuite posées dehors, pour un renard, pour une
renarde plus exactement. Des câpres avec leurs queues.
Une tarte aux cassis avec une liaison d'ufs et de
crème. Les journaux pas ouverts pour éviter
de se mettre en colère. La neige sur un nouveau jardin
qui aura des chemins, de gravier et de bois. Les oiseaux.
Le chat qui s'appelle Macao. Les aiguilles et la cire. Les
lettres des amis. Toutes les ondes que je voudrais tellement
faire circuler. Tout le renouveau et les jours qui rallongent.
Propos recueillis par Elisabeth Vust
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