Avec les Carnets de Johanna Silber,
l'oeuvre de Jean-Michel Olivier évolue dans la cohérence.
On retrouve dans ce bref livre l'essentiel des préoccupations
de l'auteur nyonnais : l'absence, l'origine insaisissable,
sortes de trous noirs aspirant certains êtres vers
eux-mêmes et les brûlant. L'art, ici, est à
la fois un mouvement de quête, de recherche de cette
origine perdue, et une fuite. L'époque du récit,
ce sont les années 1930 à 1950, période
chère à l'auteur, qui aime, on le sait, organiser
des rencontres entre l'histoire personnelle de ses personnages
fictifs (avatars de son moi) et la grande histoire politique
et intellectuelle du XXème siècle. La forme
d'écriture que choisit Olivier dans ces pages, c'est
la collection de fragments. Les notes du journal de la cantatrice
Johanna Silber donnent ainsi à lire des éclats
du personnage qui les écrit, et l'on se retrouve,
comme elle, devant des morceaux brisés d'une vie
que l'on ne parvient pas à recoller, à retenir.
La tragédie de l'identité impossible et de
l'égarement existentiel sont ainsi au coeur de ce
livre.
Beaucoup de points communs relient donc Les Carnets de
Johanna Silber à L'Enfant Secret, le précédent
roman de Jean-Michel Olivier, couronné l'an dernier
par le Prix Dentan. Alors que la photographie était
au coeur de L'Enfant Secret, c'est ici le chant lyrique
qui dessine la ligne de vie et de passion de Johanna Silber.
Diva au charisme immense et à la voix bouleversante,
« la Silber » apparaît comme un être
à la fois extraordinairement intense et fragile,
correspondant au type romantique de l'artiste maudit, à
la différence notable que son succès et sa
renommée sont à la mesure de son talent. Elle
donne tout, et trop, sur scène, y brise souvent son
corps et sa voix (« Comment s'engager à donner
chaque soir ce qui vous fait défaut » s'interroge-t-elle,
parlant ainsi de cette voix de soprano qui ne lui appartient
pas vraiment, et aussi bien d'elle même). C'est pourtant
le chant seul qui donne une cohérence à sa
vie, excessive en passion, en sexe et en alcool. Ces éléments
se rejoignent dans le crime (elle-même écrit
ce mot) d'un inceste avec son frère très aimé,
duquel naîtra un enfant. Incapable de l'assumer, Johanna
laisse le petit Mathias à une nourrice, ne retourne
le voir que rarement, et fuit à chaque fois, ou se
fait chasser par cet enfant qui ne la reconnaît pas
et par la nourrice, qui lui en veut. C'est l'un des points
très réussis du livre : la culpabilité
et le désir irrépressible de se consacrer
à son art sans aucune retenue se mêlent de
manière inextricable. L'on ne saurait dire laquelle
de ces deux raisons l'éloigne davantage de son rôle
de mère, et l'on interroge le texte sans juger le
personnage. Johanna Silber, elle, juge dans ses notes les
crimes politiques du nazisme triomphant sans parvenir à
affronter son propre crime.
Le rôle de la musique dans le livre est lui-même
ambigu : flamboiement aussi précaire que divin, elle
est incapable de résister au triomphe du mal, et
consume ceux qui se consacrent à elle: le frère
de Johanna, Théo, sorte d'avatar de Schumann, est
un génie de plus en plus habité et tourmenté
par la musique. Il sait quel danger elle représente
et veut interdire à Johanna de chanter (on peut penser
à l'Antonia des Contes d'Hoffmann). Théo
reçoit quant à lui sous dictée mystique
la musique qu'il doit écrire, mais le paie de sa
raison et de souffrances immenses. Quant à Johanna,
après la guerre, elle tentera de revoir son fils.
Le rendez-vous sera manqué, après quoi le
courage de Johanna lui manquera à nouveau. La fin,
ouverte, suggère à la fois le départ,
la fuite et le suicide. Tandis que les feux de l'opéra
jaillissaient dans la première moitié de sa
carrière, éclairant le parcours de la Silber
de ses figure mythiques au sens propre (Salomé, Norma,),
elle ne chante plus guère dans les dernières
années que le Voyage en hiver de Schubert
et sa sombre intimité, et c'est la tristesse indicible
de la fin de cette oeuvre qui détermine l'atmosphère
de froid, de solitude et de désolation des dernières
pages.
En 1994, Jean-Michel Olivier publiait
Le Voyage en hiver, où Mathias Silber, le fils
inassumable de Johanna, partait à la recherche de
sa mère dans l'Allemagne des années cinquante.
L'auteur avait alors expliqué dans un entretien avoir
écrit un récit à deux voix, celles
de Mathias et de Johanna, et avoir ensuite conservé
seulement le récit de Mathias. Nul doute que le matériau
restant a été largement retravaillé
pour parvenir au résultat récemment publié
par l'Age d'Homme, et l'on peut mesurer l'évolution
de Jean-Michel Olivier en comparant les deux textes. Les
Carnets de Johanna Silber sont un livre à notre
sens bien plus réussi. D'abord par le personnage
énigmatique et attachant de Johanna, beaucoup plus
incarnée que le Mathias du Voyage. Le choix de donner
des fragments de carnets est en outre bien plus efficace
que l'option narrative du Voyage en hiver, ou Mathias
racontait au passé la recherche de sa mère
et la découverte par trop fracassante du crime dont
il était né : Les Carnets de Johanna Silber
reprennent et développent l'écriture par fragments,
par instantanés, qui avait atteint avec l'Enfant
secret un stade de maîtrise et de personnalité
nouveaux. Enfin, l'inceste n'est pas ici la révélation
ultime du livre comme il l'était dans le Voyage
en hiver. Il est au coeur du livre, plutôt à
son commencement, mais ne prend que la place très
limitée que Johanna Silber veut bien lui donner.
C'est ainsi que Jean-Michel Olivier fait parler bien davantage
l'énigme des êtres, qui fonde son récit
et son oeuvre.
Francesco Biamonte
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