D'Ophélie à Eurydice
Dans son recueil précédent
(Comme Ophélie prenait sa force dans l'eau)
Françoise Matthey nous conduisait avec subtilité
dans la douleur d'une mort insensée, celle d'une
amie, en écho à l'héroïne shakespearienne:
"Ophélie si près de la fée,
la prochaine, la plus proche d'Orphée. Ophélie
qu'Orphée lia", écrivit alors Henry
Bauchau. Dans Moins avec mes mains qu'avec le ciel,
c'est à travers Eurydice qu'elle nous convie à
traverser avec elle les désespoirs, les replis et
les ressacs du rapport amoureux:
Si tu pouvais me rejoindre
rendre présent l'aujourd'hui d'autrefois
- dût mon cur retourner vers sa nuit -
j'aurais pour nous toute la lumière
que se donnent les amants
la fleur à venir soulignerait
le plus haut du désir
ton chant
comme un élan de ta chair à ma chair
délierait les oracles
de mon royaume éteint.
Le choix n'est pas anodin. Selon
la tradition, Orphée saisit la lyre pour amadouer
les fauves et braver la nature: il chante et sa femme -
deux fois perdue - reste silencieuse. Qu'elle parle de sa
propre voix, maintenant, implique un double renversement,
à la fois stylistique et éthique. Son voyage
à travers la perte (se perdre) et l'abandon (s'abandonner)
va dessiner un paysage de champs, de montagnes, d'écorces
et d'étoiles, dans lequel s'élabore la plainte,
la douloureuse litanie: "Mais qui dans les lointains
voyages de l'âme / se souviendra / de la jubilation
des sens?".
Eurydice est déjà seule dans son ailleurs,
lorsque son chant se dégage; elle s'achemine vers
le questionnement. Le thème du recueil est moins
la mort que le flux du temps, ses pièges impitoyables
qui sabotent le rapport à l'autre. La langue
est forcément imagée, elle est corps, bois,
tempête. Les vers se soulèvent en amples voûtes,
pour que l'autre côté du jour - la femme -
puisse chanter et par ce chant poursuivre sa quête.
Jusqu'à redevenir silence, jusqu'à
guider Orphée par une confiance retrouvée:
Avec une tendresse qui étouffe
le cur
j'apprends d'aveugles chemins
nul besoin de les nommer
j'entends ta voix
qui me fera goûter
des clairières d'or et d'argile
qui ne remplacera aucune de mes défaillances
mais qui me guidera
pour autant
que j'avance
Françoise Matthey ne se cache
pas derrière le mythe. Cette fêlure est la
sienne, qu'elle remplit de mots: "Pour quel royaume
/ la morsure des mots ? // Au-delà de quelle déchirure
/ le murmure d'une eau vive?". Ce voyage, tout
à la fois intime et mythologique, nous laisse l'impression
très forte d'une écriture du vécu,
jusqu'à la déchirure.
Pierre Lepori
© LeCulturactif Suisse
Page créée le:
31.12.03
Dernière mise à jour le 31.12.03
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