En reprenant une longue tradition
d'anthropomorphisation des animaux, et des grenouilles en
particulier (vous citez les Fables d'Esope), vous
re-vivifiez cette figure allégorique et vous ré-appropriez
les codes de la fable avec un certain ludisme. Si votre
recueil fourmille de citations et d'allusions littéraires
érudites, il me semble aussi que vous " jouez
" avec cet héritage. Reconnaissez-vous, sous
le ton généralement mélancolique de
vos poèmes, un certain humour ? Est-ce votre côté
rabelaisien?
Le nom de Rabelais est approprié.
Quand, durant le long hiver de mon village, entre le col
du Nufenen et le Saint Gotthard, je le lisais pour la première
fois, ma mère souriait, heureuse de mes rires rabelaisiens.
Mais on peut remonter plus loin en arrière. Par exemple
à un topos, à un lieu classique. D'un
côté nous avons le philosophe Héraclite
qui, chaque fois qu'il sort de chez lui, pleure. Il pleure
de voir combien les homme vivent mal, meurent mal. Et de
l'autre, " Democritum aiunt contra
", on
dit au contraire que Démocrite ne sortait jamais
de chez lui sans rire, parce qu'il voyait que les hommes
rient de choses sérieuses, et prennent au sérieux
des choses ridicules. Moi, je suis plutôt du côté
de Démocrite. C'est la raison pour laquelle, de manière
instinctive, un de mes livres, qui sortira en janvier 2006
chez Garzanti à Milan, est loin de renier son imprégnation
de l'esprit du Bouvard et Pécuchet de Flaubert.
La figure de la grenouille est
ambivalente dans la littérature: si elle n'est pas
crainte et décriée comme le crapaud, elle
est, chez La Fontaine, que vous citez dans le poème
Des désirs et du malheur, à la fois
plainte car pâtissant de la bêtise des plus
grands qu'elle, et le plus souvent raillée et pourfendue
pour sa bêtise et sa prétention. Vous semblez
accentuer le premier aspect, plus humaniste, de cette tradition
: les grenouilles comme victimes. Est-ce que c'est l'ambivalence
symbolique de la grenouille qui vous a intéressé
?
Vers mes sept ans, à Pâques,
la grande souche de mélèze près du
jardin potager familial, qui était normalement une
souche à usages multiples, dédiée aux
petits travaux des fermiers, devenait un lieu d'exécutions.
Les hommes tuaient le chevreau pour le repas de Pâques.
Les autres chevreaux étaient vendus au boucher. Les
femmes tuaient les poules, les jeunes les grenouilles, d'une
façon brutale, primitive, décrite dans Prélude,
De la mémoire, du sang, du Concertino pour
grenouilles. Je me suis rendu compte depuis petit que
je n'aurais pas fait un bon fermier, parce qu'un fermier,
parmi les choses qu'il doit faire, doit savoir tuer sans
état d'âme, sans le moindre trouble, un chevreau,
une grenouille, une poule, un cochon, un veau
Même
si une grenouille était, pour moi, un animal domestique,
pas comme une couleuvre ou un crapaud, ni un animal néfaste
comme une souris ou une taupe. C'est plus tard, bien plus
tard, que je me suis arrêté sur une équation
symbolique : grenouille comme jeune fille juive sans défense
devant la violence masculine, nazie.
" C'est ainsi qu'un enfant
apprend/à regarder le sang/comme un homme, indifférent
", dites-vous dans Le Prélude, et encore
" à la grenouille qui m'a donné/la sensation
élémentaire/de la violence, de la ur-femme/que
des soldats attrapent et violent suants ", dans Sarabande.
Vous opérez un basculement : de l'enfant tortionnaire
de grenouilles que vous étiez, de l'apprenti Galvani,
" nazillon " en herbe, vous parlez des grenouilles
avec un " nous " collectif (Intermezzo),
et chantez leurs litanies. Peut-on lire dans ce changement
de regard une métaphore politique?
La métaphore politique a commencé
assez tôt. Je peux raconter un épisode de ma
vie dont je n'ai pas laissé la trace, parce que je
suis extrêmement allergique au journal intime. C'est
à l'époque où j'allais à l'école
dans mon village natal à la montagne : à la
maison, comme dans toutes les maisons de fermiers, il n'y
avait pas de livre hormis ceux de l'école (des laiderons
" non divertissants ") et ceux de l'église
catholique. Pas de Bible, de Dante, arrivés plus
tard, avec d'autres livres. Dante, j'étais le seul
à l'écouter, à travers la voix d'un
menuisier grand buveur, à l'auberge de mes parents,
premier embryon d'université populaire. Voici l'histoire:
mon père allait pendant l'hiver, comme les autres
hommes de la vallée, vendre des châtaignes
grillées dans les villes du Nord-Est de la France,
jusqu'en 39, puis à Zurich ; et c'est justement de
Zurich la neutre qu'il ramena à la maison, pour moi,
un livre un peu abîmé (à l'extérieur)
qu'un passant lui avait donné en échange d'un
sachet de châtaignes. Il avait faim. C'était
Retours de l'Urss d'André Gide, livre qui
a beaucoup compté pour moi, parce que de lui sont
parties beaucoup d'explorations sur les branches de l'arbre
littérature et sur celles de l'arbre politique (Gramsci,
par exemple).
Un autre livre " hérité " (c'est
ma mère qui le ramena à la maison), fut le
Ben Hur de Lewis Wallace. Je regarde donc toujours
avec une affection irrationnelle, quand il passe à
la télévision, le duel, dans la course des
chars, entre Messala et Ben Hur : les chevaux blancs de
Ben Hur, qui portent des noms d'étoile, je suis leur
supporter.
De manière générale,
dans votre poésie, vous restez en lien avec des uvres
qui vous ont précédé, je pense à
l'important bagage littéraire que vous aimez citer
et faire vivre (Dante, mais aussi Leopardi, Catulle, Marina
Tsvétaïèva, etc). Pour écrire
vos poèmes, partez-vous de ces souvenirs de lecture,
ou d'images plus personnelles? A quel moment de l'écriture
interviennent ces références ? Sont-elles
présentes en amont, dès la conception du poème
? Est-ce que ce sont elles qui vous inspirent ?
Il y a de l'interaction. Et ceci
vaut autant pour la poésie que pour la prose. En
guise d'exemple, je pourrais parler du livre que j'ai écrit
avec le plus de plaisir, Le rêve de Walacek,
(traduit et publié chez Gallimard), dans lequel prennent
part des souvenirs d'enfance, dont le souvenir privilégié
du football : Walacek était un bon attaquant du Servette
de Genève et de l'équipe nationale suisse.
Ses aventures s'associent à des réflexions
sur un tableau de Paul Klee. Le grand peintre suisse, sur
une page sportive d'un journal de 1938, le " Nationale
Zeitung " de Bâle, peint son Alphabet 1,
et, avec un O, efface à moitié le nom de Walacek,
qui était né à Moskou en 1916, qui
vivait à Genève et qui avait un arbre généalogique
compliqué : s'ensuit un enchaînement d'associations.
Je m'arrête sur l'une d'elles, du génial Schopenhauer,
que je cite de mémoire : mais d'où voulez
vous que Dante ait pris ses vues de l'enfer sinon des vicissitudes
humaines ? Bien sur, il les a prises aussi chez Virgile,
et comment ! Et chez Ovide, et chez
A un niveau bien
plus modeste, c'est la même chose pour moi, pour tant
d'autres. Dante est inimitable. J'ai développé
de façon romanesque un thème très ancien
et toujours nouveau : Hector ne serait pas Hector, il ne
serait pas ce qu'il est " Tant que le soleil/resplendira
sur les malheurs humains " (Foscolo) s'il n'y avait
pas eu Homère. Walacek aura une vie fragile dans
le futur grâce à Paul Klee. C'est une victoire
de l'art.
La grande cohésion de
votre recueil vient aussi de la construction quasi musicale
des chapitres : chaque partie porte le nom d'un mouvement
de concerto. La musique a-t-elle une importance structurelle
pour vous ? Façonnez-vous un recueil comme une composition
musicale ?
L'enseignement que nous apportent
les grands auteurs est sans fin. Pour la poésie,
Dante est au-dessus des autres, avec son " universalité
qui rompt les schémas, et surtout les schémas
de la littérature non-populaire ". " Avec
sa nature omnipénétrante, il pénètre
toutes les réalités psychologiques "
(Contini). Naturellement avec d'autres guides, à
partir de Lucrèce et de Virgile. Pour la prose, je
devrais donner trop de noms, de Cicéron, avec sa
prose harmonieuse, à Proust, en passant par le XIVème
siècle florentin, par Machiavel, Guichardin, Montaigne,
Galilée
Votre question cite le nom de Marina Tsvetaïeva. C'est
un nom qui m'est cher, comme celui d'Elena, de Bethsabée
(Rembrandt), d'Héloïse. Quand Marina, désespérée,
revient à Moscou, peu de temps avant de mourir en
se suicidant, à Elabuga, elle dit encore aux occidentaux
: sachez que là aussi je serai du côté
de ceux qui souffrent, et non du côté de ceux
qui font souffrir.
Propos recueillis et traduits
de l'italien par Julien Burri.
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