Extraits de l'entretien
avec Leonardo Zanier paru dans Feuxcroisés 7 (2005)
- Leonardo Zanier, vous vivez
depuis presque un demi-siècle loin de votre terre
natale. Vous n'avez cependant pas cessé d'utiliser
votre langue maternelle comme instrument littéraire.
Comment expliquez-vous ce phénomène?
- Plus qu'un "phénomène",
je crois qu'on peut le considérer comme un fait acquis,
pas facile à circonscrire et à expliciter.
Peut-être s'agit-il d'une sorte de fidélité:
aux origines, à la terre, aux personnes qui ont construit
et avec lesquelles j'ai construit la première phase
de ma formation. Cela fait partie d'un panorama mental profondément
gravé, mémorisé, et dans lequel il
y a les profils des montagnes et des forêts de la
Carnie, les profils des toits, les façades des maisons,
les visages des personnes, une sorte d'alphabet de base,
d'instrumentation intime et complexe, comme le sont sans
doute les skylines de leurs propres villes pour d'autres
- même si beaucoup de skylines de diverses villes,
de quartiers de Zurich et de vallées tessinoises
se sont déposés dans ma propre mémoire,
et y ont sédimenté; mais il est probable qu'il
s'agit d'un phénomène encore plus complexe.
J'ai tenté de l'éclairer pour moi-même
en le verbalisant pour la première fois, dans une
récente communication à l'Université
de Lau-sanne: il y a un sentiment de revanche, de volonté
de réagir à l'hégémonie de la
langue majoritaire. Le frioulan est de toute façon
la langue que je connais le mieux, celle sur laquelle j'ai
le plus travaillé, celle que j'ai le plus approfondie,
ciselée, inventée, que mes compatriotes (ceux
restés là-bas, peu nombreux hélas,
et ceux qui ont émigré, très nombreux
- on parle frioulan en Australie et au Canada, en France
et en Suisse aussi) parlent encore et qu'ils utilisent pour
parler entre eux, que nous utilisons pour communiquer. C'est
peu de chose. Ainsi ai-je commencé à écrire,
ainsi ai-je continué à écrire. Mais
- j'aime moins cela - on tend à dire que je suis
un poète frioulan; je crois qu'il serait peut-être
plus juste de dire: poète en frioulan. Même
si, tout compte fait, c'est un détail. Et, si on
se réfère à mes origines, c'est tout
de même juste.
- L'histoire du Frioul est un
fil conducteur dans votre uvre. En quoi vous sert-elle
de métaphore générale pour faire poétiquement
un discours politique?
- Plus que le Frioul en général
comme territoire de référence, le fil conducteur,
c'est mon microcosme, ce sont Maranzanis et la Carnie, c'est-à-dire
mon petit pays d'origine et la région alpine dans
laquelle il est inséré, et, à l'intérieur
de ce microcosme, nombre d'histoires de personnes particulières
ou aussi des micro-institutions (comme la laiterie de mon
village, qui a eu une grande importance économique
et culturelle, et qui après avoir fermé, a
récemment retrouvé de telles fonctions grâce
à sa reconversion en structure hôtelière
coopérative). Ces histoires, ces gens, ces institutions,
observées attentivement, deviennent, racontent l'histoire
générale, celle de la lutte entre les classes
hégémoniques et les classes subalternes, celle
des idéologies qui se sont succédées
Mais certains les ont subies en résistant, ou avec
détachement, avec ironie, sans dogmatismes, en cherchant
à comprendre les pièges, les escroqueries.
C'est tout cela que je raconte.
Mais je compare aussi cette réalité avec ce
que j'ai rencontré ensuite, en me déplaçant.
Par exemple, je compare l'histoire de saint Florian, déclaré
saint improbable (c'est comme dire qu'il n'a jamais existé),
qui est le patron de l'église de mon village, et
celle de saint Martin, représenté sur les
anciens billets de cent francs suisses: le prototype de
la charité mystifiée. En approfondissant n'importe
quelle réalité, avec laquelle on a des rapports
intenses, avec ironie, sans préjugés, mais
aussi sans tabous et sans fanatismes, on découvre
l'humanité commune, la force commune, mais on découvre
aussi que les instruments de prévarication ne sont
différents qu'en apparence. Car souvent la "différence"
est une invention pour créer ou renforcer des identités
opposées, et donc mieux manuvrables.
Il me vient à l'esprit maintenant une phrase importante,
je ne sais pas à qui l'attribuer, mais je me souviens
que c'est l'anthropologue Ilario Rossi qui me la signalée
pour la première fois: "Aucune culture n'est
assez forte pour vous tenir complètement prisonnier."
A l'époque de l'expansion des fondamentalismes (je
ne pense pas seulement au fondamentalisme islamique), où
l'ironie et le "relativisme culturel" sont condamnés
avec toujours plus de morgue (comme s'ils n'étaient
pas deux des principales voies permettant d'échapper
au terrorisme), cette phrase est comme un précieux
cadeau.
- Vous considérez-vous
comme un écrivain d'abord politique?
- Certainement pas de manière
prédominante, mais de manière "pédagogique",
comme l'a écrit récemment un anthropologue,
professeur à l'Université d'Udine, à
propos d'un de mes livres. Lire cette définition
m'a fait une certaine impression, peut-être parce
qu'elle est vraie: c'est vrai que j'aime partager, et même
vérifier, des pensées, des émotions,
des découvertes; et c'est vrai aussi que j'ai enseigné
pendant de longues périodes de ma vie. Même
si, la plupart du temps, il ne s'agissait pas d'enseignement
au sens strict, mais plutôt d'un travail d'animation,
de médiation culturelle et politique, de recherche.
[
]
- L'émigration est un des
thèmes prédominants de votre uvre. Vous
vivez depuis longtemps dans un pays étranger. Quel
changement un émigrant en Suisse peut-il constater
aujourd'hui par rapport aux années 1960, qu'on pourrait
peut-être considérer comme des "années
de plomb" si l'on pense à des mouvements comme
celui de James Schwarzenbach?
- J'ai certainement décrit
l'émigration sous tous ses aspects: dans ses souffrances,
ses discriminations et ses contradictions, mais aussi dans
ses conquêtes (langues, relations, métiers)
et son ouverture à de nouveaux horizons, toujours
en l'incluant dans la condition hu-maine. Quand j'écris
"
e cuant / ch'a si capis / bisugna lâ"
("
et quand / on comprend / on doit partir"),
il y a au moins deux lectures possibles de ces vers: comme
il n'y a pas de travail, on doit émigrer à
peine arrivé à l'âge de raison; mais
aussi: dès qu'on arrive à comprendre ce qu'est
vivre, il faut mourir. Beaucoup de gens se déplacent;
tous parcourent une même trajectoire, plus ou moins
longue, plus ou moins heureuse, entre l'alpha et l'oméga.
La tragédie est que beaucoup vivent comme si la vie
n'était pas un passage. Il est certain qu'on ne peut
pas vivre avec l'idée obsédante de la mort,
mais de là à la refouler au point de devenir
indifférent aux autres, de vivre dans une dimension
de terrible égoïsme
La période Schwarzenbach, "les années
de plomb", était vraiment difficile, le climat
était lourd, mais nous étions conscients de
notre rôle stratégique et de notre valeur.
Je crois que notre attitude était alors celle du
défi: "Si vous nous renvoyez, qu'arrivera-il
ensuite dans votre pays? Qui construira les maisons et les
digues? Travaillerez-vous dans les restaurants et dans les
fonderies?" Pendant la campagne électorale du
"référendum anti-étrangers",
qui s'appelait pompeusement: "Initiative nationale
contre la corruption du peuple et de la patrie par les étrangers",
j'ai écrit un long article, publié en allemand
dans Reformatio, dont je cite un passage: "Le
scandale pour les émigrés n'est pas Schwarzenbach,
c'est le statut d'ouvrier saisonnier, c'est, plus généralement,
la condition qui nous est réservée, en Suisse
comme ailleurs. La tranquillité avec laquelle on
nous fait venir et la tranquillité avec laquelle
on nous renvoie dans notre pays. La possibilité d'organiser
une économie avec nous et une vie sociale et civile
sans nous. Les efforts qu'on fait pour nous tenir en marge
de la vie politique et syndicale." Toujours pendant
cette même campagne électorale, très
tendue, nous avons organisé à Lucerne une
grande réunion de deux jours. Par un heureux hasard,
nous sommes tombés dans le théâtre où,
quelques heures auparavant, s'était tenue une réunion
électorale de Schwarzen-bach. Ce fut un grand succès.
Cet événement eut un écho énorme,
alors même que de nombreuses organisations suisses
"amies" nous avaient déconseillé
d'organiser cette réunion qui risquait d'être,
selon eux, contre-productive. De là, nous avons envoyé
un message à tous les électeurs suisses sous
forme de tract bilingue distribué dans toutes les
fabriques et tous les chantiers par les travailleurs italiens
à leurs collègues et chefs suisses. Il y a
une belle trace de cette réunion dans le film de
Peter Ammann, Des bras oui, des hommes non.
[
]
- Pensez-vous que la poésie
et la littérature en général réussissent
à promouvoir ou à changer quelque chose dans
la manière de penser des gens?
- Je pense que oui, ou plutôt
je l'espère. Même s'il est plus prudent de
penser que la poésie ne sert vraiment à rien,
j'ai la conviction que, sans elle, le monde serait bien
plus gris et invivable. Mes poésies ont provoqué
des réactions positives: des jeunes gens les ont
mises en musique et les chantent; d'autres m'écrivent
pour me demander des choses très compliquées;
des enseignants m'invitent à parler dans leurs cours.
Il y a donc des gens qui les "consomment", les
vivent, s'en inspirent, y réfléchissent.
- Votre langue étant différente
de celle de votre patrie officielle, quelle idée
avez-vous de la patrie?
- La patrie avait mauvaise réputation
à l'époque de ma première formation.
Nous sortions de la longue période fasciste où
le mot "patrie", utilisé très souvent
et sans aucune pudeur, avait servi à couvrir les
plus terribles vacheries: la dictature, la violence, l'abus
de pouvoir, le colonialisme, le racisme, la guerre. Par
réaction, la chanson "Ma patrie est le monde
entier / ma loi la liberté
" était
redevenue un es-poir. Cette conviction a été
très utile dans mon rapport avec d'autres pays et
d'autres cultures. Je cherchais des gens qui pensaient comme
moi: il y en a toujours ! Il m'importait donc peu - même
si cela ne me ne faisait pas plaisir - qu'il y en ait d'autres
un peu xénophobes, un peu présomptueux, qui
vous regardaient de travers, qui, dans les cas bénins,
considéraient les émigrés comme une
sorte de moindre mal, car nous faisions les travaux qu'eux
ne voulaient plus faire
et aussi beaucoup d'autres.
Et puis il y avait la guerre froide. Une autre chanson était
à la mode: "et si la patrie appelle / dites-lui
qu'elle aille se pendre
" Il y avait peut-être
quelque chose d'autre, d'encore plus profond: pour beaucoup
d'entre les miens, qui, pendant des générations,
avaient travaillé en Autriche, en Hongrie, en Bohême,
en Istrie: la dissolution de l'empire des Habsbourg a été
vécue comme une horrible tragédie.
[
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Propos extraits de Feuxcroisés
7 (2005), recueillis par Mevina Puorger.
Traduction : Daniel Colomar
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