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Leonardo Zanier
Libers... di scugnî lâ / Libres... de devoir partir / Liberi... di dover partire, Traduit en français par Daniel Colomar, Editions d'en bas, 2005

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Retrouvez également Leonardo Zanier dans nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.

  Leonardo Zanier / Libres... de devoir partir
 

ISBN 2-8290-0319-5

 

Le recueil de Zanier fait naître un double espoir : celui que l'expérience migratoire consignée dans la mémoire de la poésie puisse nous permettre de comprendre avec plus de sympathie et de sensibilité ce monde de l'émigration qui s'est mis en marche à partir des continents les plus lointains, fait d'hommes porteurs des mêmes espoirs, des mêmes angoisses et parfois des mêmes colères ; et d'autre part que ce parcours puisse être senti comme la métaphore du voyage migratoire que chacun de nous doit ("libre de devoir") entreprendre au cours de sa vie.

Jean-Jacques Marchand

Leonardo Zanier, Libers... di scugnî lâ / Libres... de devoir partir / Liberi... di dover partire, Traduit en français par Daniel Colomar, Editions d'en bas, 2005

  Mevina Puorger, à propos de Leonardo Zanier (Feuxcroisés 7)

Mevina Puorger, à propos de Leonardo Zanier
(Extraits de la présentation de l'auteur parue dans Feuxcroisés 7 (2005))

Avec les poèmes de Zanier, nous prenons part à ce qu'a vécu le Frioul, les affrontements de la Deuxième Guerre mondiale, l'hémorragie qui s'est poursuivie avec l'émigration dans l'après-guerre, jusqu'à l'instant apocalyptique du tremblement de terre. Zanier parle des hommes qui vivaient là et qui sont peu nombreux à y revenir, des hommes qui chaque année refont leur valise pour une saison, qui quittent leur patrie pour échapper à la mort et qui meurent en survivant à petits pas sur des chemins étrangers.
[…]
L'œuvre poétique de Zanier peut être qualifiée de réaliste existentielle; on peut en visualiser et recevoir le contenu comme un film, surtout pour ce qui est des textes d'une certaine longueur. C'est vrai aussi pour la traduction, une démarche qui implique une abstraction en forme d'images. Pour donner au contenu d'un poème une autre forme linguistique, il faut saisir l'ensemble comme une entité syntaxique complexe. L'atmosphère unique et spécifique qui se dégage des sons frioulans est victime de ce processus; on cherche à s'en approcher par une autre voie linguistique tout en en restituant le plus exactement possible le contenu.
Le défi linguistique est particulièrement grand dans les poèmes imitant le style des balades épiques, ironisant sur les légendes de saints comme ce saint Georges mangeant près du feu et discutant avec la princesse en habit de veuve: le repas gargantuesque composé de crapauds et de chats-huants, de salamandres et de chauves-souris, le dégoût de la dame, sa nostalgie du dragon, sa lente ouverture à l'autre, le désir qui grandit pendant qu'ils consomment ces délicatesses. Autant d'images somptueuses qui trouvent leur expression sonore dans la vaste palette des palatales du frioulan, dont la richesse onomatopéique n'a guère d'équivalent en allemand ou en français.
Les poèmes de Zanier forment un condensé lyrique de l'histoire de la Carnie, de la Deuxième Guerre mondiale jusqu'à nos jours, emblématique de beaucoup d'histoires individuelles, observées et consignées avec attention et lucidité, racontées et décrites à la manière universelle d'un poète qui, en n'inventant rien, parvient à appréhender un tout.

(Traduction : Ursula Gaillard)

 

  Extraits de l'entretien avec Leonardo Zanier (Feuxcroisés 7)


Extraits de l'entretien avec Leonardo Zanier paru dans Feuxcroisés 7 (2005)

- Leonardo Zanier, vous vivez depuis presque un demi-siècle loin de votre terre natale. Vous n'avez cependant pas cessé d'utiliser votre langue maternelle comme instrument littéraire. Comment expliquez-vous ce phénomène?

- Plus qu'un "phénomène", je crois qu'on peut le considérer comme un fait acquis, pas facile à circonscrire et à expliciter. Peut-être s'agit-il d'une sorte de fidélité: aux origines, à la terre, aux personnes qui ont construit et avec lesquelles j'ai construit la première phase de ma formation. Cela fait partie d'un panorama mental profondément gravé, mémorisé, et dans lequel il y a les profils des montagnes et des forêts de la Carnie, les profils des toits, les façades des maisons, les visages des personnes, une sorte d'alphabet de base, d'instrumentation intime et complexe, comme le sont sans doute les skylines de leurs propres villes pour d'autres - même si beaucoup de skylines de diverses villes, de quartiers de Zurich et de vallées tessinoises se sont déposés dans ma propre mémoire, et y ont sédimenté; mais il est probable qu'il s'agit d'un phénomène encore plus complexe. J'ai tenté de l'éclairer pour moi-même en le verbalisant pour la première fois, dans une récente communication à l'Université de Lau-sanne: il y a un sentiment de revanche, de volonté de réagir à l'hégémonie de la langue majoritaire. Le frioulan est de toute façon la langue que je connais le mieux, celle sur laquelle j'ai le plus travaillé, celle que j'ai le plus approfondie, ciselée, inventée, que mes compatriotes (ceux restés là-bas, peu nombreux hélas, et ceux qui ont émigré, très nombreux - on parle frioulan en Australie et au Canada, en France et en Suisse aussi) parlent encore et qu'ils utilisent pour parler entre eux, que nous utilisons pour communiquer. C'est peu de chose. Ainsi ai-je commencé à écrire, ainsi ai-je continué à écrire. Mais - j'aime moins cela - on tend à dire que je suis un poète frioulan; je crois qu'il serait peut-être plus juste de dire: poète en frioulan. Même si, tout compte fait, c'est un détail. Et, si on se réfère à mes origines, c'est tout de même juste.

- L'histoire du Frioul est un fil conducteur dans votre œuvre. En quoi vous sert-elle de métaphore générale pour faire poétiquement un discours politique?

- Plus que le Frioul en général comme territoire de référence, le fil conducteur, c'est mon microcosme, ce sont Maranzanis et la Carnie, c'est-à-dire mon petit pays d'origine et la région alpine dans laquelle il est inséré, et, à l'intérieur de ce microcosme, nombre d'histoires de personnes particulières ou aussi des micro-institutions (comme la laiterie de mon village, qui a eu une grande importance économique et culturelle, et qui après avoir fermé, a récemment retrouvé de telles fonctions grâce à sa reconversion en structure hôtelière coopérative). Ces histoires, ces gens, ces institutions, observées attentivement, deviennent, racontent l'histoire générale, celle de la lutte entre les classes hégémoniques et les classes subalternes, celle des idéologies qui se sont succédées… Mais certains les ont subies en résistant, ou avec détachement, avec ironie, sans dogmatismes, en cherchant à comprendre les pièges, les escroqueries. C'est tout cela que je raconte.
Mais je compare aussi cette réalité avec ce que j'ai rencontré ensuite, en me déplaçant. Par exemple, je compare l'histoire de saint Florian, déclaré saint improbable (c'est comme dire qu'il n'a jamais existé), qui est le patron de l'église de mon village, et celle de saint Martin, représenté sur les anciens billets de cent francs suisses: le prototype de la charité mystifiée. En approfondissant n'importe quelle réalité, avec laquelle on a des rapports intenses, avec ironie, sans préjugés, mais aussi sans tabous et sans fanatismes, on découvre l'humanité commune, la force commune, mais on découvre aussi que les instruments de prévarication ne sont différents qu'en apparence. Car souvent la "différence" est une invention pour créer ou renforcer des identités opposées, et donc mieux manœuvrables.
Il me vient à l'esprit maintenant une phrase importante, je ne sais pas à qui l'attribuer, mais je me souviens que c'est l'anthropologue Ilario Rossi qui me la signalée pour la première fois: "Aucune culture n'est assez forte pour vous tenir complètement prisonnier." A l'époque de l'expansion des fondamentalismes (je ne pense pas seulement au fondamentalisme islamique), où l'ironie et le "relativisme culturel" sont condamnés avec toujours plus de morgue (comme s'ils n'étaient pas deux des principales voies permettant d'échapper au terrorisme), cette phrase est comme un précieux cadeau.

- Vous considérez-vous comme un écrivain d'abord politique?

- Certainement pas de manière prédominante, mais de manière "pédagogique", comme l'a écrit récemment un anthropologue, professeur à l'Université d'Udine, à propos d'un de mes livres. Lire cette définition m'a fait une certaine impression, peut-être parce qu'elle est vraie: c'est vrai que j'aime partager, et même vérifier, des pensées, des émotions, des découvertes; et c'est vrai aussi que j'ai enseigné pendant de longues périodes de ma vie. Même si, la plupart du temps, il ne s'agissait pas d'enseignement au sens strict, mais plutôt d'un travail d'animation, de médiation culturelle et politique, de recherche.

[…]

- L'émigration est un des thèmes prédominants de votre œuvre. Vous vivez depuis longtemps dans un pays étranger. Quel changement un émigrant en Suisse peut-il constater aujourd'hui par rapport aux années 1960, qu'on pourrait peut-être considérer comme des "années de plomb" si l'on pense à des mouvements comme celui de James Schwarzenbach?

- J'ai certainement décrit l'émigration sous tous ses aspects: dans ses souffrances, ses discriminations et ses contradictions, mais aussi dans ses conquêtes (langues, relations, métiers) et son ouverture à de nouveaux horizons, toujours en l'incluant dans la condition hu-maine. Quand j'écris "… e cuant / ch'a si capis / bisugna lâ" ("…et quand / on comprend / on doit partir"), il y a au moins deux lectures possibles de ces vers: comme il n'y a pas de travail, on doit émigrer à peine arrivé à l'âge de raison; mais aussi: dès qu'on arrive à comprendre ce qu'est vivre, il faut mourir. Beaucoup de gens se déplacent; tous parcourent une même trajectoire, plus ou moins longue, plus ou moins heureuse, entre l'alpha et l'oméga. La tragédie est que beaucoup vivent comme si la vie n'était pas un passage. Il est certain qu'on ne peut pas vivre avec l'idée obsédante de la mort, mais de là à la refouler au point de devenir indifférent aux autres, de vivre dans une dimension de terrible égoïsme…
La période Schwarzenbach, "les années de plomb", était vraiment difficile, le climat était lourd, mais nous étions conscients de notre rôle stratégique et de notre valeur. Je crois que notre attitude était alors celle du défi: "Si vous nous renvoyez, qu'arrivera-il ensuite dans votre pays? Qui construira les maisons et les digues? Travaillerez-vous dans les restaurants et dans les fonderies?" Pendant la campagne électorale du "référendum anti-étrangers", qui s'appelait pompeusement: "Initiative nationale contre la corruption du peuple et de la patrie par les étrangers", j'ai écrit un long article, publié en allemand dans Reformatio, dont je cite un passage: "Le scandale pour les émigrés n'est pas Schwarzenbach, c'est le statut d'ouvrier saisonnier, c'est, plus généralement, la condition qui nous est réservée, en Suisse comme ailleurs. La tranquillité avec laquelle on nous fait venir et la tranquillité avec laquelle on nous renvoie dans notre pays. La possibilité d'organiser une économie avec nous et une vie sociale et civile sans nous. Les efforts qu'on fait pour nous tenir en marge de la vie politique et syndicale." Toujours pendant cette même campagne électorale, très tendue, nous avons organisé à Lucerne une grande réunion de deux jours. Par un heureux hasard, nous sommes tombés dans le théâtre où, quelques heures auparavant, s'était tenue une réunion électorale de Schwarzen-bach. Ce fut un grand succès. Cet événement eut un écho énorme, alors même que de nombreuses organisations suisses "amies" nous avaient déconseillé d'organiser cette réunion qui risquait d'être, selon eux, contre-productive. De là, nous avons envoyé un message à tous les électeurs suisses sous forme de tract bilingue distribué dans toutes les fabriques et tous les chantiers par les travailleurs italiens à leurs collègues et chefs suisses. Il y a une belle trace de cette réunion dans le film de Peter Ammann, Des bras oui, des hommes non.

[…]

- Pensez-vous que la poésie et la littérature en général réussissent à promouvoir ou à changer quelque chose dans la manière de penser des gens?

- Je pense que oui, ou plutôt je l'espère. Même s'il est plus prudent de penser que la poésie ne sert vraiment à rien, j'ai la conviction que, sans elle, le monde serait bien plus gris et invivable. Mes poésies ont provoqué des réactions positives: des jeunes gens les ont mises en musique et les chantent; d'autres m'écrivent pour me demander des choses très compliquées; des enseignants m'invitent à parler dans leurs cours. Il y a donc des gens qui les "consomment", les vivent, s'en inspirent, y réfléchissent.

- Votre langue étant différente de celle de votre patrie officielle, quelle idée avez-vous de la patrie?

- La patrie avait mauvaise réputation à l'époque de ma première formation. Nous sortions de la longue période fasciste où le mot "patrie", utilisé très souvent et sans aucune pudeur, avait servi à couvrir les plus terribles vacheries: la dictature, la violence, l'abus de pouvoir, le colonialisme, le racisme, la guerre. Par réaction, la chanson "Ma patrie est le monde entier / ma loi la liberté… " était redevenue un es-poir. Cette conviction a été très utile dans mon rapport avec d'autres pays et d'autres cultures. Je cherchais des gens qui pensaient comme moi: il y en a toujours ! Il m'importait donc peu - même si cela ne me ne faisait pas plaisir - qu'il y en ait d'autres un peu xénophobes, un peu présomptueux, qui vous regardaient de travers, qui, dans les cas bénins, considéraient les émigrés comme une sorte de moindre mal, car nous faisions les travaux qu'eux ne voulaient plus faire… et aussi beaucoup d'autres.
Et puis il y avait la guerre froide. Une autre chanson était à la mode: "et si la patrie appelle / dites-lui qu'elle aille se pendre…" Il y avait peut-être quelque chose d'autre, d'encore plus profond: pour beaucoup d'entre les miens, qui, pendant des générations, avaient travaillé en Autriche, en Hongrie, en Bohême, en Istrie: la dissolution de l'empire des Habsbourg a été vécue comme une horrible tragédie.

[…]

Propos extraits de Feuxcroisés 7 (2005), recueillis par Mevina Puorger.

Traduction : Daniel Colomar

 

  Poèmes

Ogni sera

il dì ch'al clopa
al strascina i siei ros
su pai spiçs dai crets
e sot
la not
a glot las vals
e a impia la poura dai oms

 

Chaque soir

le jour qui s'abîme
traîne ses rougeurs
vers les pics des rochers
et en bas
la nuit
engloutit les vallées
et enflamme les hommes de peur


Traduction Daniel Colomar

 

Jeden Abend

der Tag, der zur Neige geht
schleppt sein vieles Rot
auf die Gipfel der Berge
und unten
die Nacht
verschlingt die Täler
und weckt die Angst der Menschen


Übersetzt von Mevina Puorger

Ogni sera

il giorno che declina
trascina i suoi rossi
verso le guglie delle rocce
e sotto
la notte
inghiotte le valli
e accende la paura degli
uomini

***

Ma la int nas distes

da nô
no' nd è ce fâ
ma la int
nas
distes
cussì si cres
como zòcui
in libertât
tra las còtulas
das mâris
e las risclas
dai peçs
e cuant
ch'a si capìs
bisugna lâ

 

***

Mais on naît tout de même

chez nous
pas de travail
mais
on naît
tout de même
ainsi grandit-on
comme des chevreaux
en liberté
entre les jupes
de nos mères
et les aiguilles
des sapins
et dès
qu'on a compris
on doit partir

Traduction Daniel Colomar

 

***

Und trotzdem wird man geboren

bei uns
gibt es keine Arbeit
aber man wird
trotzdem
geboren
so wächst man auf
wie Zicklein
in Freiheit
zwischen den Röcken
der Mütter
und den Tannennadeln
und kaum
beginnt man zu verstehen
muss man fort


Übersetzt von Mevina Puorger

 

***

Ma la gente nasce lo stesso

da noi
non c'è lavoro
ma la gente
nasce
lo stesso
così si cresce
come capretti
in libertà
tra le sottane
delle madri
e gli aghi
degli abeti
e quando
si capisce
bisogna andare

 

Page créée le: 13.07.05
Dernière mise à jour le: 18.07.05

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