Eoliennes, de Ferenc Rakoczy, quoiqu'il se présente comme un livre de poèmes, m'a semblé plutôt déployer une prose magnifiquement rythmée, parfois éclairée par des plages de blanc concentrant des mots autour de centres toujours très labiles, et qui se clôt par un appareil de notes aussi littéraires qu'explicatives. Cette prose, dans son balancement, suit le cours d'un fleuve imaginaire. Riches d'inventions permanentes, d'incitations à rêver et à réfléchir dans le même mouvement, les mots ainsi agencés réinventent une fluidité temporelle qui, même décousue, même déchirée, voire en haillons, n'en continue pas moins de régénérer un désir d'exister, de raviver la circulation du sang. Comme il le signale lui-même dans une note particulièrement importante qui énonce une sorte d'art poétique poussé par la nécessité, Ferenc Rakoczy serait « le rescapé d'une époque d'anti-lyrisme, de minimalisme et de non-réciprocité qui [l]étonne chaque fois qu'[il] se heurte à elle ».
Et, effectivement, ce livre donne à partager une confiance dans les images rarement rencontrée aujourd'hui, confiance dans leur force d'évocation, d'exploration. Non qu'elles ne soient pas mises en doute, voire répudiées un instant ; mais elles semblent, de fait, à même de poser les questions les plus pertinentes. Il est difficile de choisir un exemple dans le cours si dense de leur accumulation. Par le jeu d'une telle profusion, les images se suscitent les unes les autres, souvent très prenantes, très puissantes. Un peu comme le vent sur un champ de graminées propage un mouvement continu, léger, qui nous englobe dans une sorte de chant silencieux, et nous rassure sans qu'on sache vraiment pourquoi. Peut-être parce que la solitude ordinaire a desserré son étau.
Ferenc Rakoczy s'appuie sur l'idée que « connaître la nature, sa nature, lui donner sens, l'interpréter, c'est la capacité pour l'homme de se re-créer, de co-construire le monde ainsi qu'une oeuvre d'art élaborée en toute lucidité à partir de lui-même ». Il ajoute :
« Modestement, donc, je me risquais à m'introduire (ou plutôt à demeurer, puisque je n'en étais jamais sorti) dans cette sorte de semi-clandestinité, ce voyage secret au coeur de la parole où cohabitent bonheur et déchirure, clair et obscur, les promesses et les fureurs. S'il n'en reste rien, il y aura eu, au moins une fois, ce doigt d'aube sur la vitre givrée. » . Je cite longuement pour rendre compte d'un sentiment ambivalent qui m'a habitée tout au long de cette lecture passionnée — que je n'ai faite pourtant que par à-coups ;sautes de vent, changements de perspective, j'avais soudain l'impression que ce livre était trop bavard.
Mais je revenais toujours, intriguée par cette écriture si drue, si aimante aussi. Dans ces textes, quelque chose d'infiniment fragile, mais de tenace, résiste fermement à toute espèce de fragmentation, un des sujets important du livre. D'une manière très étrange, et que je sais mal analyser, Ferenc Rakoczy essaie une nouvelle façon d'habiter les images, le monde. Ou plutôt, il pratique la plus vieille manière qui soit, mais à propos d'un présent devenu différent, qu'il interroge avec inquiétude et observe pour qu'advienne « un présent composé » , sensible à tous, ressenti. Quelque chose de très doux, mais de très volontaire, un désir de comprendre, se mêle à une grande attention contemplative, très intenses l'un et l'autre, et parcourt ces textes en les tissant très serré, ce qui leur confère une souplesse troublante. Cette souplesse fait jouer à la fois un fort sentiment d'évidence et l'efficacité ininterrompue d'une incertitude créatrice.
Ce livre se compose de plusieurs parties qui résonnent. La première s'intitule La mémoire musicienne et les passants. Le poète accorde une très grande importance à la mémoire, à travers l'évocation de souvenirs, amours, promenades, amitiés, paysages aimés. Certains sont surprenants – le père planteur de girouettes dans le jardin –
Le poète fait confiance à cette mémoire qui nous fait humains et parlants : « Choyons les souvenirs – ce sont eux qui percent sous la langue. ».
Dans la dernière partie, il interroge encore la mémoire ou si c'est elle, collective et venue de très loin qui nous interroge : que sont devenus les amis, les parents ? que voulaient dire les girouettes ? si « les alchimistes y voyaient un intermédiaire entre les hommes et les dieux, un symbole du mal contrôlé, puisque fixé désormais, dépossédé de lui-même, empalé et soumis au vent musical, dans une aspiration immense, qui blasonne le bleu du ciel. » ?
Le chapitre « Sous le fouet du vent », se compose de petites proses denses et douloureuses qui relatent un voyage à Tchernobyl et dans ses environs. On y revient sans cesse. L'hommage aux « liquidateurs », réinterprété en note, mémorial à ceux qui nous ont protégés avec leur corps, est bouleversant. La force de l'émotion et la stupéfaction du poète envahissent le lecteur. Impuissant et comme dépossédé, « comme si dès maintenant la terre pouvait à tout instant dévaler sous [ses] pieds. » . Dépossédé pour avoir voulu tout posséder ? Rakoczy fait alors une proposition paradoxale, qui n'est pas nouvelle au fond, mais révélerait toute sa vérité et sa nécessité aujourd'hui : pour que la terre dure, mieux vaut se fier au vent qui pourtant nous malmène, fait de nous un zéro pur, mais douloureusement chante : « on respirerait mieux sans avoir conscience de la souffrance mais, sans cette dimension, impossible d'améliorer l'existence, ni de la faire résonner et s'épanouir dans les notes – tantôt aiguës, tantôt graves – d'une rhapsodie promenée à travers le monde, d'un contre-chant. Peu de choses après tout. Je ne crains pas de me dire apatride depuis lors, ni de lire les signes qui ne mènent – en apparence du moins – nulle part. ».
Je me souviens de la fin d'un poème de Jean Follain, Champignon atomique, écrit après le largage des bombes à Hiroshima et Nagasaki, que tout ce livre voudrait et parvient, dans une certaine mesure, à récuser : « Des maisons se dressent / sans accueil / au bord des ravins / à débris amoncelés / s'est affaibli / le beau trouble des images / a disparu / la volonté d'interpréter. » (J. Follain). Le chapitre « Du Piémont aux éoliennes », par exemple, déploie a contrario d'amples paysages, comme une sorte de voyage en Italie, tel qu'en ont fait de nombreux écrivains et qui nous transporterait bien jusqu'à Virgile auquel il est difficile de ne pas penser. Les poèmes de cette partie soulèvent de nombreuses questions. Des émerveillements intacts à travers des siècles de culture, d'art, même si Rakoczy pointe leurs erreurs fatales (nos erreurs, donc...), continuent à s'épanouir, à chercher, à désirer...
La forme des textes — notamment celui intitulé « Appel du large » — développe des mouvements narratifs en strophes lancinantes qui rappellent des mélopées : telles Marie des Brumes d'Odysseus Elytis ou, plus encore, Ulysse bras attachés de Mehli Cevdet Anday.
Cependant, le voyage à Tchernobyl a remis en question la confiance du poète dans la raison humaine (confondant parfois peut-être science et technique ?)
Le silence. Industriel.
Le nombril de la nuit. La non-réciprocité du pardon. Qui peut comprendre ?
Au loin, le sarcophage – nouvelle arche d'alliance.
Mais Rakoczy, malgré tout, ne répudie pas l'homme,qu'il ne méprise pas plus qu'il ne déteste « l'étoile hallucinée de son génie. » Et je lui en sais gré. J'ai été d'autant plus sensible à la terreur qu'il partage avec le lecteur, cette stupéfaction devant un monde dont l'homme s'est lui-même exclus.
La confiance dans la pérennité des choses, même toute relative, s'en trouve affectée durablement. Et, comme celle-ci soutenait la confiance dans les images, on imagine quelle peur habite un homme dont soudain toutes les terres se trouvent menacées, le réel et la langue. On imagine aussi quelle paralysie de la pensée peut survenir sans antidote efficace. Il en est peu question dans le combat anti-nucléaire, mais la langue, la parole se trouvent menacées et perdent sens dans ce désastre, alors qu'avec le vent... Les deux derniers vers du dernier poème, intitulé Vertiges en font foi : ils nouent à l'évocation du surgissement d'un printemps égal à lui-même – glaïeuls qui avaient tranquillement attendu dans le noir d'une cave en hiver – un imparfait insupportable s'il n'exprime pas seulement la nostalgie terrible des printemps de l'enfance, mais l'accomplissement d'un irréparable dommage :
Et cependant, à chaque printemps, ponctuels, ils fleurissaient
Avec des couleurs plus sonores que jamais. »
Maintenant que la nuit est tombée (ces mots constituent le titre explicite d'une autre partie, que nous chantent), que nous disent ces couleurs, ces formes vivantes que nous ne savons pas entendre, que nous n'aurons pas voulu attendre ? Elles nous proposent pourtant d'autres interprétations des rapports entre ordre et désordre que celles que nous avons toujours faites, d'autres pactes avec le temps et l'espace...
Nous serait-il impossible de changer d'optique ? Et comment faire ?
Rakoczy oppose à la violence que la force nucléaire impose aux formes multiples de la matière les éoliennes et leur adaptation aux vents, « un désir de synthèse entre l'ancien et le moderne à l'instar des éoliennes » même si comme chacun des textes qui compose le livre , « il reste le hochet de vents contradictoires, fussent-ils ceux de l'esprit . ». Et la symbolique que démultiplient les éoliennes — rêve d'une énergie simplement recueillie plutôt que domptée — nous protègerait des destructions massives, pollutions, maladies, ravages, silence sans répondant possible... Il est très convaincant.
Toujours très lucides, tranquilles, mais exposés au vent de la vie, les poèmes de ce livre répondent peut-être à une injonction comme celle d'Ingeborg Bachmann : « on peut exiger de l'homme qu'il affronte la vérité ». J'ai l'impression que je rends bien mal compte ici d'un livre qui m'a profondément touchée, étonnée, qui mêle des réflexions très abouties, même incertaines ou parce qu'incertaines, à des événements si intimes qu'ils font ressurgir mes propres souvenirs à chaque lecture, et sûrement ceux de chacun qui le lira : terreurs, joies, élans, questions, découragements, vents sans raisons, refus... Née de ces mots assemblés pour construire comme une « somme de poésie », si nombreux parfois qu'il faut les lire et les relire souvent pour en réaliser l'impérative violence, une forte émotion se diffuse dans mes rêves et dans le réel qu'elle transforme peu à peu. C'est un peu comme si j'avais reçu la lettre très longue et très attentive d'un ami, très proche. À laquelle il faut répondre. Même si ou, justement, parce que :
Roue du soleil, pudeur des femmes embrassant d'amour la terre
Comment saisir un peu de cette fraternelle clarté ?
Ni le marbre ni l'instant, moins encore une passagère lumière
Ne colmatent l'absence.
Françoise Delorme
Page créée le: 07.07.08
Dernière mise à jour le: 07.07.08
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