Autour de Sophocle ou les
tristes sires : entretien avec Jil Silberstein, par Karine
Frankhauser
KF : Ce journal commence le 11 avril
1996 pour se terminer le 7 février 1997; vous a-t-il
fallu prendre un certain recul pour le publier maintenant,
compte tenu de la douleur qui s'en dégage?
JS: Un certain recul a en effet été
nécessaire, mais non pas par rapport à la
douleur : c'était plutôt une grande entreprise
de joie, que de remonter en selle avec ces textes qui pour
moi sont des merveilles d'émotion, de retourner dans
Sophocle qui avait tant compté quand j'étais
adolescent. Le temps qu'il m'a fallu était plutôt
pour dégager le livre d'une certaine révérence
face à quelqu'un que j'admire tant. C'est-à-dire
pour acquérir une liberté, pour pouvoir en
parler d'une façon peut-être moins solennelle,
plus libre et peut-être plus attrayante pour la personne
qui lirait ce qui, au départ, prenait l'aspect d'un
essai sur Sophocle.
- Vous écrivez à la
page 30: "M'eût-on, il y a un mois, demandé
ce qui, adolescent, m'avait poussé à si souvent
rejoindre Antigone ou Ajax, ma réponse eût
été : couper au huis-clos familial. Recourir
à Sophocle, n'était-ce pas fausser compagnie
au minuscule théâtre de ma vie sur lequel,
en permanence, évoluaient cinq ou six personnages,
toujours les mêmes, prêts à se déchirer
et à me mettre en pièces ? O douleurs, douleurs,
douleurs; carrousel d'horreurs et de désespérances,
de violences et de trahisons empestant l'atmosphère
! Alors forcer l'obstacle, s'évader par la lecture
et par l'esprit. Accoster quelque rive lointaine."
En lisant ce passage, votre rencontre, adolescent, avec
Sophocle est claire : les thèmes communs sont la
famille, la douleur, la révolte. Mais maintenant,
en tant qu'adulte, qu'y a-t-il de nouveau dans ce besoin
de lire Sophocle ? Son écriture, ou cette lumière
dont vous parlez plusieurs fois dans votre livre ?
- Ce qui est nouveau, c'est ce qui
est le plus difficile à cerner : les lectures qui
se déroulent à des années de distances
les unes des autres, font rebondir toute la personne, j'ai
l'impression que la façon dont Sophocle, je le dis,
m'a sauvé la vie, lorsqu'à 14-15 ans, c'était
en m'ouvrant un monde par rapport à mon petit monde
dans lequel je croupissais, entre la détestation
de ma mère et l'éloignement de mon père
dans un quartier bourgeois, puis mon départ dans
un pensionnat pour indiscipline et tout cet univers du milieu
du XXe siècle qui m'étouffait. Sophocle a
opéré cette grande rupture ; mais à
ce moment-là ce n'était pas par les thèmes,
mias vraiment par la transfiguration de la douleur par la
parole. Ce qui peut frapper 30 ans après cette lecture,
c'est bien cette même façon qu'ont certains
auteurs d'ouvrir le monde - comme si, à les lire,
le toit du logement dans lequel ont vit s'ouvrait pour nous
laisser revoir la lune et les étoiles. Et c'est ce
mouvement de dévoilement de la lune, des étoiles,
de la douleur, du sacrifice des grandes forces élémentaires,
qui sont quelque peu assourdis dans le milieu du travail
dans lequel on vit quotidiennement - quand ce dévoilement
se fait, que ce soit par Dante, Shakespeare ou Sophocle
- si on les aime, parce que si on ne marche pas pour Dante,
on a beau le lire 15 fois, ça ne fera rien. Mais
avec les auteurs qu'on aime, ceux connus ou même d'autres
moins connus, c'est toujours la même fonction centrale
: nous remettre nous tout petit en situation dans le flux
du monde, dans le flux des émotions, dans le flux
des mythes de l'humanité, dans le flux d'une place
qu'on recherche qui ne soit pas une place fixe mais une
place vraie.
- Dans cet extrait que je trouve
très important, il y a un paradoxe : vous plongez
dans l'univers de Sophocle pour fuir la famille, mais il
est clair que vous retrouvez les même drames. Et là
j'aimerais comprendre : pourquoi justement Sophocle ?
- Vous avez absolument raison, mais
le paradoxe c'est que je ne le savais pas. C'est-à-dire
: lorsque j'ai découvert Sophocle (le lecteur saura
une prochaine fois comment ça c'est fait), c'était
par dipe Roi. Le cadre familial ne m'apparaissait
pas. M'apparaissait un homme qui avait été
tout et qui n'était plus rien, qui s'était
crevé les yeux et qui partait en exil. Naturellement
dipe c'était moi, mais dans ma petite tête
je ne pouvais pas faire le lien avec le fait qu'dipe
avait tué son père, et ne le savait pas, et
qu'il avait couché avec sa mère, et ne le
savait pas. Encore que : père-mère, ça
a du quelque part scintiller quelques temps dans mon esprit.
Mais pas du tout sur le plan conscient, donc c'était
la douleur, la douleur proclamée dans un cirque de
montagnes, avec un théâtre grec et la mer au
loin et plus loin encore des îles, de la pierre, des
animaux, des oiseaux qui croassaient. C'était le
monde ouvert et moi je ne voyais pas qu'effectivement tout
ce monde, un jour, je l'identifierais à une suite
ininterrompue de drames familiaux. Je pensais vraiment être
en Chine, quelque part ou plus rien de ce que j'avais vécu,
plus rien de ce qui m'avait fait souffrir ne pouvait m'atteindre.
- Vous décrivez plusieurs
figures du théâtre de Sophocle : Antigone bien
sûr, et aussi dipe, Electre, mais vous donnez
une place importante à Ajax, un héros peut-être
un peu moins connu
- Pour vous aussi ? Ça m'intrigue
parce que je n'en avais pas conscience. Ajax, si j'y pense
maintenant en vous répondant, est un personnage dont
je ne me sens pas très proche. Ce qu'il m'inspire,
c'est la tragédie d'un homme qui ne peut pas dépasser
une épreuve : celle d'avoir été floué.
Il ne peut pas la dépasser parce qu'il ne peut pas
en rendre compte d'une façon qui ne soit pas désastreuse
vie à vis de son père. Je rappelle l'histoire
: à la mort d'Achille, ses armes sont données
à Ulysse, alors qu'elles auraient dû échoir
à Ajax ; donc Ajax veut se venger. Il devient comme
ces personnages entiers fous de douleurs, il veut assassiner
tout ceux de son camp. La déesse le leurre et il
assassine des vaches, ce qui, à son réveil,
est la chose la plus grotesque, la plus humiliante, la plus
infamante qui soit. Comment pourrait-il oublier ça
? Et pourtant il a une femme aimante, des compagnons auprès
de lui. Mais la pensée que son père puisse
savoir ce qui est arrivé, qu'il puisse revenir sans
gloire auprès de son père, le conduit à
se suicider.
Donc ce n'est pas que j'admire sa façon d'être,
que je l'approuve ni qu'elle m'impressionne outre mesure
dans ma propre trajectoire; c'est qu'elle illustre à
quel point les héros sont dépendants de leurs
pères et à quel point, en réciprocité,
les pères attendent des choses inouïes de leurs
fils, qui seront à jamais indignes de leurs parents.
- Vous décrivez Electre comme
une héroïne splendide, mais j'aime votre regard
sur Clytemnestre, que je trouve nouveau. Elle est certes
cruelle, mais apparaît aussi comme une mère
qui veut se venger de la mort atroce de sa fille Iphigénie.
Dès lors, la relation entre Electre et Clytemnestre
paraît dans votre livre plus complexe, plus subtile
- C'est un éloge que je ne
crois pas mériter, car je pense en avoir fait "une
grosse méchante". Simplement je discute de la
situation de Clytemnestre. On a un affrontement entre une
mère et une fille et il reste effectivement un aspect
problématique. Clytemnestre était une mère
déchirée par la mort d'une de ses fille, sacrifiée
par son mari afin que les armées puissent arriver
à Troie. Elle s'invente une vengeance en prenant
un amant, Egiste, pendant l'absence de son mari. C'est effectivement
une situation humaine sur laquelle on peut débattre.
Mais je ne suis pas certain d'en avoir fait un personnage
plus clément ; parce qu'en outre elle fait tuer son
mari par son amant.
- Dans son dernier livre, Milan Kundera
parle du retour au pays après un exil. Vous c'est
le contraire : l'exil est dans votre pays
- Il y a une chose piquante : ce
livre, avant de s'appeler Sophocle ou les tristes sires,
s'est appelé Sophocle en exil. Ça voulait
dire : où que l'on parte, on a Sophocle dans sa poche
et on n'est pas perdu. Sur le moment, le retour en Suisse
après la vie que j'avais menée aux Etats-Unis
ou chez les Indiens du Québec ne m'apparaissait pas
comme une continuité féconde - même
si finalement ce retour en Suisse, qui est un peu dramatisé
pour les besoins du livre, se passe plutôt bien. Il
y a des étapes, des avancées : mes séjours
chez les Innus, en Amazonie, maintenant en Sibérie;
la Suisse n'est donc pas un bunker où je suis condamné
à travailler. C'est une vie pleine. Donc je suis
très heureux d'être là où je
suis aujourd'hui - et je ne pourrais pas en dire autant
de tous les lieux, et y compris de la France, d'où
je viens.
Il y a aussi la forme actuelle de cet hommage à Sophocle
(car c'est bien de cela qu'il s'agissait au départ),
qui est une victoire sur la forme de l'essai traditionnel.
Pour rendre cet hommage à cet ecrivain que je vénère
et pour prendre pied dans son théâtre, j'ai
écrit et récrit le livre, jusqu'à lui
donner au fil des mois cette forme plus fantaisiste et pour
moi plus porteuse. Donc il est possible que j'accentue ma
douleur de revenir en Suisse ; je crois que c'était
assez vrai, je n'étais pas très content, mais
cette douleur a toute sa part pour mettre en valeur la vedette,
qui n'est pas l'âne qui figure sur la couverture,
ni les poules, mais Sophocle.
Propos recueillis par Karine Fankhauser
|