Les correspondances d'écrivains
romands n'ont pas fini de nous livrer leurs délices
sécrètes. La discrétion des calvinistes,
peut-être, explique la lente délectation avec
laquelle, de temps à autre, ces perles affleurent.
Crisinel-Roud, dans le ton le plus retenu et évocateur
qui soit; Roud-Jaccottet, avec la lenteur d'un fleuve karstique,
la cohérente fidélité à l'état
de poésie. Maintenant Pierre Girard et Alice Rivaz,
sur un ton faussement badin, eux aussi "suspendus"
dans une correspondance qui se voudrait oublieuse du temps
(mais non des lieux : la campagne du Jorat fait place ici
aux carrefours, aux parcs, aux bistrots d'une Genève
chérie) : " [
] il faut peu à
peu se résoudre à voir la vie sous l'aspect
d'un jardin, d'atteindre à un humanisme apaisé,
quand on lance des grenades dans des abris pleins de blessés,
et quand les obus éclatent contre les Épiceries
tranquilles, le Bureau de poste, et le Café de l'Union.
Mais il le faut. Je trouve qu'il faut soustraire à
la guerre tout ce qu'on peut " (p. 58 ; ce sera
là la seule référence à la guerre,
avec celle d'une lettre de Girard du 17 mai 1945, dans une
correspondance touchant en grande partie les années
1944-45).
Premier constat: c'est Girard qui
impose le ton, à la fois caustique et un peu cruel,
lézardé d'une légère brusquerie
(" maintenant je la boucle "), de blagues
et de jugements tranchants, face auxquels Alice Rivaz se
rebelle souvent, en particulier quand des "collègues"
sont visées: Colette, Corinna Bille, Monique Saint-Hélier.
Il s'agit bien entendu d'un jeu théâtral, où
Girard l'aîné s'amuse à rudoyer la "jeune
fille perdue". Mais aussi d'un dédoublement.
A plusieurs reprises sont évoqués les personnages
qui harcèlent les auteurs - comme chez Pirandello
ou Pessoa -, prennent trop de place, effacent le paysages.
Sur leur trace, l'auteur de Lord Algernon se façonne
un rôle dans ces lettres, rendant visite à
la jeune écrivaine. Comme dans un roman espiègle,
poussant sa correspondante à faire de même.
C'est une danse, avec quelque chose d'animal, ou plutôt
d'entomologique (la tendresse en plus).
Les deux correspondants habitent
pourtant à quelques cinquante mètres l'un
de l'autre. Mais ils n'arriveront pas pour autant à
ce rencontrer, bien qu'un projet d'interview avorté
et une fugace entrevue lors d'une conférence (avec
fuite d'Alice dans les affres de la timidité) leur
ait permis de s'effleurer : " Mais nous rencontrerons-nous
jamais ? C'est si difficile quand on habite si près
" (p. 105).
Et pourquoi, d'ailleurs, se rencontrer
? Pourquoi sortir de l'écriture, où même
le papier bleu des lettres, les enveloppes, ont une vie
propre: " Elle est très touchante et agréable,
cette enveloppe, on voit qu'elle dépassait un peu
le paquet. Et le soleil l'a jaunie. Or, elle ne pensait
pas qu'on se servirait encore d'elle. Elle avait renoncé.
Elle se jugeait défraîchie. (Les enveloppes
le croient si vite !) Puis, un dimanche elle est devenue
mère. Pour les enveloppes l'amour et la maternité
sont simultanés " (p. 61).
Comment ne par rester songeur, par
exemple, face aux merveilleux compte-rendu de l'expédition
de Rivaz au Parc de la Grange, dans l'"espoir"
de rencontrer Girard, qu'elle ne connaît pas: peureuse
de lui apparaître sous un mauvais jour, la jeune femme
hôte ses lunettes quand elle croise un monsieur dans
les allées du parc : " Chaque fois je me
disais que c'était peut-être vous. J'ai beaucoup
enlevé et remis ces malheureuses lunettes ce matin.
Peut-êtres vous ai-je rencontré de nombreuses
fois. À un moment donné vous étiez
près d'une haie et vous tendiez la main comme saint
François pour recueillir les petites graines que
la bise cueillait sur les ormes des alentours et éparpillait
sur votre tête. De près vous aviez une moustache
????? Enfin, c'était peut-être vous tout de
même. " (p. 42). Et à Girard d'ajouter
sur un ton entendu " Il y a quelquefois, dans cette
allée, une sorte de fou furieux, qui vient là
faire une gymnastique forcenée. Ce doit être
un fanatique de la culture physique. Quand il a fini ses
exercices violents, il s'en va, sombre et furieux. Je vous
dis cela pour le cas où vous penseriez peut-être
que c'est moi." (p. 44).
Si le badinage, parfois implacable
comme il se doit, est le ton imposé par Girard (qui
écrit dans les bars, rythmé par les Pernot
qu'il avale, comme il se plait à le répéter),
c'est bien la rêverie, creusée par Rivaz (qui
écrit chez elle, bien évidemment, dans une
chambre à soi ) qui l'emporte peu à peu
dans cet échange épistolaire : " Les
ennuis de décembre ! Comme je vous plains. Je les
connais, aussi. J'en ai parfois qui sont terribles. Cela
dépend de la force de cette lame de fond qui sournoisement
s'avance le long de l'an, de mois en mois, et vient se briser
en décembre, puis se retire, pour recommencer. Un
jour le vent soufflera autrement, ailleurs. Vous serez épargné,
étonné aussi du silence, du calme de l'air
et des eaux tout autour, et d'être tout sec en décembre.
Vous écrirez, écrirez, protégé
des éclaboussures, de la force du vent qui pendant
ce temps arrachera les feuilles des tables ailleurs, loin
de vous. Vous pourrez mettre plusieurs pages dans une seule
enveloppe. Vous ne rencontrerez plus de gens ennuyeux, seulement
des filles perdues. Et l'ours vous regardera, content, rassuré
" (p. 79).
S'admirant réciproquement,
les deux écrivains savent pertinemment évoquer
leur différence : "Vous n'écrivez
pas du tout comme moi. Sans cela je n'aurais aucun plaisir
à vous lire. Oh ! non. C'est autre chose. Cela vient
d'ailleurs. Vous êtes de plain-pied avec les êtres
et la vie. Moi je suis sur le perron" (Girard,
p. 51). Bien que les notations de style soient de grand
intérêt (le mûrissement des personnages
chez Rivaz, avec un bel éloge de la lenteur, par
exemple), c'est dans cette " double-écriture
", dans la volonté théâtrale de
ces lettres (qui ne livrent que très rarement des
détails personnels, comme les amours malheureuses
de Rivaz, p. 98), que réside leur charme.
L'espace de la lettre devient ici,
grâce à la force de l'ironie et de la poésie,
le champ souverain de l'imagination, le paradis perdu d'une
vie dans l'écriture, qu'il ne faut pas confondre,
bien entendu, avec une vie d'écrivain (bien que le
doute d'une ambiguïté à ce sujet soit
licite): " Il ne faut jamais se prendre pour un
écrivain. C'est d'ailleurs se rebaisser beaucoup
trop. Mais surtout c'est se dédoubler, et suivre
des yeux un petit personnage qui est nous, et qui titube
entre les carrousels de la foire ." (p. 76).
Certes, cette concentration (l'espace
de la lettre partagé) tend à s'estomper quand
les missives se rarifient, se font discontinues (à
partir de 1945). La tension et le pouvoir d'affabulation
retombent, bien que jugements et descriptions ne manquent
pas, ici là, de mordant (Mercanton : " d'un
Vaudois envoûté par d'Annunzio qui fait du
Proust. Mais c'est diablement attachant, somptueux [
]
", selon G., p. 108); à noter aussi la subtile
lecture que Girard nous livre du roman Comme le sable
d'Alice Rivaz et la déclaration de poétique
par laquelle la romancière y répond: "[
]
Je préfère les lettres, les mémoires,
ou justement ces romans qui n'en sont pas tout à
fait, qui, indépendamment de leur contenu d'intrigue,
embaument si je puis dire de quelque chose d'indéfinissable
et de strictement personnel à l'auteur. De sorte
qu'en les lisant, on n'a pas l'impression de lire une histoire,
mais de respirer l'odeur même d'un être ou d'écouter
sa voix" (p. 116).
C'est pourtant depuis cette distance
- dans la dernière quinzaine de lettres, moins envoûtantes
- que l'essence de cette correspondance est nommée,
à travers une citation (imprécise) de Jean
Paul : "Briefe sind nur dünnere Bücher
für die Welt". Ces lettres, en effet, sont
un petit roman genevois, léger dans le ton d'un Girard,
pensif et têtu comme une nouvelle de Rivaz. Un petit
roman à deux, qui ne se l'avoue pas.
Pierre Lepori
© Le Culturactif Suisse
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