Monique Laederach, avec Ce chant
mon amour vous revenez à la poésie après
presque 4 ans. Entre temps, vous avez publié trois
oeuvres narratives. Dans le passé aussi: vous avez
eu une longue période uniquement poétique
(1970-1978), puis une vaste production de romans (1978-1996,
avec deux exceptions). Sentez-vous aujourd'hui une discontinuité
entre votre oeuvre de poète et celle de romancière?
Ma première période
poétique est due à mon incapacité,
à l'époque, d'écrire de la prose avec,
au centre, un personnage féminin. J'avais trop lu
de romans, ils étaient écrits presque sans
exception par des hommes, et, très manifestement,
je ne pouvais imaginer la littérature qu'au "masculin"
- quoi que cela veuille dire. En poésie, le "je"
est infiniment moins sexué ; c'est la raison pour
laquelle je suis restée cantonnée aussi longtemps
dans cette voie. Mais, mis à part la question de
la forme, je n'ai pas le sentiment d'une discontinuité
entre les genres que j'aborde. Que ce soit en poésie
ou en prose, et même en écriture théâtrale,
mon sujet a toujours à faire avec l'identité.
Dans votre poésie, il y a
toujours présence de personnages (ce qui n'est pas
typique de la poésie romande, plutôt éthérée).
Est-ce que c'est le personnage qui vous donne la première
impulsion d'écriture et vous dirige vers un genre
ou vers l'autre?
Ce n'est pas tellement le personnage
qui me pousse vers la prose ou la poésie, mais ce
que je veux dire de moi à travers ce personnage.
Si ce sont des moments,
et leur intensité, ce sera la poésie, et je
lui donnerai ma voix lyrique. Si j'ai besoin d'un développement
dans le temps de ce personnage-miroir, ce sera la prose.
La poésie est chant. Une histoire ne peut se raconter
que dans la durée, donc dans le romanesque ou le
théâtral. - Bien sûr, il y a de la poésie
narrative, mais il ne m'est jamais venu à l'esprit
d'en écrire.
Ce chant mon amour aborde votre "thème
d'élection", (la "féminitude")
avec deux figures mythologiques (Psyché et Eurydice
) en reprenant une démarche présente dans
Pénélope (1971, et dans certaines de vos pièces
de théâtre). En quoi exactement le mythe vous
semble-t-il encore "parlant" aujourd'hui, surtout
après l'expérience plus "réaliste"
des romans?
Un mythe a, comme les vrais contes
de fées, la particularité de ne jamais s'épuiser,
quelle que soit l'interprétation qu'on lui donne
ou l'actualisation qu'on en fait. Il se restructure tel
quel après usage, si je puis dire, et se retrouve
intact. En outre, presque tous les mythes auxquels je fais
référence sont assez connus, et peuvent servir
de "pont" entre moi, le texte et le lecteur. Il
peut aussi donner un cadre plus étendu au lyrisme,
dans la mesure où il se réfère à
une histoire, donc à une situation. Et comme chacun
perçoit un mythe selon sa personnalité propre,
celui-ci lui donne un espace supplémentaire d'interprétation
personnelle possible.
Il y a une très belle remarque
de Dario Fo sur Oedipe et l'Orestiade: "Il s'agissait
d'oeuvres commanditées par le pouvoir de la polis
(grecque) pour une propagande de grand style qui hissait
le mâle au pouvoir, dans la clé de l'absolu,
du mythique et du religieux; tout cela à l'encontre
de la tradition archaïque et rurale, qui voyait plutôt
la femme comme élément sacré, non seulement
génitrice, mais aussi source de culture, et dépositaire
des biens de la tradition". Il me semble que, justement,
"vos mythes" sont relus dans cette direction politique.
Lorsque vous employez le mot "politique",
je suis un peu gênée, comme si vous introduisiez
là une notion qui n'a rien à faire avec la
poésie. La parole politique est partielle et partiale
- c'est une constatation que j'ai faite dans la praxis.
Mais, évidemment, la question de l'identité,
et particulièrement, de l'identité féminine
est bel et bien une question politique. Seulement, je ne
l'aborde pas avec des mots politiciens, au contraire: avec
ceux de l'identité profonde. Pour faire émerger
une femme hors de la "féminitude" , il
ne suffit pas de la théoriser. Il convient de lui
donner des instruments où elle se reconnaisse. En
fait, une femme n'est dans la "féminitude"
que par la comparaison ou la complémentarité;
alors, plutôt qu'à un renversement de perspective,
je souscrirais également à la thèse
jungienne de l'animus et anima, c'est-à-dire d'une
complémentarité des voix masculine et féminine.
Ce qui est relativement nouveau là-dedans, c'est
que je donne la parole aux femmes. La relation est vue par
elles.
La solitude de Psyché: sa
façon d'aimer (le mystère, la dépendance)
intériorise la culture (masculine). Et une certaine
idée romantique de l'amour qui a été
véhiculée aussi par la poésie. Croyez-vous
que la poésie a été, par le passé,
une façon culturelle de donner un rôle passif
à la femme?
Là, vous abordez une question
extrêmement importante, et dont il nous faudra encore
débattre. J'ai souvent parlé de ce sujet lors
de conférences, et il y a un livre, La
poétique du mâle de Michelle Coquillat,
qui analyse ce phénomène. En effet, la littérature
(et pas seulement la poésie) a été
l'instrument privilégié d'écrivains
qui, dès la "mort de Dieu" ont voulu prendre
sa place, et se sont convaincus qu'ils étaient des
"créateurs de droit divin", donc, des égaux
de Dieu. Leur création n'était pas charnelle,
bien sûr, et c'était probablement cela leur
frustration originelle. Par conséquent, ils ont systématiquement
évacué le corporel - le lieu de la femme -
en le déclarant infâme (cf. Baudelaire: "La
femme est naturelle - donc abominable"). Mais
comme il faut être deux, un principe masculin et un
principe féminin, ils ont fait appel, pour leur "création"
à une image de femme décorporalisée,
artificielle et passive, dont le meilleur exemple est la
"muse"et la muse "vierge". «O
muse, contiens-toi / Attends que l'heure vienne où
tu puisses parler. / Endure le spectacle en vierge résignée»
(Victor Hugo). Je fais là un résumé
évidemment drastique, et très incomplet. Mais
l'amorce est là.
Eurydice telle qu'elle est communément
racontée, nous propose, elle, l'image de "celle
qui ne devait pas chanter", parce que la poésie
était destinée aux hommes.
Oui, c'est la lecture qui a été
faite très longtemps de ce mythe. Dans l'encyclopédie
Larousse, il y a deux mots sous Eurydice: "épouse
d'Orphée"; c'est sous le nom d'Orphée
que l'on trouve le détail de la légende. En
fait, et non seulement pour moi, Eurydice n'est pas "celle
qui ne devait pas chanter"; elle est celle "sans
qui il n'y a pas de chant possible". Elle est
essentiellement indispensable au chant. La preuve: privé
d'Eurydice, Orphée ne chante plus. C'est sa voix
qu'il a perdue avec sa femme. On n'insiste jamais sur la
cause réelle de sa descente aux Enfers; mais c'est
son chant qu'il va y chercher.
Il y a un paradoxe très beau
dans vos travaux poétiques: la structure se rattache
aux mythes et trouve sa force de propulsion dans une idée
intellectuelle (et aussi politique) de la poésie.
En même temps, on dirait toujours que la matière
verbale est extrêmement chaude, charnelle.
J'ai envie de dire qu'il y a simultanéité,
ou dialectique. D'une part, un mythe parle aussi, et très
fort, à l'affectif et au corporel (songez à
Oedipe!), et d'autre part, nommer, ou formuler, est déjà
à mi-chemin d'une rationalisation du sentiment, ou
de l'émotion, ou de tout ce qui est lié à
la vie. L'idée même qui préside à
l'écriture provient de mon vécu (passé
ou contemporain), un vécu qui n'est ni intellectuel
seulement, ni affectif seulement. Plus encore : la musique,
le rythme font partie de la "traduction" de ce
qui est en moi.
Une question plus délicate:
j'ose la poser, parce que le rapport avec le corps a toujours
été au centre de votre travail. Vous sortez
d'une période de maladie très éprouvante:
on perçoit la présence de ce passage dans
Je n'ai pas dansé dans l'île, mais aussi dans
Ce chant. Est-ce que cette condition (et aussi la nouvelle
condition de liberté que vous accorde la fin de votre
engagement scolaire) ont changé votre façon
d'écrire et votre façon de vous approcher
de ce "corps autre" quest le texte en gestation?
La disponibilité dont je jouis
maintenant, juste freinée par, en effet, la maladie,
me permet de ne pas perdre un personnage, ou un sujet, un
thème parce que j'aurais la tête prise ailleurs.
Je gagne ainsi beaucoup de temps, et j'ai le sentiment de
forer encore mieux les mots. - Oui : le texte (en gestation
ou déjà écrit) est un corps, vous avez
raison. Mais pendant que j'écris, la fusion entre
le texte et moi est encore totale (d'où l'irruption
de vécus contemporains) ; il devient "corps
autre" à l'instant où il est soumis à
un autre regard.
Vous avez aussi augmenté (il
me semble) votre activité de traductrice de l'allemand.
Ainsi, vous avez traduit énormément de poésie
(notamment pour le Culturactif): avez-vous l'impression
que ce travail s'est noué à votre écriture
poétique?
Pour traduire, il faut descendre
très loin dans les mots. Pas seulement pour leurs
sens, mais également pour leur place, leur couleur,
leur rythme, etc. C'est donc un enrichissement . Car il
y a une assez grande part d'intuition dans l'écriture
poétique. On est souvent fasciné par un aspect
de la formulation, et on cesse de contrôler d'autres
aspects. C'est là que se glissent les lapsus (pour
le dire brièvement) et ce qu'on veut appeler "inspiration".
Ce n'est pas du hasard, ce qu'on écrit ; mais tout
n'est pas aussi maîtrisé qu'on le croit, surtout
en poésie. Par ailleurs, je suis certaine que le
" métier " développé en écrivant
de la poésie est un atout majeur pour la traduction.
Après tout, on pratique constamment avec les mots
et tout ce qu'il y a autour d'eux; on a donc non seulement
une aisance certaine dans le domaine verbal, mais aussi
une palette plus ample.
Pierre Lepori
|