1 Chérubin avait
un pignon sur rue. Son commerce de vins et antiquités
faisait de lui un Monsieur dans sa branche, et ses clients
étaient flattés de fréquenter quelqu'un
qui avait une vie, avait été dans la Légion
- il n'y avait pas été - et Chérubin
essayait de jouer le rôle que les dames de la bonne
société locale voulaient lui voir jouer. Il
se mit à s'imiter lui-même, mais il n'avait pas
le moindre talent d'acteur, et il était bien moins
bon que l'authentique Cherubin qu'il avait été.
Les ivrognes de la Taverne ne se racontaient plus d'histoires
sur Chérubin. Mais tout cela n'a plus duré longtemps.
Extrait de Chérubin Hammer
et Chérubin Hammer de Peter Bichsel
Traduit de l'allemand par Jean-Philippe Mathieu
Peter
Bichsel est l'un des écrivains majeurs de
la littérature suisse alémanique contemporaine.
Avec Frisch, Dürrenmatt, Muschg, Loetscher... il fait
partie des grandes voix qui ont su faire entendre et passer
leurs idées dans la littérature suisse du
XXe siècle. L'une des composantes essentielles de
ces auteurs, comme celui également de Meienberg,
se situe dans leur esprit critique très acéré,
qui s'en est pris aux clichés sur la Suisse, à
ses mythes, à ses conformismes, à ses tics...
Peter Bichsel fait prendre conscience
à notre pays de ses vertus, mais aussi de ses vices
cachés, de ses habitudes mortifiantes qui paralysent
parfois, même souvent, son esprit d'analyse. Il n'est
pas rare non plus que Peter Bichsel participe activement
à la vie sociale et politique suisse par des prises
de position très pointues.
Jean-Philippe
Mathieu a traduit en français K.Marx, A. Einstein,
H. Heine, F. Engels, M. Weber, E. Schaper et d'autres écrivains.
L'histoire
Dans ce texte, Bichsel décrit
en parallèle la vie de deux hommes. Ils s'appellent
tous les deux Chérubin Hammer, et ne se connaissent
pas. Et il n'y a entre eux aucun lien, aucun rapport apparent.
Le premier - décrit dans le
texte principal - est un homme introverti, secret, fils
d'un grand érudit de la littérature. Au fil
des pages nous apprenons qu'il aurait voulu être écrivain.
Il fait des études de lettres, et finit par étudier
des archives d'une manière presque obsessionnelle.
Le même esprit compulsif le pousse à transporter
chaque jour une pierre dans la montagne, quel que soit le
temps ou la situation.
Le deuxième - décrit
dans les notes en bas-de-page - est une espèce de
SDF fanfaron et vantard, dont on ne connaît pas l'origine,
qui se lance périodiquement dans des entreprises
hasardeuses qui se terminent généralement
en prison.
Le lecteur intrigué cherche
un lien entre ces deux destins, si fortement mis en rapport
par la disposition du texte. L'auteur tisse des variations
fascinantes sur le thème de l'identité et
sur "je est un autre". Teintée de mélancolie
et toute en finesse, c'est une prose à déguster
de phrase en phrase.
Chérubin Hammer et Chérubin
Hammer de Peter Bichsel, Editions Demoures, 2001.
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