Etienne Barilier / Prix Dentan 2002
Discours prononcé par
Etienne Barilier lors de la remise du Prix Dentan 2002
Jexprime toute ma reconnaissance
au jury du prix Dentan. Lhonneur quil me fait
me touche vivement, et peut-être aujourdhui
plus que jamais : lorsquil débute, un écrivain
a besoin dêtre encouragé. Mais plus tard,
lorsquil continue de nêtre quun
écrivain, il a besoin, parfois, dêtre
gardé du découragement. À vingt ans,
il vit lécriture comme une aventure tout intérieure,
toute personnelle. Mais au fur et à mesure que les
années passent, il éprouve plus intensément
la nécessité de recevoir de la société
des signes dintelligence, et de reconnaissance. Jeune,
il sinterroge sur sa vocation. Moins jeune, il sinterroge
sur son rôle. Il a besoin que le réel ait besoin
de lui. Il se demande avec une anxiété que
les années aggravent : pourquoi créer de la
fiction ? Et pour qui ?
Cest dire si je suis heureux
de recevoir un prix littéraire comme celui-ci. Heureux,
dabord, que ce genre de prix puisse exister. Car à
travers lui, la société, cest-à-dire
la réalité, ne rend-elle pas hommage à
la fiction ? Ne lui donne-t-elle pas une manière
de reconnaissance publique, dadoubement social ?
Lespoir de lécrivain
serait donc fondé : la fiction emporte quelque chose
du réel, elle apporte quelque chose au réel,
et le réel lui en donne acte !
Il ny a peut-être pas
là de quoi se montrer si stupéfait. Personne
na jamais nié que la fiction romanesque apporte
quelque chose au réel. La fiction divertit, au sens
le plus noble du terme ; disons plutôt quelle
nous arrache, sans violence, au divertissement quest
la vie quotidienne. Elle peut nous procurer les douleurs
aimables et les joies pures dune vie seconde. Elle
nous fait le don précieux dun temps qui a les
vertus dun espace, et quon peut parcourir en
tous sens un temps de liberté. Cest
de cela, sans doute, quon est reconnaissant à
lécrivain.
La fiction romanesque a-t-elle besoin
dautre chose pour convaincre et se convaincre quelle
enrichit le réel ? Donner du plaisir et parfois du
bonheur, nest-ce pas suffisant ? Faut-il espérer
davantage ?
***
Oui, jespère davantage.
Du moins voudrais-je massurer que lécriture
dun roman, pour être une activité très
particulière, nest pas pour autant une activité
marginale, et qui se pratiquerait dans le refuge clos de
limaginaire. Ce que je crois, cest que la littérature
ne sécrit ni ne se lit hors les murs de la
société, ou de ce quon appelle la vie,
mais bien au cur de la cité humaine. Tout simplement
parce que le réel et limaginaire ne sont pas
deux mondes séparés comme prétendent
lêtre le travail et les vacances, mais que toute
activité humaine digne de ce nom a partie liée
avec limaginaire.
Comment oublier en effet que lêtre
humain tout entier est un être dimaginaire,
et même, sans jouer sur les mots, sans forcer sur
la métaphore, un être de
fiction ? La seule spécificité de la
littérature, nest-ce pas de jouer, sur une
scène intérieure, ce mystère de limaginaire,
comme au Moyen-Age on jouait sur le parvis des églises
des Mystères qui tramaient et orientaient toute la
vie de la communauté ?
Oui, la fiction romanesque nest
quun cas particulier de la fiction humaine : la fiction,
cest-à-dire lentreprise de faire exister
un monde qui nexiste pas entreprise que tente,
à sa manière, et par les moyens du langage,
le romancier est la chose du monde la mieux partagée.
Lhomme, dans toutes les activités qui le définissent
en tant quhomme, a-t-il jamais fait autre chose que
sinventer lui-même, et se projeter hors de lui-même
en concevant ce qui nest pas, ce qui nest pas
encore ? Nest-il pas lêtre capable de
songe ? Limagination nest-elle pas la reine
des facultés ?
Ce quon appelle la réalité
humaine, et quon prétend opposer à la
fiction, est-ce autre chose que le fruit de limaginaire
individuel et social, conscient et inconscient ? Est-il
un seul acte, une seule pensée qui ne soit «
fiction », cest-à-dire invention et création
de soi, au sens où Erasme disait, résumant
dun mot tout lhumanisme : homines
non nascuntur sed effinguntur les hommes ne
naissent pas, ils se façonnent, ou si josais
risquer le mot, ils se fictionnent ?
Lêtre humain nest
rien dautre quune puissance dimaginer,
et de simaginer, donc dinventer ce qui nest
pas, et de sinventer au travers de ce qui nest
pas. Coleridge disait que la fiction littéraire demande
au lecteur une « suspension volontaire de la méfiance
». On peut en dire autant de toutes les institutions
humaines. Ce qui ne revient pas à les réduire
à du vent, mais à en souligner la part de
création, la nature créée.
La fiction ne fait pas seulement
les discours romanesques, elle fait aussi les discours politiques,
religieux, sociaux, économiques, techniques. Dans
ce quils ont de créateur, mais bien sûr
aussi dans ce quils peuvent avoir dillusoire.
Le pouvoir de fiction, ce nest pas seulement le pouvoir
de façonner, de
donner forme ; cest aussi, comme le veut létymologie,
le pouvoir de feindre.
Cest la faculté, si mystérieusement
humaine, elle aussi, de présenter le factice pour
le réel, de donner lombre pour la proie. Lhomme
est tout entier pouvoir de fiction, oui. Pour le meilleur
ou pour le pire.
***
Il semble que je me sois terriblement
éloigné de la fiction littéraire,
celle des romanciers. Que vient-elle faire dans une définition
si vaste et si générale ? Nest-elle
pas devenue une goutte deau dans locéan
créateur ou simulateur de lesprit humain ?
Si tout est création, si la fiction est le propre
de lhomme, en quoi lart des mots se distingue-t-il
des autres activités de lesprit et des autres
activités sociales ?
Je lai déjà suggéré,
et jy reviens : le roman na dautre singularité
que de vivre à létat pur, ou à
létat de jeu, si lon préfère,
ce mystère de limaginaire humain ce
mystère puissant, universel, ambigu et bifide. Si
je recourais à la vieille image du roman comme miroir,
je devrais dire que la fiction littéraire réfléchit
tous les discours humains, et les révèle inventeurs
ou menteurs, créateurs ou affabulateurs souvent
les deux à la fois, dans des dosages variables. Je
préférerais peut-être dire que le roman
naît en ce lieu dincandescence où le
langage humain, avant quil ne refroidisse et ne se
fige en figures convenues, peut encore revêtir toutes
les formes possibles, et se faire créateur ou simulateur
de mondes. Cest pour cela que le roman me paraît
être au cur de la vie sociale, et non pas à
ses marges. De cette vie, la littérature est un témoin,
à la fois vigilant et passionné.
Vigilant
dabord. Pourquoi vigilant ? Parce que le roman
comporte en toute innocence, et comme par nature
une dimension critique. Il ne peut pas ne pas discerner
une voix derrière toute parole, et découvrir,
derrière toute voix, un corps vulnérable ;
un corps qui cherche, qui affirme, qui croit, qui aime,
qui erre. La fiction littéraire laisse discerner,
ou pressentir, en tout discours humain, la part dillusion,
ou, pour le moins, la fragilité. Cest pourquoi
elle a quelque chose à voir, sur un mode négatif,
apophatique je dirais presque sur un mode muet
avec la recherche de la vérité.
Cela ne signifie nullement que lécrivain
se tienne à distance du monde, encore moins «
au-dessus » de lui, au-dessus de ces corps et de ces
voix quil anime et quil écoute. Car ce
contour humain que sa fiction repère et dessine autour
de tout discours, lécrivain le reconnaît
aussi, et dabord, dans son propre texte. Il tire parfois
des flèches, mais cest un archer blessé.
Il dit parfois que le roi est nu, mais il ne se prétend
pas vêtu.
***
Après la vigilance, ou plutôt
avec elle, en elle, la passion.
Car si la fiction est une conscience critique du langage,
une attention souvent douloureuse à ses dissonances,
et plus encore, à ses consonances factices, elle
est aussi, et dans le même mouvement, un élan
vers lharmonie, un élan lyrique ; un hommage
à la puissance authentiquement créatrice,
à la plénitude de limaginaire humain.
Cette dimension lyrique, ce bonheur de créer, cet
élan vers les mots vivants, voilà lessentiel.
Sans cet élan, il ny aurait tout simplement
pas décriture. On crée parce quon
se sent irrépressiblement participer de la création
humaine. On marche de compagnie avec ceux qui marchent.
Et ce que lécrivain
semble avoir retiré dune main, il le restitue
alors de lautre. Il tend peut-être à
dépouiller les discours et les gens
de leur prétention à la vérité,
mais dans le même temps il leur donne un surcroît
de vie, dautonomie, dhumanité, de mémoire.
Ce quil leur a pris de vérité, il le
leur rend en beauté. Il a relativisé leur
parole, mais il leur a donné le chant.
À cette définition
de la littérature, à la fois vigilance et
passion, à la fois critique et célébration,
jespère ne pas avoir été trop
infidèle dans le roman que vous voulez bien récompenser
aujourdhui. LÉnigme
est dune certaine façon la recherche éperdue
de la vérité du discours ; cest le récit
dune quête, et, plus encore, dune soif.
À tâtons, ce livre essaie de rejoindre le lieu
impossible où la fiction, précisément,
devient création ; où les vérités
forgées parviennent à émettre, au feu
même qui les forge, la lumière la plus vive
et la plus révélatrice.
Et je voudrais que ce roman réponde,
de son mieux, à lidée ou, disons-le,
à lidéal que je me fais de la littérature
: un lieu dimaginaire singulier et révélateur,
au cur dun imaginaire social si souvent inconscient
de lui-même ; un lieu où le lecteur renoue
avec sa propre puissance imaginative et puisse, en pleine
conscience, mais en pleine innocence, se retrouver pour
ce quil est, je veux dire un être créateur,
et créateur de soi.
Etienne Barilier
Discours prononcé par Etienne
Barilier lors de la remise du Prix Dentan 2002, le jeudi
23 mai au Cercle littéraire de Lausanne.
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