Au lecteur
Par l'intermédiaire de
Sylviane Roche, puis de Marc Quaghebeur,
c'est l'Afrique, ou plutôt les Afriques, qui sont
les hôtes de ce numéro d'ECRITURE.
La genèse de cet important dossier vous est retracée
dans le texte d'ouverture.
En guise de contrepoint, nous vous
proposons en deuxièmes partie de volume des proses
et des poèmes choisis parmi ceux qui nous ont été
envoyés spontanément.
F.F. - D.M. - S.R.
APPRENDRE
L'AFRIQUE
L'Afrique d'après les
indépendances continue d'interpeller
Malmenée à un point
qui rappelle certains des pires souvenirs de ses histoires
antérieures, l'Afrique d'après les indépendances
continue d'interpeller ceux qui n'entendent limiter ni son
destin ni le leur aux conséquences de plus en plus
tentaculaires de la réification, de la mondialisation
et de la consommation à tout crin. La façon
dont les populations africaines se débattent parfois
dans les plus dramatiques circonstances atteste également
de rapports à la vie et de cultures qui ne peuvent
manquer de nous interroger, voire de nous provoquer. Qui
plus est, là s'engrangent peut-être les semences
d'une civilisation qui prendra sans doute un jour la place
de celle qui triomphe aujourd'hui - et qui par trop nie,
et l'être, et les êtres.
Ces Afriques ne seront pas forcément
celles qu'a rêvées Léopold Sedar Senghor
dont les trajets, politique et poétique, s'ils témoignent
bien évidemment d'un moment - celui du déclin
des empires européens - et d'une dialectique historique
précise - celle de la négritude - mise en
lumière notamment par V. Y. Mudimbé, tranchent,
à de nombreux égards, sur les comportements
patibulaires qu'Amadou Kourouma a si bien mis en scène
dans En attendant le vote des bêtes sauvages. Que
sa rhétorique plaise ou déplaise, reste que
les propos de Senghor se fondent sur un appel à ce
qui, en l'homme, aujourd'hui, est le plus dénié.
Ouvrir la porte à certaines
questions que les Africains se posent et nous posent
Timidement, le présent numéro
d'ECRITURE essaie d'ouvrir la porte à certaines questions
que les Africains se posent et nous posent. Comme à
celles qui ne manquent pas d'assaillir l'Européen
confronté aux Afriques, et qui ne se satisfait pas
entièrement des modèles dits planétaires
auxquels il participe. Surtout il fait entendre des voix
diverses - et même contrastées - qui renvoient
aussi bien aux valeurs d'interpellation qu'aux songes ou
aux remaillages dont la littérature demeure un des
plus beaux véhicules.
Approcher cinq pays, le Sénégal,
le Mali, le Congo, le Rwanda et le Burundi
Afriques présente au lecteur
d'ECRITURE deux versants principaux, complétés
par trois autres perspectives qui nous permettent d'approcher
cinq pays, le Sénégal, le Mali, le Congo,
le Rwanda et le Burundi. Le lecteur découvrira très
vite que les points de vue et les démarches des uns
et des autres sont très différents mais qu'ils
tournent tous autour de la question, plus ou moins explicite,
du dialogue, de l'échange, possible ou impossible,
du regard mutuel; comme de l'insupportable violence que
les hommes et les femmes subissent ou s'infligent.
Ce numéro a une histoire.
Des histoires, même.
Invitation du réseau d'échanges
helvético-sénégalais Helsen
En avril 2001, le réseau d'échanges
helvético-sénégalais Helsen, présidé
par Moustapha Tambadou1, invita au Sénégal
une délégation composée de trois jeunes
écrivaines suisses, Odile Cornuz, Aline Moser et
Léna Strasser, qui accompagnaient Sylviane Roche
appelée à jouer le rôle d'animatrice,
dans un atelier d'écriture qui rassemblait parallèlement
trois jeunes artistes sénégalaises, Mariama
Diatta, Fatou Diouf et Lobé Ndiaye, sous la direction
de Fama Diagne Sène.
Cette expérience de douze
jours - dont le port d'attache était Mbour, sur la
Petite Côte, à une soixantaine de kilomètres
de Dakar, mais qui comportait de nombreux déplacements
notamment à Dakar, Gorée, Thiès, Nguékhokh
- permit de produire, sur-le-champ, des textes individuels
et collectifs. Elle donna aussi naissance par la suite à
une production qu'il n'a pas été possible
de publier dans ce cahier, et qui fait partie des uvres
ultérieures des unes et des autres. Et, en ce qui
concerne les Européennes, c'était l'occasion
de plonger pour la première fois dans une certaine
réalité africaine.
Programme - rencontres - relations
et aventure créatrice
Le programme comprenait en effet
des rencontres avec des élèves de plusieurs
grands lycées, des étudiants, des professeurs,
des journalistes, des artistes et des écrivains,
parmi les plus prestigieux du Sénégal, comme
Aminata Sow Fall, Annette Mbaye d'Erneville, Cheik Aliou
Ndao, Boris Boubacar Diop ou Sada Weinde Ndiaye.
A côté de ces contacts
au plus haut niveau, les relations qui se sont nouées
entre les participantes ont été, très
vite, profondément amicales. Ce fut une aventure
littéraire et créatrice, mais aussi une véritable
aventure humaine et affective. Les huit jeunes femmes vivaient
à Mbour, au bord de la mer, une véritable
vie communautaire. Nous l'avons dit, pour les Européennes,
c'était le premier contact avec l'Afrique. Pour les
Africaines, à l'exception de Fama Diagne Sène
qui avait fait une partie de ses études à
Paris, c'était la première fois qu'elles mangeaient,
dormaient, plaisantaient, discutaient à perdre haleine,
avec des Européennes. Elles se guidaient mutuellement
dans leur univers respectif, avec humour, respect et amitié,
et riaient de se rencontrer souvent dans ce monde commun
qui est, partout, celui des femmes. Et puis, tous les deux
jours, on consacrait son temps à écrire ensemble,
dans une grande salle fraîche par les fenêtres
de laquelle on entendait le bruit des vagues, et vers le
soir, le tam-tam des enfants qui dansaient sur la plage.
Là, les six jeunes filles (elles avaient entre vingt
et vingt-cinq ans) et les deux écrivaines qui leur
servaient de mentors littéraires essayaient de mettre
en mots les rencontres et les émotions des journées
écoulées.
Publication des textes créés
dans la revue Ecriture
Parmi les textes produits, nous avons
décidé d'en publier neuf. Deux particulièrement,
celui des Suissesses Léna Strasser (pour son texte
en prose) et Odile Cornuz, témoignent de cette profonde
impression de complicité qu'ont vécue toutes
les participantes. Le sentiment d'avoir rencontré
des semblables, des surs, mais dans un monde si différent
qu'il nous pose aussi, et dans les deux sens, la question
du nôtre.
Pour Lobé Ndiaye, la rencontre
de Mbour est si forte qu'elle revêt presque le caractère
d'un voyage interplanétaire ou sous-marin, dans un
milieu inquiétant où Européennes et
Africaines se retrouvent et se guident mutuellement. Dans
la plupart de ces textes, il y a un moment où l'Africaine
et l'Européenne se regardent, comme dans un miroir,
et ne savent plus vraiment qui elles sont.
Un peu différente est la nouvelle
de Fama Diagne Sène. Mais dans sa violente interrogation
sur la mort de la tradition, elle pose toutefois, elle aussi,
la question du choc des cultures. Ce fils du griot, vêtu
à l'européenne, diplômé de l'université,
ne comprend plus les coutumes qui ont conduit la vie et
la mort de son père. Sa révolte sème
le désordre. Elle lui coûtera la vue.
Cette découverte fascinée
du monde de l'autre n'est angélique ou béate
pour personne. La dureté, la présence permanente
de la mort, frappent les Européennes, même
si, comme Aline Moser, elles tentent de l'exprimer sur le
mode de la dérision. La rencontre incroyable des
baobabs-cimetières est présente dans presque
tous les textes.
Si ces récits ont été
rédigés dans les ateliers, dans un laps de
temps précis, et sous le regard et la critique des
autres, ils portent néanmoins chacun une signature.
Intitulé Huitaine africaine,
le neuvième est, en revanche, le résultat
d'une expérience d'écriture particulière.
Il est composé de huit petites nouvelles écrites
absolument ensemble. Les huit filles étaient assises
par terre, en rond, comme sous l'arbre à palabres,
une feuille de papier sur les genoux. Chacune écrivait
un paragraphe et passait la feuille à sa voisine
qui continuait l'histoire. Le résultat: de petits
récits un peu inégaux, mais si imbriqués
que les écritures se confondent et que les regards
et les voix européennes et africaines se mêlent
totalement. Au point qu'il est impossible aujourd'hui à
l'une ou l'autre de reconnaître ses paragraphes. Au-delà
des textes produits, ce qui reste de ces moments, c'est
le souvenir des instants partagés, des litres de
thé brûlant dans les petits verres que chacune
remplissait tour à tour, de Mariama qui apprenait
à nager, d'Aline qui apprenait à danser...
Quelque chose qui résiste à l'analyse, mais
dont, nous l'espérons, une trace aura passé
dans les textes imparfaits que nous présentons ici.
Ceci constitue avec le texte de Sylviane Roche, la partie
sénégalaise de ce dossier.
Une nouvelle signée Tiécoro
Sangaré, provient du Mali
Il nous a par ailleurs paru intéressant
de joindre à ces écrits une nouvelle qui nous
a été spontanément envoyée.
Signée Tiécoro Sangaré, elle provient
du Mali, et touche à une question majeure de nombre
de sociétés africaines: la polygamie. C'est
d'ailleurs le sujet de plusieurs des grands romans sénégalais,
comme Une si longue lettre, de Mariama Mba ou Excellence,
vos épouses !, de Cheik Aliou Ndao. Ce sujet fut
évoqué à maintes reprises dans l'atelier
exclusivement féminin de Mbour.
La question de la polygamie
Aujourd'hui encore, la question de
la polygamie est au centre de la vie des musulmanes sénégalaises,
qu'elles soient paysannes ou agrégées de grammaire,
femmes d'employés, de ministre ou même écrivaines
célèbres. Parfois drôles et distancées,
parfois nettement plus dramatiques, nos conversations à
ce propos n'ont pas tout de suite donné lieu à
création littéraire. Peut-être justement
parce que cela touchait un point trop sensible, trop privé
pour les Africaines, et dans lequel les Européennes
ne se sentaient pas le droit d'intervenir directement2.
Autres expériences / Belgique
/Afrique : Papier blanc, Encre noir
A la publication de ces textes dans
ECRITURE, il nous a semblé souhaitable de joindre
d'autres expériences Nord-Sud / Sud-Nord.
Depuis une dizaine d'années,
en Belgique - notamment autour des initiatives Papier blanc,
Encre noire, de la collection Documents pour l 'histoire
des francophonies, et de la revue Congo-Meuse3 -, s'est
mis en place un processus d'échanges entre intellectuels
et écrivains belges et congolais, centré sur
la littérature.
La situation du Congo, comme celles
du Rwanda et du Burundi, est fort différente de celle
du Sénégal. Non seulement en termes historiques
et culturels, mais aussi du fait des conflits qui ensanglantent
depuis plusieurs années les pays des Grands lacs
en Afrique centrale. L'exil politique et culturel y est
ancien. Au Congo-Zaïre, il s'est intensifié
à la fin de la décennie quatre-vingts. Il
ne cesse de s'accentuer. Plusieurs textes publiés
dans ce numéro proviennent d'auteurs et d'intellectuels
exilés. Diverses, leurs voix sont toutefois relayées
au pays par celle de Lye Mudaba Yoka qui parle du même
drame. Avec une force et une ironie qui peuvent et doivent
nous donner à penser.
Les textes issus du Congo, du Rwanda
et du Burundi parlent clairement d'histoires tourmentées
et douloureuses. Elles prirent corps dès les premiers
mois des indépendances. Certains récits relatent
donc des expériences vécues. Ils permettent
de prendre mesure de ce que fut le quotidien des uns et
des autres, de ce qu'il peut être encore là-bas.
De tels vécus débouchent sur des propos parfois
tragiques, évoquant l'innommable de ce qui fut subi.
L'ombre des pires sévices dont le XXème siècle
s'est rendu coupable ressurgit ainsi en terre africaine.
Et il se trouve, pour le dire, des témoins qui utilisent
des mots et s'efforcent de prôner des comportements
dont la dignité humaine rappelle ceux que certaines
victimes prononcèrent ou mirent en uvre en
Europe après 1945.
Qu'ils soient signés Jean-Claude
Kangomba ou Yolande Mukagasana (dont la volonté de
vivre malgré tout, de transcender l'horreur, est
saluée par le poème que Carmelo Virone consacre
à son récent remariage), qu'ils renvoient
au Congo ou au Rwanda, ces témoignages proviennent
de personnalités qui refusent de céder à
la haine. Ce mal endémique, Muepu Muamba le dénonce
également, à sa façon violente, en
montrant et l'ampleur et les racines: "une érosion
tragique dans les fondations de notre avenir. Il ne
manque pas de faire le lien entre l'abjection de la gestion
quotidienne de nombre de pays africains, une décolonisation
toujours inachevée, et un système mondial
qu'il fait plus que vitupérer dans un style extraordinaire,
aux limites de la scansion orale. Visiblement, son usage
de la ponctuation et de la majuscule tente de se conformer
graphiquement au débit et aux éclats de la
parole inspirée.
Antoine Tshitungu Kongolo, quant
à lui, tire de cette histoire tragique, dont il a
connu les prodromes, le lancinant leitmotiv d'une nouvelle
qui est comme une fable. Elle met en exergue le caractère,
hélas universel, du fléau qui défigure
l'histoire humaine jusqu'au XXème siècle,
où il prend des formes particulièrement atroces
du fait de l'inéluctabilité de la confrontation
quotidienne à l'autre et de la fermeture des systèmes
idéologiques. L'intérêt de sa contribution
tient en outre à l'entrelacement de cette mémoire
lancinante avec celles de la Belgique coloniale et de la
Belgique d'aujourd'hui dans laquelle l'écrivain a
jeté de nouvelles racines. L'expérience qu'il
relate est donc aussi celle d'un cheminement.
La sagesse qui se dégage des
écrits ici assemblés est, en outre, d'autant
plus poignante qu'elle se fonde souvent, chez les Africains,
sur les scansions et les reprises de l'oral, comme c'est
le cas aussi du beau texte de Clémentine Nzuji consacré
à son père, un acteur de l'indépendance
congolaise. Qu'au Congo cela puisse prendre certaines des
formes de l'ironie renvoyant à l'extraordinaire sens
de l'humour des Congolais - perceptible, entre autres, sur
les enseignes des boutiques de Kinshasa - interpelle. Dans
ce pays, où, comme le dit Lye Mudaba Yoka, l'ordinateur
de Notre Père qui est aux cieux connaît quelques
ratés, cet esprit fait partie des ingrédients
de la survie. Il jette un éclairage profond sur un
peuple malmené qui aspire d'abord à la vie.
Plus caustique, mais non dépourvu
d'une forme de distanciation ironique, et qui se veut pédagogique,
le récit de Juvénal Ngorwanubusa recourt,
dans un pays où elles sont peu nombreuses, à
une fiction, certes transparente, pour décrire l'évolution
politique du Burundi dans la dernière décennie
du XXème siècle, à l'heure de la première
présidence du major Buyoya. Il restitue fort bien
le climat de cette époque qui vit les puissances
occidentales imposer au Burundi les formes de la démocratie
représentative et proportionnelle dont les conséquences
furent, paradoxalement pour un regard occidental, particulièrement
dramatiques dans un Etat qui paraissait relativement stabilisé.
Du côté belge, nous
avons tout d'abord retenu deux récits issus, eux
aussi, d'un atelier d'écriture animé à
Bruxelles par Antoine Tshitungu Kongolo. D'emblée,
ils indiquent la différence qui caractérise
le regard occidental fasciné par l'Afrique, thème
que nous espérons creuser un jour plus avant, dans
une vraie perspective dialogique.
Le lecteur trouvera d'autre part
plusieurs textes d'écrivains qui, à un moment
ou à un autre de leur vie, et de façons fort
différentes, ont été amenés
à rencontrer les réalités africaines
auxquelles l'histoire de leur pays est quelque part liée.
Notamment des expériences de coopérants à
des moments et en des lieux divers. La fiction de Jean-
Claude Marlair procède ainsi d'un épisode
peu connu de la lutte contre l'exploitation sauvage du diamant
au Kasaï - manne qui explique bien des événements
sanglants des dernières décennies. Marlair,
alors en poste à Mbuji-Mayi, fut directement lié
à l'épisode qu'il relate, et confronté
à la corruption des autorités.
Autre, quoique de la même époque,
l'expérience de Michel Voiturier en poste à
Kamina. Son texte évoque certaines constantes de
la vie des Occidentaux en Afrique et certains aspects de
leur vie au Congo dans les Golden sixties. Il présente
en outre un autre aspect de l'impact de l'Afrique, car,
s'il n'a pas déclenché en lui un bouleversement
immédiat, il n'en a pas moins eu lieu après
coup, entraînant de réelles remises en question
des canevas figés de l'origine. Quant à Gérard
Adam, en poste à Kitona et à Kinshasa dans
le Zaïre des années septante, son témoignage
se révèle particulièrement éclairant,
aussi bien sur les processus de rencontre et de découverte
de soi auxquels amène l'Afrique, que sur certains
aspects de la genèse de son grand roman L'Arbre blanc
dans la forêt noire. Avec lui, on est décidément
passé au-delà de la transition des indépendances.
Même si les commentaires qui accueillirent son livre
en Belgique témoignent de la persistance des poncifs
coloniaux.
Chez Jean-Louis Lippert, le processus
créateur est encore plus consubstantiellement lié
à l'Afrique que chez Gérard Adam, comme on
le découvrira dans l'exercice d'auto-analyse qu'il
nous livre. Son histoire est celle d'un enfant né
aux colonies, arraché, par les soubresauts violents
de l'indépendance, à ce qui demeure pour lui
un jardin d'Eden, et qui décide de faire retour au
pays natal à un moment particulièrement délicat,
sans aucun esprit néo-colonial. Elle s'articule,
en outre, plus que clairement, à celle du siècle
finissant et débouche sur une forme baroque, peu
usuelle en français, mais dont le garde-fou est la
langue française. Elle montre enfin comment, aujourd'hui,
cette littérature occidentale consacrée à
l'Afrique ne peut être que celle d'un aller-retour
incessant et d'une forme de voyage à travers cet
abîme.
Même dans un cas tel que celui-là,
on ne peut manquer d'être frappé par la différence
profonde de l'approche des Européens et des Africains.
Le choc de la différence,
c'est aussi ce qu'exprime Marc Quaghebeur
Le choc de la différence,
c'est aussi ce qu'exprime Marc Quaghebeur. Pour lui, l'Afrique
n'est pas seulement la découverte d'un monde nouveau,
coloré, bruyant, ni même cette copie floue
et parfois caricaturale d'une Belgique oubliée. C'est
aussi un voyage dans son enfance et une confrontation avec
de douloureux souvenirs. Dans un va-et-vient permanent,
les images africaines font surgir celles de l'enfance belge;
la mort africaine renvoie à d'autres morts intimes.
Celle du petit frère dont il apprit la nouvelle lors
d'un séjour au Congo; enfin, et surtout, celle du
père, récente, et auquel il s'adresse directement.
Pour lui, l'Afrique, l'aventure africaine rêvée
par l'enfant qu'il fut, est liée au rêve que
chaque petit garçon porte en lui, du père,
jeune et triomphant, barrant La Libellule.
Ce texte a suscité un écho
très profond chez Philippe Nayer, puisqu'il lui a
permis de trouver les mots enfouis pour dire son enfance
africaine au Congo belge, d'évoquer la figure de
son père - un Sikh - et de dire les déracinements
et les complexités des enfances métisses dans
un monde où le langage enferme dans l'homogène
et le hiérarchique. Le dialogue qui s'ébauche
avec le texte précédent, et qui en est une
sorte d'écho inversé du moins en ce qui concerne
l'évocation du père - est d'autant plus émouvant
que c'est Philippe Nayer qui accueillit Marc Quaghebeur
lors de sa découverte du Burundi, bien avant les
événements que décrit Juvénal
Ngorwanubusa.
L' Expérience de la différence
est aussi celle de Sylviane Roche
Expérience de la différence
est aussi celle de Sylviane Roche confrontée à
quelques aspects majeurs des cultures africaines encore
accordées à la voix et au cosmos. Le paysage
et la fable vécus qu'elle nous restitue renvoient
parfaitement à cet espoir et à cet espace
dont parle Jean-Louis Lippert, comme à ces comportements
qui ont marqué Odile Cornuz. C'est aussi ce qu'expriment
les poèmes de Léna Strasser, pour qui les
images absorbées, bues, sont si puissantes
qu'elles décomposent les mots familiers quand elles
ne les annulent pas totalement, ou rendent lancinante l'interrogation
sur le pays natal.
La formule utilisée par Sylviane
Roche, si lointaine et si proche, la peur initiale
qu'elle ressent devant cette différence - au point
de l'amener, elle, la citadine par excellence, à
ressortir les images qui en procèdent afin de pouvoir
mieux se laisser apprivoiser par le végétal
qu'elle croyait détester - confirme le choc profond
que l'Afrique provoque en nous. Comme l'interpellation qui
vient des écritures africaines.
Pour chacun des auteurs de ce cahier,
l'Afrique, dans sa violence de vie et de mort, renvoie au
plus intime et, parfois, au plus douloureux. Dans certains
cas, comme celui de Marc Quaghebeur, on peut même
dire qu'elle le leur a appris.
Le mélange de tons, d'univers
et de propos que nous livrons ici atteste en outre la nécessité
d'aller de l'avant, de part et d'autre. Les écrits
africains disent, déchirent, dénoncent, appellent,
comme peu de textes aujourd'hui le font. Appel, espoir et
alternative incroyables. Qui va en Afrique ne peut que le
voir, l'entrevoir en tout cas. Choc quasi subit, que les
conditions économiques et politiques ne font que
renforcer; et qui interpelle toujours.
Car il s'agit bien d'un choc, d'un
ébranlement. Nous pourrions dire, si nous n'avions
peur d'être mal compris, que ce qui nous saute au
visage en Afrique, c'est l'humanité dans tous ses
états. Et que, bien évidemment, c'est notre
humanité d'Européens qui se trouve ainsi mise
en question. Par ces capacités d'espoir, de régénération,
de mise à distance du malheur et de foi en la vie.
Mais aussi par la dureté quotidienne, la prégnance
écrasante du cadre social, la présence permanente
de la mort.
Pas question d'exprimer ici une quelconque
nostalgie, de rabâcher le discours sur la proximité
à une quelconque nature, ou d'inciter à de
nouveaux circuits touristiques. C'est même exactement
le contraire que nous cherchons. En nous rappelant ce qu'est
l'humain en nous (dans le pire et le meilleur) peut-être
est-ce, non d'un passé mythique, mais de notre avenir,
de nos potentialités d'hommes que nous parle l'Afrique?
Qui ne constate enfin, parmi les
témoignages ici rassemblés, que ces questions
sont celles d'un siècle et d'un monde qui n'ont cessé,
malgré discours et dénégations, d'alterner
la haine et la mort?
A travers ce cahier intitulé
Afriques, ECRITURE entend contribuer à un réel
dialogue et à une découverte des cultures
francophones et de leur histoire. Démontrer que ce
mouvement, que nous espérons poursuivre, peut aussi
prendre son essor à partir des francophonies originaires.
Et qu'il doit s'accomplir dans les deux sens.
La variété des voix
qui s'élèvent de ces pages nous paraît
témoigner de ces possibles comme de la nécessité
d'une vision décentrée et polycentrée.
Excentrée en somme.
1 Directeur d'ETHIOPIQUES, la revue
de littérature et de philosophie éditée
par la fondation Léopold Sedar Senghor.
2 Toutefois, Fama Diagne Sène, lauréate du
Grand Prix du Président de la République du
Sénégal pour son roman précédent,
Le Chant des ténèbres, prépare, à
la suite de nos échanges, un roman sur la polygamie.
3 La revue Congo-Meuse prépare deux nouveaux numéros
qui sortiront en mai, sous le titre Figures et paradoxes
de l'Histoire au Burundi, au Congo et au Rwanda. La collection
Documents pour l'histoire des francophonies, dans sa série
Afrique centrale, a publié en 2001 une importante
anthologie sur le choc des cultures, intitulée Aux
pays du fleuve et des grands lacs, et vient de faire reparaître
un texte prophétique de 1926, paru alors chez Payot,
L'Afrique centrale dans cent ans. Sous le titre Papier blanc,
encre noire avaient notamment paru, en 1992, deux volumes
d'études consacrés à "cent ans
de culture francophone en Afrique centrale (Zaïre,
Rwanda, Burundi)".
Page créée le: 12.09.02
Dernière mise à jour le 12.09.02
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