Feuxcroisés 4
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Feuxcroisés
4 |
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288
pages
11 photographies noir/blanc
Prix de vente: 30.-
Paraît une fois l'an
Comité
de rédaction
Marion Graf, Jean-Luc Badoux,
Francesco Biamonte, Daniel Maggetti,
Daniel Rothenbühler
Feuxcroisés
Revue du Service de Presse Suisse
Chemin des Truits 20
1185 Mont-sur-Rolle
francesco.biamonte@freesurf.ch
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La diversité culturelle
de la Suisse
La diversité culturelle
de la Suisse est précieuse, et sa littérature
en témoigne. La revue annuelle Feuxcroisés,
éditée en Suisse romande mais ouverte
sur tout le pays, sattache à présenter
en français, à travers des portraits
et des traductions inédites, les écrivains
alémaniques, tessinois, grisons et les voix
de limmigration. Feuxcroisés
présente en outre les acteurs de léchange
littéraire et de la circulation des textes,
tels que les traducteurs, les revues littéraires.
La revue suit et discute les initiatives et les débats
autour de léchange culturel et de la
question des langues.
Outil de travail et relais
vivant de la littérature
Complétée par
des panoramas annuels des parutions suisses et des
bibliographies soignées, Feuxcroisés
veut être un outil de travail autant quun
relais vivant de la littérature, pour susciter
la curiosité, lécoute et le dialogue.
Précédents
numéros
Dans ses précédentes
livraisons, Feuxcroisés
a consacré des dossiers aux auteurs suivants:
Shaip Beqiri Giovanni
Bonalumi Erika Burkart Iso Camartin
Ursicin G. G. Derungs Luisa Famos
Anna Felder Eleonore Frey Christoph
Geiser Felix Philipp Ingold Fleur Jaeggy
Göri Klainguti Jürg Laederach
Fabrizio Locarnini Mariella Mehr
Gerhard Meier Klaus Merz Adolf Muschg
Alberto Nessi Giorgio Orelli
Erica Pedretti Oscar Peer Fabio Pusterla
Ruth Schweikert Flurin Spescha
Peter Stamm Leo Tuor Walter Vogt.
Feuxcroisés est disponible
en librairie et par e-mail: enbas@bluewin.ch
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Sommaire
N°4 |
Editorial
Dossier
édition
Marion Graf: Lédition
littéraire en Suisse
Martin Zingg: Editeurs alémaniques
Pierre Lepori: Editeurs en Suisse italienne
Chasper Pult: Le monde de lédition romanche
Jacques-Michel Pittier: Lédition romande
Dossiers écrivains
Hugo Loetscher, par Daniel Rothenbühler
Silvana Lattmann, par Gian Paolo Giudicetti
Rut Plouda, par Eleonore Frey
Jörg Steiner, par Samuel Moser
Mario Camelo, par Helena Araújo Albrecht
Ennio Maccagno, par Daniel Maggetti
Ibrahim al-Koni, par Hartmut Fähndrich
Christina Viragh, par Urs Bugmann
Giovanni Orelli, par Francesca Pettenati
Traducteurs et passeurs
Colette Kowalski, par Isabelle Rüf
Markus Hediger, par Michael von Killisch-Horn
Revues
Drehpunkt, par Françoise Fornerod
Revue
de presse des livres traduits en français en 2001
Panoramas
de lannée littéraire 2001
Suisse alémanique, par Daniel
Rothenbühler
Revue des parutions alémaniques en 2001, avec des
notes de lecture
de Marion Graf et Daniel Rothenbühler
Suisse italienne, par Daniel Maggetti
Grisons romanches, par Esther Krättli
Revues de Suisse alémanique,
par Françoise Fornerod
Revues de Suisse italienne, par Pierre Lepori
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Editorial |
Dix-sept livres décrivains vivant en suisse
ont été traduits en français en 2001
Commençons par une bonne nouvelle:
dix-sept livres décrivains suisses ou vivant
en suisse ont été traduits en français
en 2001, à lenseigne déditeurs
tant français que romands un chiffre sensiblement
supérieur à celui des années précédentes.
Si Feuxcroisés a pu contribuer à créer
ce climat douverture, ne serait-ce quun tout
petit peu, alors notre travail va dans la bonne direction.
Car la vocation de notre revue est simple: inviter à
léchange littéraire dans ce pays multilingue
que nous habitons, dont la diversité culturelle est
précieuse.
Or si les textes qui témoignent
de cette diversité ne manquent pas, leur circulation
dépend de circonstances concrètes et complexes.
Sans avoir la prétention dépuiser le
sujet, nous avons voulu ouvrir le présent volume
avec quatre regards portés sur lédition
littéraire en Suisse une première approche
qui permet den saisir les spécificités
région par région, et dembrasser du
regard le paysage éditorial suisse.
Portraits décrivains
Le cur de la revue est comme
toujours composé de portraits décrivains.
Des auteurs confirmés côtoient dans ce volume
des plu-mes à découvrir. Hugo Loetscher, Giovanni
Orelli et Jörg Steiner ont déjà une ample
carrière, et sont partiellement traduits en français.
Dautres auteurs nont encore fait lobjet
daucune traduction française à ce jour,
malgré une uvre de valeur. Cest le cas
de la poétesse Silvana Lattmann, qui publie en Suisse
depuis 1983; ou de Christina Viragh, dont les textes exigeants
méritent lattention. La Grisonne Rut Plouda
na publié de son côté que deux
titres; lun deux, traduit en allemand, a été
chaleureusement salué par la critique alémanique.
Ennio Maccagno fait quant à lui figure délectron
libre, qui ne se considère même pas vraiment
comme un écrivain, mais dont les livres cyniques
et drôles ont été remarqués.
Présence décrivains
venus du monde entier
Considérer la littérature
suisse dans le contexte du quadrilinguisme national ne saurait
toutefois épuiser la richesse de notre pays très
polyglotte. Feuxcroisés accorde également
son attention à limportante présence
en Suisse décrivains venus du monde entier.
Cest ainsi que nous avions publié dans notre
deuxième numéro un survol de la littérature
de limmigration par la journaliste Christine Tresch.
Suite à cet article, il nous a semblé important
douvrir régulièrement nos pages à
ces voix. Après le Kosovar Shaip Beqiri, présenté
dans le N°3, le Libyen Ibrahim al-Koni et le Colombien
Mario Camelo font cette année lobjet dun
dossier chacun. Autant décrivains qui nous
surprennent souvent par leur manière de sexprimer
une confrontation positive, et même salutaire.
Car nous sommes justement intéressés par ces
différences tant individuelles que culturelles, et
cest précisément notre propos que dinviter
le lecteur à louverture et à la curiosité
critique, de dossier en dossier.
Les collaborations
Après quatre ans et plus de
mille pages publiées, Feuxcroisés est donc
bien vivant. Parallèlement à lactivité
de la revue, des collaborations se développent. Ainsi
le Service de Presse Suisse, dont Feux-croisés est
le principal organe, a-t-il coédité avec le
Centre de traduction littéraire de Lausanne et les
Editions dEn Bas un recueil de poèmes du Tessinois
Fabio Pusterla, auquel la deuxième livraison de notre
revue consacrait un dossier: une collaboration qui en amènera
peut-être dautres dans les années à
venir. Un de nos vux serait de voir naître ailleurs
en Suisse des projets analogues au nôtre, et avec
lesquels nous pourrions coordonner nos efforts. Car si la
présentation dauteurs romands nest pas
notre propos, nous nous réjouirions pourtant beaucoup
de voir les feux se croiser en tous sens.
Francesco Biamonte
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Entretien
avec Jörg Steiner |
Arriver à raconter le
monde
Jörg Steiner est un des auteurs
majeurs de la littérature suisse de langue allemande.
Ce narrateur à la fois classique et novateur assure
la transition entre Max Frisch les références
à Friedrich Dürrenmatt ne sont guère
perceptibles dans son uvre et une génération
décrivains plus jeunes, dont nous retiendrons
les noms de Peter Weber et Ruth Schweikert. Contemporain
de Peter Bichsel, dOtto F. Walter, de Hugo Loetscher
ou dAdolf Muschg, qui tous ont commencé à
écrire au début des années soixante,
Jörg Steiner mérite à lui seul un chapitre
de lhistoire de la littérature alémanique,
puisquil est lauteur dune uvre absolument
singulière.
Il sagit effectivement dune
uvre, car les romans et les nouvelles
de Steiner forment un tout. Leur unité ne relève
pas dune vision du monde ou de luvre dart
totale. Elle réside non pas dans un récit
qui aurait commencé avec les premiers textes et se
serait poursuivi jusquaux plus récents, mais
dans la manière denvisager la narration. Cest
pour cela que Steiner parle dévolution en terme
de déploiement: la narration trouve son sens dans
le fait même de raconter. Steiner ne sintéresse
pas au résultat mais à la démarche:
il veut rendre le monde racontable. Cet objectif
peut sembler paradoxal, mais il a sa logique dès
lors que le provisoire fait partie de lunité
narrative. De même que la plupart de ses personnages
ont une préhistoire (parfois criminelle), ce qui
leur arrive dans le texte, pour utiliser une
expression steinérienne, demeure aussi à létat
de préhistoire. Quelle que soit lintrigue,
elle nest jamais au centre de la narration.
Les textes de Jörg Steiner traitent
dévénements et dincidents vérifiables.
Mais lintérêt de leur auteur nest
pas celui dun chroniqueur. Pour lui, lhistoire
aussi appartient à la préhistoire. Goody,
le personnage principal de Wer tanzt schon zu Musik von
Schostakowitsch, travaille comme gardien dans le musée
de la préhistoire local. La préhistoire relève
de lhistoire naturelle. Jörg Steiner a toujours
un il dirigé sur le sol et ce quil recouvre:
il peut sagir de roche solide mais aussi dun
endroit sauvage, domestiqué en apparence seulement,
un terrain vague, marécageux, où viennent
sinstaller les nomades de Fremdes Land. Lautre
il regarde en lair et scrute le ciel. En étant
attentif aux conditions météorologiques, Steiner
essaie de trouver une explication à linexplicable.
Comme dans Lhomme apparaît au quaternaire, de
Frisch, lapocalypse qui met un terme à Schostakowitsch
est dordre météorologique: une pluie
diluvienne anéantit lEurope. Mais nulle part
lexplicable et linexplicable (le racontable
et lirracontable!) ne se recoupent avec autant de
précision que dans la nouvelle Der Kollege: Greif,
le chômeur qui arpente la ville pour essayer de retrouver
son assise sociale, est victime dun accident mortel.
A la fin de lhistoire, son collègue, qui est
déjà mort et qui patine dans une crique au
bord dun lac gelé, lappelle à
lui et lui crie à loreille: Regarde en
bas! Tu vois maintenant? et Greif répond: Oui,
je vois.
Les livres de Jörg Steiner ont
aussi une unité spatiale. Il ne sagit pas de
manière primaire de leur ancrage dans une ville située
au pied du Jura, quon na cessé de souligner.
Lespace esquissé par Steiner est universel,
il dépasse les lieux quil décrit. Sans
jamais sabsenter du terrain concret doù
viennent les personnages, il crée un espace poétique,
qui englobe la fantaisie, le rêve et lespoir.
Lespoir et son image inversée, la peur. Les
textes de Steiner ne prétendent pas tout embrasser
pour autant. Les espaces les plus denses sont toujours ceux
qui souvrent au lecteur sans quil y pénètre,
la chambre dont il manque la clef dans Der Schlüssel,
par exemple (une nouvelle du recueil intitulé Olduvai).
Nous y faisons lexpérience existentielle de
la limite et de son ambivalence, avec une intensité
toujours contenue. Fuite et découverte séquilibrent.
Mais ce qui confère vraiment
aux textes de Steiner le caractère dune uvre,
cest lautonomie que leur attribue leur auteur:
ils ont leur vie propre, indépendamment
de toute composante autobiographique. Rien de ce qui le
concerne na droit de cité dans ses livres.
Luvre nest pas lexpression de lauteur,
cest lauteur qui est lexpression de luvre.
Pour Steiner, le concept dauteur ne renvoie
pas à lautorité dun créateur
mais à celle dun témoin. Sa vérité,
ce sont les vérités de ses personnages. Elles
ne sont donc jamais que des représentations. Comme
témoin, lauteur se situe dans le voisinage
immédiat de ses personnages (sans jamais être
vraiment proche deux). Ils lui ont été
confiés, mais ils ne lui appartiennent pas. Parfois
il doit se protéger de ceux dont les histoires le
touchent de trop près. Cette posture devient de plus
en plus stricte au fil de luvre, mais aussi
plus ironique. Dans Wer tanzt schon zu Musik von Schostakowitsch,
le narrateur dit du frère de Goody: Cest
lui qui raconte lhistoire. Lauteur na
le droit de se faire entendre que par les mouvements de
son corps textuel: sa démarche lente,
sa respiration irrégulière. Notons que cest
justement par sa manière de rester hors jeu quil
est reconnaissable. La transparence du son steinérien
naît de la distance ténue, difficilement mesurable,
mais toujours perceptible, entre lauteur et ses personnages.
Samuel Moser
Entretien
Gottfried Eisinger, un des
personnages de Wer tanzt schon zu Musik von Schostakowitsch
sappelle Goody. On dirait de laméricain.
Goody fait dailleurs la connaissance dune Américaine,
Roma Saunders, une émigrée. LAmérique
est présente une fois de plus dans ce dernier livre,
elle na rien perdu de sa magie.
Il ne sagit pas de lAmérique
réelle. Cest juste un rêve, une idée
de lAmérique, la pensée que cela pourrait
être différent là-bas. Cest ce
quil y a de magique. Goody nest pas un voyageur.
Il voyage dans les livres.
Navez-vous jamais songé
à confronter votre propre image de lAmérique
à celle dont rêvent vos personnages?
Je men garde soigneusement.
Limportant pour moi, cest ce qui arrive à
Goody dans lhistoire. Ce nest pas à moi
que cela est arrivé. Même si jai pu vivre
certaines choses qui apparaissent dans mes livres, cela
doit passer totalement inaperçu. LAmérique
pourrait tout aussi bien être la Mongolie intérieure.
Et lAméricaine nest là que parce
quelle mest venue à lesprit, ou
à lesprit de Goody, ou à celui du frère
qui raconte lhistoire. Il ne faut pas oublier que
cest le frère qui raconte cette histoire. Moi
je me suis contenté de la consigner.
Votre uvre gravite autour
dun autre lieu géographique, lAfrique.
Dans les années soixante, vous avez tenu une galerie
dart africain. Et la nouvelle qui a donné son
titre au recueil Olduvai raconte lhistoire dun
médecin gravement malade qui part pour un dernier
voyage en Afrique. Quelle est la signification de ce continent?
Dun côté,
il y a lart africain, qui ma demblée
impressionné. Dans ma galerie, il y avait des statues
dancêtres. Jai été très
sensible à la charge religieuse quelles expriment.
Et puis il y a eu le voyage en Tanzanie, en 1982. Olduvai
est le nom dune gorge, dans ce pays, où il
y a un petit musée. Je me suis senti très
proche de lhistoire de ce médecin. Même
sil ny a rien en elle qui mappartient.
Il part en voyage et se trouve face à lhistoire
des origines de lhumanité, aux trouvailles
faites là-bas. La force de ce pays le touche. Cest
ce que je voulais mettre dans ce texte. Mais voilà
que je suis aussi tombé sur des souvenirs, le numéro
du cirque Knie présentant les peuples du monde, à
Bienne, quand jétais enfant. La mémoire
est le tissu de la littérature. Comme si javais
des racines en Afrique, contrairement à lAmérique.
Pour en rester aux débuts,
comment est-ce que vous commencez un texte?
Jai écrit une
fois: Rien ne commence au début et rien ne
se termine à la fin. Ce nest pas moi
qui commence. Ça commence quelque part. Cette phrase
par exemple, dans Schostakowitsch: Tout ce quil
raconte, il le raconte à tout le monde, et sil
raconte quelque chose dautre à quelquun,
il dit ensuite à tout le monde quun jour il
a raconté autre chose à quelquun, mais
que cest vrai aussi. Jai joué avec
les mots et je me suis demandé seulement ensuite
qui pouvait bien prononcer cette phrase, et de qui ce quelquun
pouvait bien parler. Petit à petit ce texte mest
devenu accessible. Au fond, le début relève
toujours dun coup de chance. Il y a des phrases qui
tiennent et dautres que je jette parce quelles
ne mènent nulle part. Mener quelque part signifie
que les phrases se développent delles-mêmes,
il suffit de les suivre.
Et la fin dun livre?
Toute fin est un nouveau début.
Cest ainsi dans toutes les histoires. Le conte en
est lexemple classique. Au début, tout est
bien, puis survient le désordre. Il arrive des choses
terribles qui se terminent à la satisfaction générale.
Et pour être sûr que cette fin heureuse ne débouche
pas à nouveau sur quelque chose de terrible, on dit
à la fin et sils ne sont pas morts
.
Cest une manière inoffensive de se convaincre
quune histoire pourrait avoir une fin et quelle
pourrait en rester là pour toujours. Mais tout le
monde sait par expérience quil nen est
pas ainsi.
LAmérique et
lAfrique représentent les horizons de vos livres.
Pourtant, depuis Ein Messer für den ehrlichen Finder
(1966), vos histoires se passent à Bienne. Dans Der
Kollege (1996), le lecteur a droit à une véritable
visite de la ville sur les traces de Greif. Quel est le
rôle de la localité dans laquelle vous vivez
et où vous avez grandi? Ne vient-elle jamais contrecarrer
vos plans?
Il faut quelle les contrecarre
pour prendre une véritable densité. Lhistoire
de Greif est une exception. Bienne y joue un rôle
topographique grandeur nature, ce nest pas celui que
je lui préfère. Il ny a là ni
rêve, ni invention. Mais pour Greif, il fallait quil
en soit ainsi, il ne peut se raccrocher à rien dautre.
Dans mes autres livres, cest différent. Les
histoires pourraient se passer nimporte où.
Bienne y appartient au monde du souvenir, du rêve,
de lidée.
Quand vous traversez la ville,
ensuite, la ville imaginée vous paraît-elle
plus réelle que la ville effective?
Certainement. Je passe plus
de temps dans la ville que jai inventée, dans
la ville que jaime, parce quelle est plus grande
quon ne le pense, plus vaste que je ne le crois moi-même.
Et si elle est plus vaste, cest grâce à
cet état de relatif abandon qui énerve tellement
les gens quand ils pensent à Bienne.
Jaimerais resserrer encore
le cercle. Greif commence sa visite dans le faubourg, au
bord du lac, devant votre maison. Dans vos livres, il y
a toujours un objectif braqué sur ce qui se trouve
devant votre porte.
On sait bien quune métaphore
nest pas la chose sur laquelle elle repose, mais une
chose qui se construit. Et puis, il y a ma mémoire.
Jai des souvenirs qui remontent aux années
trente. Mon père a construit les bains de Bienne
avec des chômeurs. Je photographie ce qui se passe
devant ma porte, mais jen fais autre chose. Quelque
chose de racontable, jespère. Voir les choses
telles quelles sont ne me sert à rien. Les
magnifier non plus. Tous les écrivains essaient de
rendre les choses racontables, du moins tous les écrivains
que jaime. Essayer de mettre le monde en mouvement.
Pour arriver à raconter quelque chose, il faut de
la chance; du travail aussi, du savoir-faire, de la volonté
créatrice, de limagination. Et cette conscience
permanente que ce qui nest pas racontable nexiste
pas pour moi, soit dit en exagérant.
Et ce qui est racontable va plus
loin que ce qui est raconté
Oui, raconter cest vraiment
autre chose quun entrefilet dans un journal. Raconter
relève de lécoute. Quand jécris,
je mimagine non pas un lecteur, mais un auditeur.
Un auditeur qui pourrait être moi-même. Jaime
bien entendre des histoires. Ce serait bien si les lecteurs
lisaient à haute voix, ou lisaient quelque chose
à quelquun. Dans les pays germanophones, on
organise des lectures publiques. Jaime bien me lire
des histoires, ou en lire à quelquun dautre
de temps en temps. Ou de préférence à
un auditeur imaginaire. Mais jai de la peine à
lire mes textes en public, je naime pas que lon
compare mon existence orale à mon existence écrite.
Quest-ce qui distingue un
auditeur dun lecteur?
Sa présence physique.
Un auditeur peut en tous temps dire quelque chose, se lever,
sen aller. Il peut se mêler de lhistoire.
Dailleurs il le fait. Jai souvent limpression
que quelquun vient me couper la parole. Un lecteur
peut fermer bruyamment le livre, le jeter, mais ce sont
des réactions qui ne touchent pas lauteur du
livre. Lauditeur, jessaie de le lier à
mon histoire, le rapport que jentretiens avec lui
na rien à voir avec celui que je fais entre
mes livres et leurs acheteurs. Je ne pense jamais au livre
terminé.
Pouvez-vous définir quel
espace verbal vous occupez dans vos textes?
Il ny a pas despace
verbal, juste une présence. La présence de
lauteur au sein de son texte se manifeste à
travers une sorte de corps textuel. Ma lenteur pourrait
sexprimer dans mes textes par le fait quils
sont eux-mêmes lents. Composés pas à
pas. Peut-être que jécris comme je marche.
Beaucoup dauteurs alémaniques
de votre génération, Peter Bichsel ou Otto
F. Walter par exemple, ont transformé leur scepticisme
devant la narration en un élément narratif.
Vous sentez-vous proche deux?
Proche seulement par sympathie.
Nous nous sommes rencontrés un beau jour, voilà
tout. Peter Hamm ma présenté à
Otto F. Walter, qui était alors éditeur et
auteur lui-même. Ensuite jai fait la connaissance
de Peter Bichsel, et je lai amené chez Otto
Walter. Nous faisions partie dun réseau qui
est entré en contact avec dautres, avec celui
de Peter Schifferli des éditions Arche, ou avec Hans
Rudolf Hilty, de la revue Hortulus. Et puis il y a aussi
eu les éditions Tschudy et des auteurs dont beaucoup
sont tombés dans loubli aujourdhui. Nous
navions pas limpression de faire quelque chose
de tout à fait nouveau. Ensuite on nous a appelé
les Neutöner dans le canton de Berne, ceux
qui ont inventé un nouveau son, mais nous navions
aucune idée de ce que cela pouvait bien signifier.
A Berne, il y avait déjà la Kunsthalle, avec
Harald Szeemann, et nous en étions encore à
lire nos textes à haute voix devant la cheminée.
Mais je trouvais cela un peu bizarre, moi aussi je préférais
le néon.
Comment avez-vous commencé
à écrire?
En lisant. Jai grandi
pendant la guerre et je me réfugiais dans les livres.
Le monde ma fait peur, la manière dont on en
parlait à la radio et celle dont on parlait de la
guerre à la maison. Le livre était le seul
moyen de sabstraire de tout cela en quelques fractions
de seconde et de me plonger dans un autre univers.
Pouvez-vous nous décrire
votre évolution littéraire?
Quest-ce que lévolution,
le passage du stade de têtard à celui de grenouille,
par exemple? Je tourne toujours autour du même livre.
Je nai pas limpression dévoluer.
Pourtant jaime bien le mot. Cela veut dire dérouler.
Au marché, à Paris, les fétiches africains
fabriqués pour faire du tort à dautres
étaient toujours enroulés dans des morceaux
de tissu. Il suffisait de dérouler ces tissus pour
rendre les fétiches inoffensifs. Cependant je naime
pas voir mon travail mis à nu, une fois quil
est fait. Ce que jaime, cest la démarche.
Mais elle a sa propre vie. On vieillit, on devient un peu
plus stupide, cest ça lévolution.
Pourtant, vous comprenez de mieux
en mieux ce quest la littérature, non?
Si cest vrai, cette
compréhension ne saméliore pas en écrivant,
mais plutôt en lisant dautres auteurs, des livres
qui appartiennent à des univers différents.
Votre relation avec vos personnages
est complexe. Il me semble que vous aimeriez leur donner
une identité sans quon puisse les identifier
pour autant.
Il sagit à la
fois de révéler et de dissimuler. Je nai
pas le droit de disposer de mes personnages. Cest
moi qui les imagine, cest vrai, mais je dois aussi
veiller à men défaire. Ma crainte, cest
de mapprocher de trop près en les étalant
devant celui qui mécoute. Jai peur de
commettre une faute en déballant un de mes personnages,
de lui faire violence, juste pour arriver à écrire
une histoire. Je naimerais pas leur enlever leur pouvoir
magique.
Vos personnages sont toujours
des marginaux. Les frères Eisinger aussi?
Quest-ce quun
marginal? Nous sommes tous en marge des autres, ça
nexplique rien du tout. Nous nous dépêchons
tous de courir vers ce que nous croyons être au centre
et nous essayons de nous y cramponner comme si le monde
ressemblait au tambour dune machine à laver.
Ce sont simplement des êtres humains à qui
il est arrivé quelque chose, voilà tout. Une
histoire par exemple, quils considèrent ensuite
comme leur vérité, quand ils ne sont pas assez
lucides pour voir que la vérité aussi est
une histoire. Ils essaient de se donner une identité.
Certains dentre eux y parviennent, mais seulement
de manière provisoire. Cest laspect inachevé
de mes livres. Rien nest jamais terminé, comme
si le monde entier était en marche vers un but que
je ne connais pas.
Et des gens à qui il narriverait
rien?
Ce serait horrible. Peut-être
existe-t-il des gens comme ça, je ne sais pas, je
nen connais pas. Ce serait comme lépitaphe
que Faulkner voulait paraît-il voir sur sa tombe:
Il est né, il a souffert, il est mort.
Daccord, souffrir veut déjà dire quil
est arrivé quelque chose. Mais ce serait un raccourci
terrifiant. La littérature, cest ce quil
y a entre deux. Il y a aussi place pour la joie. Ou pour
lhumour. Même chez Faulkner. Ou bien il arrive
quelque chose à mes personnages dans le texte même,
ou bien il leur est arrivé quelque chose avant. Et
puis il y a aussi ceux à qui il va arriver quelque
chose, mais en tant quauteur, je nai pas le
droit de savoir quoi. Dans Weissenbach und die anderen,
les barons sont des personnages dont on peut supposer quil
ne leur est rien arrivé. Peut-être sarrangent-ils
pour quil ne leur arrive jamais rien. Je pense que
cela fait partie de la condition même de baron.
Dans "Weissenbach"
und die anderen (1994), Weissenbach, qui est écrivain,
dit: La vérité est une histoire.
Schostakowitsch commence avec une phrase analogue. Cela
signifie-t-il que la vérité est dans les histoires
ou bien quelle est introuvable? Le narrateur est-il
à la recherche de la vérité comme le
philosophe?
Je suis plus modeste. Peut-être
que nous pensons tous deux aux mêmes choses. Mais
en tant quauteur nous devons encore les rendre racontables.
Les choses ne prennent un sens que si on peut les raconter.
La vérité est une histoire, jen suis
persuadé. Cest pourquoi je préfère
mettre le mot au pluriel. La vérité? Je ne
my connais pas assez en philosophie. Je sais seulement
combien de souffrances et de morts les détenteurs
de la vérité ont infiigées à
lhumanité. Comme je lai dit dans Weissenbach,
jaime mieux partir du principe que la plupart des
vérités ont une durée de vie très
brève, dune brièveté effrayante.
Je ne cherche pas à trouver une vérité.
Je suis simplement sur la trace des errements et des tourments
des hommes et des femmes que je mets en scène. Et
dailleurs des miens aussi. Nous ne savons pas ce quest
la vérité, si tant est quelle existe.
Mais nous tournons toujours autour, pour pouvoir décider
tous les jours de faire ou de ne pas faire ceci ou cela.
Je ne doute pas du fait que la vérité existe
en tant que loi. Je doute seulement que nous soyons en mesure
de la trouver ou que nous soyons obligés de la mettre
à exécution. Jaimerais mieux pas. Mais
laissons cela.
La nouvelle Der Kollege a
frappé par la simplicité et la linéarité
de sa composition. On a souligné lextrême
dispersion spatiale et temporelle, la superposition de plusieurs
points de vue narratifs du chapitre consacré à
Lorca, dans Schnee bis in die Niederungen (1973). Das Netz
zerreissen fut un livre complexe mais pourtant structuré,
une symphonie. Schostakowitsch en revanche est plein de
dissonances. La seule parenthèse (le fait que les
protagonistes sont frères) se situe à un niveau
mythique. Quelle importance accordez-vous aux problèmes
de composition quand vous écrivez?
Jai bel et bien une
idée, mais mon pouvoir est limité. Ce quon
écrit, ce ne sont jamais que des pages. On les enfile
dans une machine à écrire. Dans le roman Das
Netz zerreissen, je me suis demandé quand mon personnage
devait réapparaître et si jen avais encore
une quelconque utilité seulement après avoir
écrit les cent premières pages. Dans dautres
livres, les personnages se perdent, comme si cela faisait
partie dun plan intérieur. Une sorte de tapis
effrangé. Je ny suis pour rien. Pas plus que
laraignée nest responsable de ce que
sa toile nest pas ronde. Cest le corps textuel
que je porte en moi qui est ainsi fait.
Traduction : Ursula Gaillard
Extrait de Feuxcroisés n°4
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Repères |
Jörg Steiner est
né en 1930 à Bienne, fils dun ingénieur.
Après avoir interrompu un apprentissage de droguiste,
il a suivi à Berne le Lehrerseminar,
afin de devenir instituteur. Au début des années
cinquante, il a été éducateur dans
un foyer pour enfants difficiles. Il a ensuite occupé
des postes dinstituteur dans les écoles publiques
de plusieurs localités, dont Nidau fut la dernière,
tout en cessant denseigner pendant de longues périodes.
Jörg Steiner vit aujourdhui à Bienne.
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Bibliographie |
Prose narrative
Eine Stunde vor Schlaf, St.Gallen,
Tschudy, 1958.
Abendanzug zu verkaufen, Bern, Benteli, 1961.
Strafarbeit, Olten/Freiburg i.Br., Walter, 1962.
Le Cas du détenu Bund, traduit par Christine Kübler,
Paris, Denoël, 1972.
Polnische Kastanien, Grenchen, Brechbühl, 1963.
Ein Messer für den ehrlichen Finder, Olten/Freibrug
i.Br., Walter, 1966.
Un couteau dans lherbe, traduit par Christine Kübler,
Paris, Denoël, 1972.
Auf dem Berge Sinai sitzt der Schneider Kikrikri, Darmstadt/Neuwied,
Luchterhand, 1969.
Schnee bis in die Niederungen, Darmstadt/Neuwied, Luchterhand,
1973, et Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1990.
Eine Giraffe könnte es gewesen sein, Stuttgart, Reclam,
1977. (Histoires choisies.)
Das Netz zerreissen, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1982.
Un accroc dans le filet, traduit par Anne Cunéo et
Véronique Deshayes, Lausanne, Editions de lAire,
1988.
Olduvai, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1985.
Fremdes Land, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1989.
Weissenbach und die anderen, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1994.
Der Kollege, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1996.
Le Collègue, traduit par Gilbert Musy, Carouge, Zoé,
1996.
Wer tanzt schon zu Musik von Schostakowitsch, Frankfurt
a.M., Suhrkamp, 2000.
Livres pour enfants
Pele sein Bruder, Köln, Middelhauve,
1972.
En collaboration avec lillustrateur
Jörg Müller
Der Bär, der ein Bär bleiben
wollte, Aarau, Sauerländer, 1976.
Un ours, je suis pourtant un ours, Paris, Duculot, 1976.
Die Kanincheninsel, Aarau, Sauerländer, 1977, et Zürich,
Unionsverlag, 1998.
LIle aux lapins, traduit par Laurence Bourguignon,
Paris, Duculot, 1978, et Namur, Mijade, 1999.
Die Menschen im Meer, Aarau, Sauerländer, 1981.
Der Eisblumenwald, Aarau, Sauerländer, 1983, et Zürich,
Unionsverlag, 1997.
Der Mann vom Bärengraben, Aarau, Sauerländer,
1987.
Aufstand der Tiere oder die neuen Stadtmusikanten, Aarau,
Sauerländer, 1989.
Les nouveaux musiciens de Brême dans la Révolte
des animaux de la pub, traduit par Gilbert Musy, Paris,
LEcole des loisirs, 1990.
Was wollt ihr machen, wenn der Schwarze Mann kommt, Aarau,
Sauerländer, 1998.
Poèmes
Episoden aus Rabenland, Küsnacht,
Eirene, 1956.
Der schwarze Kasten, Olten/Freibrug i.Br, Walter, 1965.
Als es noch Grenzen gab, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1976.
Théâtre, scénarios
et pièces radiophoniques
Stau-Werk, in National-Zeitung Basel,
30.4.1971. (Joué au Basler Theater en 1971.)
Das Bett, Radio DRS, 1967, (Ex-Libris Audiothek 7014, Zürich,
1974.)
Rabio, Regenbogenreihe, Zürich, 1970.
(Scénario dun film réalisé en
1967 par Kurt Blum und Fritz E. Mäder.)
Durab, traduit par Christine Kübler, Collection de
lArc-en-ciel, Zürich, 1970.
Jörg Steiner
a en outre écrit les scénarios de trois téléfilms:
Das Bett, et Die Hausordnung, tous deux réalisés
par Kurt Früh pour Fernsehen DRS en 1967; et Peles
Bruder, réalisé par Mario Cortesi pour Fernsehen
DRS en 1971.
Jörg Steiner
a reçu de nombreux prix, dont le prix Erich Fried
de lEtat autrichien, et très récemment
le prix culturel Max Frisch de la Ville de Zurich.
Extrait de Feuxcroisés n°4
Page créée le: 30.04.02
Dernière mise à jour le 30.04.02
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