Un roman de mystères
et de musiques
Dès la parution des huit nouvelles
de son premier livre (Séduire,
dit-elle, lAire, 1985), Rose-Marie Pagnard
a marqué son territoire poétique par des repères
sensibles et personnels relevant du réalisme magique,
quelque part entre Gracq et Alain-Fournier, avec une forte
imprégnation de lyrisme et délégie
rappelant aussi les bijoux romanesques de Jouve ou les petits
maîtres du romantisme allemand. Par la suite, cet
univers clair-obscur, où voisinaient les intuitions
affectives les plus délicates et les pensées
les plus aiguës, na cessé de se développer
au fil de plusieurs livres ciselés, tels La
Période Fernandez (Actes Sud, 1988, Prix Dentan)
et les deux récits de Sans
eux la vie serait un désert (lAire,
1988), Les Objets de Cécile
Brokerhof (lAire, 1992) et La
Leçon de Judith (lAire, 1994).
Avec son dernier livre, Rose-Marie
Pagnard a fait encore un grand pas de plus, qui nous vaut
un des plus beaux romans que nous ayons lus ces derniers
temps dans notre langue. La chose passera probablement inaperçue
en cette période étrange dinattention
et de muflerie, mais sans doute ce livre survivra-t-il à
maintes toquades dune demi-saison. Quoi quil
en soit, nous nous réjouissons den parler tranquillement
avant den recommander la lecture.
Comment la substance de ce roman
a-t-elle cristallisé ?
Comme chaque fois, quand je
me retourne vers le commencement dun livre, parce
que quelqu'un aimerait savoir comment cétait,
là-bas, je me sens perdue et angoissée, et
finalement cest une image qui me vient en réponse:
une source cachée coule à proximité,
elle murmure certaines choses que je connais est-ce
ma propre voix ? dautres que jaimerais
comprendre; je naurai pas de repos avant de lavoir
captée, cette source minuscule, avant de la voir
jaillir à la surface, dans la clarté de la
conscience. Parmi ces "certaines choses" que je
connaissais, concernant Dans
la forêt la mort samuse, je retrouve
ceci, pêle-mêle:
la rage, la tristesse du créateur
qui désire offrir une émotion, une admiration,
un savoir, une intuition, à une personne quil
aime
et qui se bouche les oreilles;
une maison de mon enfance, avec la cour, le puits,
le portail;
la rivière sur laquelle, dans un rêve,
jai vu une petite fille flotter, le pouce à
la bouche;
la forêt que je vois de ma fenêtre, avec
un espace entre les arbres qui forme une porte;
lattrait quexerce cette porte chaque
fois que je pense à la mort en général
et à celle de mon enfant en particulier et que mes
yeux cherchent où se poser;
mon ami le maestro qui en un clin dil
se transforme en mon ami le tailleur Félix;
lénigme féconde de la musique.
Lélaboration
dun roman est-elle, pour vous, affaire plutôt
"diurne", concertée et méthodique,
ou plutôt "nocturne", au gré de tâtons
et dintuitions non prévues ?
Mes rapports avec le temps
sont parfois bizarres (montres détraquées,
portes automatiques qui refusent de souvrir alors
que je suis là, dates fantaisistes sur mes lettres,
etc.) et dans mon activité littéraire ces
bizarreries sont tout simplement à leur place, pourquoi
aller en droite ligne avec son petit cartable de stratège
alors quil est si excitant de grimper sur les arbres
pour se guider sur des comètes lointaines ? Je ne
sais pas quelle fut la durée de lécriture,
je sais par contre que cette durée est jonchée
de phrases pâles et molles (pauvres filles à
vitaminer illico !), autant que de phrases mystérieusement
exactes qui se placent avec naturel dans la configuration,
elle aussi mystérieuse et cependant imaginée
du roman. Sur ma machine à écrire la feuille
de papier fait preuve dune grande patience, moi lobstinée
de même, et le papier collant et les ciseaux travaillent
aussi ! Pendant ce temps de rédaction, mais aussi
en dehors, la fameuse source cachée se transforme
en un torrent de sons, dimages et de sensations, et
jai senti , dans ce roman-ci plus que dans les précédents,
la force à la fois dangereuse et merveilleuse de
ce déferlement, de ce laisser-surgir de lhistoire.
Dangereuse parce quelle pourrait embrouiller la prose,
ce qui nest pas souhaitable; merveilleuse, parce quelle
soulève pour ainsi dire limagination, la porte
à des points de lhorizon doù la
réalité peut être alors perçue
différemment la réalité avec
ses innombrables scintillements entre beauté et laideur,
entre mal et bonté.
Comment les personnages vous apparaissent-ils,
et que vous ont-ils appris dans ce livre ?
Cest sans doute cette
vision privilégiée qui ma permis de
suivre, de connaître comme un autre moi-même,
le maestro Feierlich. Vu à distance honnête,
ce personnage est un meurtrier, un égoïste absolu,
disons, toujours dans cette perspective convenue, le type
de lartiste capable de sacrifier père, mère
et enfant à sa passion, le type de "celui qui
abandonne". Mais vu dans lunivers de sa fille
Klare et de Félix les abandonnés reconnus
voilà que le maestro se métamorphose,
devient peu à peu "celui qui est abandonné"
Jusquà se sentir, lui qui a voulu noyer son
enfant, comme "un enfant livré à des
courants terribles" ! Je ne sais pas comment lexpliquer,
mais jai le sentiment que ce nest pas seulement
parce quil sest retrouvé sur le tard
mêlé à la vie de sa fille et du vieux
Félix que le maestro révèle ses lourds
secrets et laisse libre cours aux illuminations de sa folie:
cest aussi parce quil est entré dans
lunivers des mots. Cest une évidence,
direz-vous, mais qui méritera toujours notre fascination
! Vous voyez: les "certaines choses" du début,
disons, pour les personnages, leur curriculum élémentaire,
ont dû passer par la machine appelée écriture,
ou machine à métamorphose continue, pour devenir
réelles. Tous les personnages de ce roman nont
cessé de réclamer mon attention exclusive,
comme ces enfants qui vous enferment dans leur chambre pour
vous obliger à être, un moment, entièrement
à eux. Jallais de lun à lautre
au gré des appels, doù le découpage
de la narration; jenregistrais nos inventions, confidences
et mensonges, coups d'humeur et fantaisies, doù
la tonalité plutôt allusive du texte.
A travers eux, jai pu comprendre
un peu mieux
quon ne peut pas tout comprendre
des dérives de la conscience, des peurs, de la jubilation
qui vous jette sur des rives imprévues, de la solitude,
des dons artistiques et des autres dons. Le roman tout entier
le dit, essaie de le dire, je ne peux rien y ajouter. Ou
juste mettre le doigt sur des mots tels que compassion,
folie, don, beauté, cadeau
Que vous dire de
plus ?
Le créateur est-il forcément
un "tueur" ?
Je ne sais pas si le maestro
a eu raison dabandonner sa fille de cette façon-là,
mais je sais quil ne pouvait faire autrement. Jéprouve
pour lui un amour dautant plus éblouissant
quil est entouré dombres. Et voilà
quen vous disant cela je pense tout à coup
à Nabokov qui tua quatre mille trois cent vingt-trois
papillons, à Singer qui abandonna son fils, à
cette cantatrice déclarant quavec son art elle
donnait quelque chose de précieux à lhumanité
et que par conséquent elle navait pas à
faire des enfants, à ce père de quatre petits
enfants décidant daller mourir à la
guerre, très loin de chez lui, de sa propre volonté
Tous possédés par quelque chose qui ne veut
pas être partagé; tous sarrangeant plus
ou moins aimablement avec les à-côté
de leur passion. Ny a-t-il pas aussi, dans ces destins,
un monstrueux trompe-lil ce qui, entre
parenthèses, confirmerait leur appartenance à
lart consistant à dissimuler, sous le
don rayonnant, la petitesse et la solitude de lindividu
?
Vous traitez, en outre, le thème
du don sous dautres aspects
Félix le tailleur incarne
en effet une autre version du don, version à petits
points invisibles, pour parler comme lui, qui consiste essentiellement
à consoler et à réparer
tout
en cultivant, dans son cas, le délicieux secret dune
création pour soi (souvenez-vous quil confectionne
des costumes qui ne peuvent être portés). Le
don de la jeune fille malade ? Celui de dépérir
et mourir avec grâce. Quant à Klare, à
Sunne le manchot, à Petit, ils possèdent chacun
le don de percevoir et de révéler les rayonnements
magiques de lexistence, ils sont les indispensables
violons de lorchestre. Ces dons confidentiels ou magistraux,
doù viennent-ils, que veulent-ils, préfèrent-ils
servir le mal ou le bien, qui les octroie ? Leur énigme
na pas fini de me faire rêver
La musique joue un rôle
primordial dans votre livre. Que représente-t-elle
pour vous ?
La musique
non seulement
elle me fait rêver, mais agir, cette inspiratrice
ailée qui pénètre instantanément
dans chaque atome du corps, et du cur, et qui s'évanouit
dans limmatérialité. Ecouter de la musique
avant décrire (jamais pendant, bien sûr),
cest un peu comme danser tout son saoûl, ou
se remplir dair pur, cest préparer une
autre musique, le chant intérieur de la création
littéraire. Une seconde avant de percevoir le premier
accord dune uvre musicale, je sens mon cur
exploser sous un afflux de sensations dans lesquelles il
y a lirrépressible besoin de rire et de pleurer,
et langoisse enchanteresse de lattente, et aussi
la mélancolie de ladieu futur
Ces rapports
vraiment amoureux avec la musique ne mempêchent
pas de chercher comment elle parvient à exprimer
quasiment tout et il marrive de penser, en écoutant
avec des oreilles brûlantes de fièvre: voilà,
cest exactement ce truc, ce procédé,
que je dois essayer de traduire en mots. En mots ! Mais
chut! il ny a pas de raison de désespérer
darriver un jour à une prose plus musicale,
darriver à chanter dans lesprit du lecteur,
qui sait ?
"Le désespoir
possède de merveilleux et terribles visages",
écrivez-vous à propos dune sorte de
miracle. Comment lentendez-vous plus précisément
?
Je ne peux pas expliquer
ces mots, simplement je sais quils sont vrais, ils
sont
le maestro abandonné par la musique et
par la raison et qui se crée un nouveau monde imaginaire.
Ou ce personnage qui roule sur son tracteur jusque devant
la tombe fraîche de son enfant et qui montre ainsi
publiquement, avec les moyens les plus magnifiques dont
il dispose, sa révolte et son désespoir. Instinct
? Dernière consolation ? Liberté ? Si le désespoir
peut détruire limagination, il peut aussi,
souvent, la féconder au point de lui faire produire
un acte, une uvre, un sourire admirables. Ou des choses
quon ne sait pas, quon ne verra jamais. Quelque
chose de ce genre sest passé avec le personnage
de la jeune fille malade: quand il sest agi décrire
en toutes lettres quelle allait mourir, mon désespoir
na rien trouvé dautre que de minspirer
une scène pleine de jubilation, avec un vrai magicien
farfelu, de sorte quun peu de merveilleux sest
posé sur ces pages.
Propos recueillis par Jean-Louis Kuffer
|