Haïti, terre de transit
ROMAN Conversation avec Jean-Euphèle
Milcé, jeune auteur fraîchement récompensé
par le Prix Georges-Nicole 2004, autour d'un Alphabet des
nuits écrit dans le train Fribourg-Lausanne.
Le Prix Georges-Nicole, récompense
destinée à un premier roman, a été
remis cette année à Jean-Euphèle Milcé,
né en 1969 à Haïti et établi en
Suisse depuis 2000. Conversation autour d'un Alphabet
des nuits écrit dans le train Fribourg-Lausanne.
Extraits (sans les rires).
- Un premier roman fait souvent la part
belle à l'autobiographie, mais pas le vôtre
semble-t-il ...
- Non. Je suis quelqu'un d'absolument
heureux qui ne vit pas dans la littérature. J'avais
plutôt envie de questionner la société
haïtienne, d'en faire le tour, d'en aborder les grands
thèmes.
- Pourquoi avoir choisi un héros
juif, blanc et homosexuel ?
- Ce n'est pas de la provocation.
J'ai côtoyé pas mal de juifs en Haïti
et ce roman m'a été inspiré par le
seul d'entre eux qui se soit essayé à la poésie.
J'ai aussi eu recours à ce personnage de Juif errant
pour dire qu'Haïti est une terre de transit, où
tout le monde a un projet de départ. Les juifs détiennent
aujourd'hui, avec les Arabes, tout le commerce en gros.
En fait, on joue tellement avec les religions dans mon pays,
qu'on fait très peu de différences entre juifs
et musulmans.
- ?! ...
- Haïti est catholique, mais
vit dans un véritable syncrétisme religieux.
Et dans L'alphabet des nuits, j'ai essayé
d'exprimer que tout converge vers le vaudou. Chaque quête
aboutit chez un prêtre vaudou. Celle de mon héros
également.
- Les hommes d'Eglise que vous mettez
en fiction ne sont pas tous des saints ...
- Depuis le concordat signé
avec le Vatican à la fin du XIXe siècle, l'Eglise
prend en charge l'éducation en Haïti. Elle nous
envoie ses brebis galeuses, des frères et curés
pédophiles. J'ai voulu dénoncer cela.
- Parlons de votre écriture, de
votre goût pour l'invention tout d'abord ...
- C'est la vengeance du colonisé.
Je crois fermement que le français respire, évolue
hors de France. J'ai commencé à écrire
vers 14 ans, au cours de ma première fugue. Je voulais
aller audelà des interdits (il n'y avait que cela
à la maison). Mon père était un pasteur
missionnaire et c'était lourd pour moi d'être
protestant, tiers-mondiste et nègre. Plus tard, vers
1993, j'ai rencontré l'écrivain Lyonel Trouillot
autour d'une structure appelée les Vendredis littéraires.
Nous avons décidé de publier des textes en
créole et j'ai participé au combat linguistique
national en enseignant la littérature créole.
J'ai besoin d'être créateur. Ecrire est un
besoin. Je vis deux vies, une en Suisse et la deuxième
en Haïti, à travers l'écriture. Haïti
est un pays qui vous colle à la peau.
- Où travailliez-vous avant de
prendre le chemin de l'exil ?
- J'étais directeur de la
principale bibliothèque patrimoniale d'Haïti.
J'ai rencontré ma femme (Fribourgeoise) à
Haïti, que nous avons quitté après la
naissance de nos deux enfants. Quand je suis arrivé
à Neyruz (FR), j'ai découvert une Europe qui
ne correspondait pas à celle que j'avais appris à
singer. J'ai appris ici l'humilité, à me faire
petit, à bien évoluer dans l'anonymat le plus
complet. J'ai malheureusement aussi appris l'absolue valeur
de l'argent. Je me considère comme une république
ambulante qui signe tous les traités de paix pour
bien fonctionner avec les autres. Mais je me méfie
du mot " intégration " qui sonne comme
une demande d'acculturation.
- Et l'avenir ?
- Jusque-là, j'ai toujours
été payé pour lire en travaillant sur
des fonds patrimoniaux: je viens de passer deux ans sur
celui de Bernard Clavel à la Bibliothèque
cantonale de Lausanne. Je vais maintenant faire autre chose,
car j'inaugure une galerie d'art caribéen le 15 mai
prochain à Fribourg.
Elisabeth Vust
27.04.2004
Parabole du Juif errant dans une
république bananière
CRITIQUE En brouillant les repères
temporels et en élisant pour héros un éternel
déraciné, Jean-Euphèle Milcé
donne des allures de fable à sa fiction foisonnante.
Jean Price-Mars, un des principaux
maîtres à penser haïtiens du XXe siècle,
disait que " les Haïtiens sont un peuple qui chante,
danse, souffre et se résigne ". Un peuple présent
dans L'alphabet des nuits avec son " seul soupir
", " ses chants différents ", son
" Dieu à toutes les sauces ", son "
président à vie jusqu'au prochain coup d'Etat
" et " ses millions d'espoirs desséchés
". Haïti est ici plongé dans une longue
nuit sans foi ni loi, emplie de peurs et de rumeurs, et
ses habitants sont prisonniers de la noirceur, de la violence
et de la suspicion. Cette terre qu'on pourrait penser maudite
a le " don de se loger aux tréfonds de l'âme
de ceux qui l'ont abordée ". Voilà bien
la magie d'Haïti, que chacun aimerait quitter, dont
quelques-uns s'éloignent, mais que personne n'arrive
à oublier.
Le narrateur qui épelle sa
douleur et sa colère dans L'alphabet des nuits
est un commerçant juif de Port-au-Prince se sentant
obligé de fuir après le meurtre de son ami
Lucien. Homosexuel, donc différent, Jeremy Assaël
double sa singularité en désertant son comptoir.
" Un juif sans boutique, ça n'existe nulle part
dans les républiques bananières. C'est notre
secteur de survie, les seuls vrais rapports qu'on entretient
avec ce pays. " Ironique sur le destin des siens en
Haïti, lucide jusqu'à la caricature, le héros
éprouve le besoin d'accélérer son histoire.
Chose inimaginable à ses yeux, la passion amoureuse
guide ses pas. Il (re) prend la route de l'exil après
avoir consulté trois oracles (le missionnaire sur
la montagne, l'accoucheur officieux de la révolution,
le prêtre vaudou), les deux premiers en vain.
En brouillant les repères
temporels et en élisant pour héros un éternel
déraciné, Jean-Euphèle Milcé
donne des allures de fable (de la dictature), de parabole
(de l'exil, du Juif errant) à sa fiction où
les thèmes s'accumulent sans lourdeur. Cela dit,
l'écrivain ouvre tellement de pistes qu'il ne les
suit pas toutes et qu'il en abandonne certaines un peu précipitamment.
Cent cinquante pages ne suffisent pas à faire le
tour de la société haïtienne (voir interview),
mais permettent de découvrir une voix, un regard.
L'auteur que distingue cette année le jury Georges-Nicole
a une écriture pulsative, effervescente, audacieuse,
et traversée d'images qui rendent le réel
phosphorescent. Elle surgit de la plume d'un créateur
revendiquant plus son métissage que son identité
caribéenne, et dont le second roman est déjà
sur le métier. Un romancier à suivre, et de
près.
Elisabeth Vust
27.04.2004
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