[...]
On imagine un fond autobiographique mais élaboré
pendant plus de trente ans, par une femme qui, passé
la cinquantaine, observe de loin la jeune mariée
pleine d'attentes et d'inquiétudes qu'elle a été
en 1969. D'ailleurs, la romancière ne se contente
pas du portrait de la "bourgeoise excédée"
et caustique que semble parfois Hélène Weber.
Par un jeu polyphonique, elle fait entendre les principaux
acteurs de ce noeud de malentendus.
[...]
Dans l'avion qui l'amène à Téhéran,
transie de peur, Hélène fait la connaissance
d'un [...] Turc dont les manières l'horripilent et
qui la séduit par cela même, car comme dit
Edward W. Said, cité en conclusion, "[...] l'orientalisme
est une forme de paranoïa".
[...]
Hélène ne reconnaît pas, hors cadre,
l'homme qu'elle a épousé, un ingénieur
obsédé par son travail, pétri d'idées
généreuses et très maladroit. Elle
ne sait plus si "son avenir est devant ou derrière
elle". Au bout d'une année [...] la jeune femme
repartira, on ne sait vers quel destin : la fin est ouverte,
mais on n'a pas peur pour Hélène Weber. En
dépit de sa fragilité, elle a des armes.
[...]
Autour d'eux gravitent des couples d'expatriés en
débâcle, des serviteurs emplis de mépris,
d'incompréhension et de rancoeur. [...] Ces voix
mêlées, entrecoupées de citations -
rapports officiels, guide de voyage, magazines, dérives
oniriques comiques dans les fantasmes des uns et des autres
- composent un tableau pessimiste mais sensible et tonique
des rapports entre les individus et entre les peuples.
Bleu de
Perse, Editions de l'Aire, 2003
Isabelle Rüf
31.01.04
Pour les lecteurs de Domaine Public,
Anne Rivier est la signataire de chroniques fort goûtées
dans lesquelles elle évoque des moments de sa vie
quotidienne et de son enfance. Voici que paraît Bleu
de Perse. Non pas un récit autobiographique. Mais
une fiction, dont la matière appartient aussi au
passé de la romancière. Anne Rivier a vécu
quatre ans en Perse où son mari travaillait à
la sauvegarde des forêts au nord de Téhéran.
L'expérience de l'exil, la confrontation d'une jeune
Européenne avec le monde de l'Autre, elle les a vécues
avant d'en tirer un roman. La chroniqueuse et la romancière
ont ainsi la même ambition : donner sens à
ce qu'elles ont vécu.
«Amour et désamour»,
annonce la quatrième de couverture. «J'attendais
qu'on m'aime à en mourir», écrit Hélène,
la jeune héroïne. Quand elle rejoint son mari
en Perse (vers la fin des années soixante, ndlr),
elle découvre que l'amour juré n'est plus,
que l'homme se donne entièrement à la mission
humanitaire. Entre l'exigence très égocentrique
d'Hélène et la réalité, la relation
conjugale ne peut que se dégrader. C'est ce désamour
progressif qui détermine le mouvement du récit,
de l'arrivée à Téhéran au départ
une année plus tard (mais où va-t-elle ?).
Entre la déforestation, que le mari d'Hélène
cherche à enrayer, et la mésentente entre
les deux qui s'aggrave, le rapport analogique donne tout
son sens à la donnée romanesque.
Mais plus que cet aspect, ce que
je voudrais retenir ici, c'est cette Perse vécue
que l'héroïne hérite de l'auteur et qui,
hélas, n'est pas une fiction. C'est le statut peu
enviable de toutes ces petites gens employées du
camp de l'organisation humanitaire ou rêvant de le
devenir. «Ici, à Téhéran, la
vie, votre vie, c'est le travail sans droits, toujours pour
le bénéfice des autres, le patron, le père,
les grands-pères, le clan.» C'est le besoin
lancinant d'argent, pour se nourrir, pour se marier. Dans
les familles, trop, nombreuses, il n'y a en général
qu'un salaire. De façon significative, le récit
s'ouvre sur la distribution, au camp, du salaire des ouvriers.
C'est surtout «la précarité
du sort des femmes dans un univers d'hommes et de propriétaires».
Hélène la découvrira dans le destin
de sa domestique. Vendue à un gangster, elle élève
son fils chéri, quand le mari la répudie et
emmène le petit garçon. Car l'homme a la loi
pour lui.
Epouses achetées, maltraitées,
répudiées sur simple déclaration devant
témoins. Le récit du remariage d'un employé,
les Européens y sont invités, est accablant
sous le cynisme apparent : «On marche avec entrain,
on va vendre une femme à un homme. Société
de caution mutuelle, en formation ! Une deux, une deux...»
Et le bleu de Perse ? S'il s'agit
du «bleu magique des coupoles», les protagonistes
n'en ont cure. Le titre fonctionne-t-il comme un avertissement
: ce qui nous attend, c'est l'envers de ce décor
pour touristes, de cet «orientalisme» ? Mais
quand on se cogne, cela laisse un bleu.
Ecoutons Anne Rivier nous raconter
les bleus que lui a laissés son séjour en
Perse.
Bleu de
Perse, Editions de l'Aire, 2003
Page créée le: 15.04.04
Dernière mise à jour le 15.04.04
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