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Elisabeth Horem
Shrapnels - En marge de Bagdad, Bernard Campiche, 2005

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Retrouvez également Elisabeth Horem dans nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.

  Elisabeth Horem / Shrapnels - En marge de Bagdad
 

Elisabeth Horem / Shrapnels - En marge de Bagdad

ISBN 2-88241-154-5

 

Une année d’existence à Bagdad. Une année d’observation, de vie malgré tout, malgré la violence, malgré la peur. Une vie faite de choses minuscules, d’espoirs, de découragements et des saisons qui passent…
Elisabeth Horem n’a pas écrit un reportage. Il ne s’agit pas non plus d’un journal, mais de la transcription de ce qu’elle a vu et entendu, de ce qu’elle a pu ressentir.
Shrapnels est avant tout le texte d’un écrivain qui poursuit son travail, en dépit de son enfermement volontaire, un texte qui sait aussi, parfois, nous faire sourire.
Shrapnels constitue, à n’en pas douter, un document littéraire rare, tant la situation irréelle de cette ville, Bagdad, nous est rendue avec une finesse et une qualité d’observation peu ordinaires.

Élisabeth Horem, Française d’origine, a fait ses études à Paris, à la Sorbonne et à l’Institut des langues et civilisations orientales. Elle a séjourné dans plusieurs pays du Moyen-Orient, ainsi qu’à Moscou et à Prague. Élisabeth Horem vit actuellement à Bagdad.
Elle a publié Le Ring (1994, Prix Georges-Nicole 1994, Prix de la Commission de littérature du Canton de Berne 1994 et Prix Michel-Dentan 1995), Congo-Océan (1996), Le Fil espagnol (1998), Le Chant du bosco (2002), ouvrages dont les critiques ont souligné la remarquable qualité d’écriture et l’atmosphère d’étrangeté et de mystère qui s’en dégage.

Elisabeth Horem, Shrapnels - En marge de Bagdad, Bernard Campiche, 2005

 

  Extrait de Shrapnels

La route de l’aéroport a mauvaise réputation. Elle est bordée en de nombreux endroits par une muraille faite de grandes dalles de béton dressées les unes à côté des autres, de ce béton qui prolifère ici et dans d’autres pays de la région, protection partiellement efficace contre eux, ceux qui le long des routes, et de celle-ci en particulier, lancent des grenades pour immobiliser les véhicules. Après quoi, ils attaquent. Barrages de contrôle, murailles de sacs de sable, blocs de béton en chicane qui vous mènent face à l’œil rond d’un canon de char. Grésillement de la radio. On roule à deux voitures, toujours, sur cette route. Elle voit des palmiers, des murs couleur de terre, elle a le sentiment d’avoir déjà vu tout cela, sans doute à cause des souvenirs qu’elle a d’autres pays où il y a aussi des palmiers et où le vent chaud soulève comme ici des nuages de poussière jaune. À moins que cette impression ne lui vienne des images qu’elle a vues de la guerre récente, reproduites dans tous les journaux, sur tous les écrans.

Elle reconnaît ou croit reconnaître des monuments déjà repérés depuis l’avion, ou d’autres qui révèlent la même démesure : la plus grande mosquée du monde, chantier grandiose et interrompu ; des sabres géants croisés que brandissent de colossales mains de bronze ; des palais inachevés ou en partie effondrés ; d’autres palais intacts devinés derrière des murs d’enceinte. Une ville immense, d’un style hybride, à la fois oriental et socialiste, et qu’elle ne connaîtra pas vraiment, elle le sait dès le début, parce qu’elle ne pourra sortir que très peu, jamais seule et jamais librement, condamnée à rester pour toujours en marge de cette ville.

Elisabeth Horem, Shrapnels - En marge de Bagdad, Bernard Campiche, 2005

 

  Entretien avec Elisabeth Horem (Brigitte Steudler)


Elisabeth Horem répond à Brigitte Steudler

Elisabeth Horem, votre livre Shrapnels, en marge de Bagdad relate votre vie quotidienne au cœur d'une ville en proie à des évènements d'une grande violence. De votre texte d'une rare sobriété se dégage le très fort sentiment que vous êtes complètement enfermée entre les murs de votre domicile, comme assignée à résidence. Vous occupez vos journées à écrire, à lire, à réaliser des photographies que vous prenez grand soin de développer vous-même (celles-ci, fort belles, sont pour quelques-unes consultables sur le site de votre éditeur Bernard Campiche) et à nager dans la piscine lorsque les saisons le permettent. Au fil du récit, il semblerait même que les possibilités de vous distraire (réceptions ou invitations chez des étrangers en poste à Bagdad, amis ou collègues de votre mari) se raréfient à un point où l'on vous imagine ne guère sortir plus d'une fois par semaine. Comment arrivez-vous à vivre cet enfermement quotidien seule la plupart du temps, mais paradoxalement sous constante et étroite surveillance?

" Enfermement ", oui c'est le moins qu'on puisse dire, et quand vous imaginez que je ne sors " guère plus d'une fois par semaine " vous êtes loin du compte : depuis le printemps 2004 qui a vu une nette dégradation de la situation sur le plan de la sécurité, il est fréquent que je reste trois ou quatre semaines sans franchir le portail de la maison.
Cela dit, je le supporte très bien, pour différentes raisons.
D'abord, c'est une question de caractère : je n'ai pas la fibre mondaine et, étant femme de diplomate, je sais apprécier à sa juste valeur la vie retirée et " paisible " à sa manière que je peux mener à Bagdad. D'autre part, mon activité - l'écriture - s'accommode fort bien de cette retraite. Certains doivent prendre des congés non payés pour écrire. Vu sous cet angle, j'ai de la chance ! Cela dit, si l'on n'a pas ce genre d'activité, qui demande par définition du calme et de la solitude (écrire, peindre, composer, etc.) mieux vaut ne pas venir à Bagdad. Ce serait insupportable. Le genre de vie que je mène est volontaire, rien ne m'oblige à rester ici. Si j'y reste c'est que j'ai de bonnes raisons pour cela dont la première, suffisante à elle seule, est de ne pas être séparée de mon mari. Le jour où ce mode de vie ne me conviendra plus, je pourrai toujours prendre l'avion et changer d'air.

Peu de sorties sont donc effectivement possibles, et celles qui ont lieu se font en voiture blindée et sous haute escorte. Même chez vous, vous ne restez jamais sans protection. Quelles sont les limites au-delà desquelles vous ne pouvez plus imaginer tenir psychologiquement ?

Il est certain qu'au fil des mois les contacts sociaux se sont raréfiés. A ce propos vous évoquez des invitations chez des étrangers en poste à Bagdad d'une manière qui pourrait laisser croire que ce sont les seuls contacts que nous ayons. En fait nous avons beaucoup moins de relations avec les autres étrangers, soumis comme nous à des mesures de sécurité souvent encore plus contraignantes que les nôtres car certains habitent dans la " zone verte " ce qui ne facilite pas les contacts au-dehors, qu'avec des Irakiens. La dégradation de la situation a bien sûr entravé également les relations régulières que nous avions nouées avec les Irakiens qui évitent eux aussi de trop sortir, surtout le soir. Mais dans la période relativement courte où ces échanges étaient encore possibles, nous avons été invités chez des familles irakiennes à plusieurs reprises, bien plus souvent que nous n'avons été invités par des Parisiens en trois ans de séjour à Paris ou par des Tchèques en quatre années de séjour à Prague ! Contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, c'est peut-être ici à Bagdad que nous nous sentons le moins dans cette " bulle " qu'on peut connaître ailleurs : nous n'habitons ni dans la " zone verte " ni dans un quartier diplomatique mais dans un quartier tout à fait irakien où nous entretenons d'excellentes relations avec nos voisins.
Retraite et enfermement ne signifient d'ailleurs pas isolement. En effet, dans le cadre même de la maison, nous avons autour de nous des employés, des gardes, des " CPO " avec lesquels il s'est établi très vite une relation de confiance mutuelle et aussi quelque chose qui ressemble fort à de l'amitié.

Ma troisième question a précisément trait aux relations que vous entretenez avec ces agents de protection rapprochée chargés de votre sécurité. En effet, bien que vivant en vase clos, vous vous trouvez toujours sous étroite surveillance. Aussi surprenant que cela puisse paraître vous en venez à souhaiter photographier ces agents, ce qui ne semble guère les gêner. Au delà de la relation particulière du photographe et de son sujet pouvez-vous essayer d'évoquer pour nous la nature des liens que vous avez tissés avec ces hommes prêts à perdre leur vie pour sauver la vôtre ?

Quand vous dites que je suis " sous constante et étroite surveillance " on a l'impression que c'est moi qu'on " surveille ", comme si j'étais détenue contre mon gré. Pas du tout ! Ceux qui sont chargés de veiller sur moi n'ont pas d'autres intérêts que les miens. Nous faisons équipe sur ce point : ils travaillent pour ma sécurité et de mon côté je tâche de les aider en suivant de bonne grâce les instructions qu'ils jugent bon de me donner. Il n'y a aucune tension, aucun conflit entre eux et moi sur ce point. Et comme tous savent être à la fois chaleureux et très discrets, il n'y a aucun problème. D'autre part, comme vous le rappelez fort justement, il ne faut jamais oublier que ces hommes sont prêts à perdre leur vie pour sauver la nôtre et qu'à ce titre ils méritent de notre part une gratitude et un respect absolus.
Vous semblez étonnée que je souhaite les photographier. Pourquoi pas ? Ne sortant pas à l'extérieur, je n'ai guère l'occasion de prendre de photos et le portrait offre un bon terrain d'apprentissage. Je fais des tirages pour tous ceux que je photographie et eux sont heureux de pouvoir les offrir à leur famille.
Quant aux limites au-delà desquelles je ne pourrai plus supporter ma vie à Bagdad, c'est difficile à dire. Je pourrai le dire quand je les aurai atteintes. Sans doute serait-ce le jour où l'équilibre que j'ai trouvé serait rompu d'une manière ou d'une autre. Si l'un de ces hommes qui nous protègent était tué ou blessé en assurant notre sécurité, oui, certainement. C'est ce que je redoute le plus.

Enfin, face à l'omniprésence de la mort et des violences que celle-ci engendre, vous osez évoquer l'excitation que l'odeur de la guerre semble naturellement créer chez certains civils étrangers qui hantent les grands hôtels. Vous affrontez une réalité que tous nous soupçonnons confusément mais qui reste malgré tout difficile à écrire, vous parlez d'adrénaline que susciterait l'imminence de la guerre, " l'odeur d'avant guerre ". Puis, dans les toutes dernières pages, votre interrogation porte sur la nature des derniers sentiments qui envahiraient chacun de nous dans les ultimes instants précédant l'irruption de la mort. Avez-vous le sentiment d'être passée à une autre phase, le climat de terreur augmentant sans cesse et se rapprochant de votre cercle de vie, avec la disparition notamment de personnes de votre entourage ? Avez-vous l'impression qu'un point de non-retour imperceptiblement s'approche et que prochainement un nouveau seuil de tolérance à la violence sera atteint en ce qui concerne la vie des exilés à Bagdad ? Plus personnellement où puisez-vous le courage de rester enfermée dans cette situation presque sans issue, ou mieux : quelles sont les raisons majeures qui font que vous tenez si bien le cap ?

Bien sûr qu'il y a une excitation devant la violence, aussi répugnant que ce soit à reconnaître. Nous portons tous la violence en nous, une violence plus ou moins refoulée, plus ou moins domestiquée selon le contexte où nous vivons et l'éducation que nous avons reçue. Chez nous, en Suisse ou en France, beaucoup ont la chance de passer leur vie dans un cadre où la confrontation avec la violence leur est épargnée. Aucune raison de s'en vanter et d'en tirer bonne conscience : cela ne veut pas dire qu'il n'y ait en eux aucun goût de la violence. On assouvit ce goût autrement, en lui donnant en pâture des mots et des images. Prenons l'exemple de la vitesse, de l'excitation que les gens trouvent dans le fait de rouler vite. Personnellement je mets mon point d'honneur à respecter les limitations, à réfréner la tentation de rouler trop vite, mais j'aime la vitesse qui n'est qu'une des formes de la violence. Beaucoup aiment rouler vite mais personne n'aime la tôle froissée, ni le sang, ni les gyrophares de l'ambulance. C'est comparable et tout aussi illogique.
Il est difficile devant les écœurantes mises en scène des preneurs d'otages de ne pas éprouver de la sympathie au sens le plus fort du terme pour leurs malheureuses victimes, partant, de ne pas nous demander comment nous-mêmes, confrontés à cette situation extrême, nous nous comporterions. Il n'y a pas bien sûr de réponse.
Vous me faites beaucoup d'honneur en parlant du " courage de rester enfermée ". Je n'ai pas vraiment l'impression que mon enfermement volontaire exige du " courage ". Ceux qui ont du courage, ce sont les Irakiens qui eux ne bénéficient pas comme nous d'une protection particulière et qui tous les jours accompagnent leurs enfants à l'école, font leurs courses, se rendent à leur travail sans savoir si la voiture qui passe n'est pas bourrée d'explosifs, ce sont tous ceux qui, sous les pressions et les menaces, continuent à œuvrer envers et contre tout pour ce qu'ils jugent être de l'intérêt général, quel que soit leur champ d'activité. Ceux-là ont vraiment du courage. Dans mon cas, je dirais plutôt qu'il faut, pour tenir le coup, un solide équilibre. Ça oui, je vous l'accorde !

Propos recueillis par Brigitte Steudler

 

Page créée le: 06.05.05
Dernière mise à jour le: 12.05.05

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