Elisabeth Horem répond à Brigitte Steudler
Elisabeth Horem, votre livre Shrapnels,
en marge de Bagdad relate votre vie quotidienne au cur
d'une ville en proie à des évènements
d'une grande violence. De votre texte d'une rare sobriété
se dégage le très fort sentiment que vous
êtes complètement enfermée entre les
murs de votre domicile, comme assignée à résidence.
Vous occupez vos journées à écrire,
à lire, à réaliser des photographies
que vous prenez grand soin de développer vous-même
(celles-ci, fort belles, sont pour quelques-unes consultables
sur le site de votre éditeur Bernard Campiche) et
à nager dans la piscine lorsque les saisons le permettent.
Au fil du récit, il semblerait même que les
possibilités de vous distraire (réceptions
ou invitations chez des étrangers en poste à
Bagdad, amis ou collègues de votre mari) se raréfient
à un point où l'on vous imagine ne guère
sortir plus d'une fois par semaine. Comment arrivez-vous
à vivre cet enfermement quotidien seule la plupart
du temps, mais paradoxalement sous constante et étroite
surveillance?
" Enfermement ", oui c'est
le moins qu'on puisse dire, et quand vous imaginez que je
ne sors " guère plus d'une fois par semaine
" vous êtes loin du compte : depuis le printemps
2004 qui a vu une nette dégradation de la situation
sur le plan de la sécurité, il est fréquent
que je reste trois ou quatre semaines sans franchir le portail
de la maison.
Cela dit, je le supporte très bien, pour différentes
raisons.
D'abord, c'est une question de caractère : je n'ai
pas la fibre mondaine et, étant femme de diplomate,
je sais apprécier à sa juste valeur la vie
retirée et " paisible " à sa manière
que je peux mener à Bagdad. D'autre part, mon activité
- l'écriture - s'accommode fort bien de cette retraite.
Certains doivent prendre des congés non payés
pour écrire. Vu sous cet angle, j'ai de la chance
! Cela dit, si l'on n'a pas ce genre d'activité,
qui demande par définition du calme et de la solitude
(écrire, peindre, composer, etc.) mieux vaut ne pas
venir à Bagdad. Ce serait insupportable. Le genre
de vie que je mène est volontaire, rien ne m'oblige
à rester ici. Si j'y reste c'est que j'ai de bonnes
raisons pour cela dont la première, suffisante à
elle seule, est de ne pas être séparée
de mon mari. Le jour où ce mode de vie ne me conviendra
plus, je pourrai toujours prendre l'avion et changer d'air.
Peu de sorties sont donc effectivement
possibles, et celles qui ont lieu se font en voiture blindée
et sous haute escorte. Même chez vous, vous ne restez
jamais sans protection. Quelles sont les limites au-delà
desquelles vous ne pouvez plus imaginer tenir psychologiquement
?
Il est certain qu'au fil des mois
les contacts sociaux se sont raréfiés. A ce
propos vous évoquez des invitations chez des étrangers
en poste à Bagdad d'une manière qui pourrait
laisser croire que ce sont les seuls contacts que nous ayons.
En fait nous avons beaucoup moins de relations avec les
autres étrangers, soumis comme nous à des
mesures de sécurité souvent encore plus contraignantes
que les nôtres car certains habitent dans la "
zone verte " ce qui ne facilite pas les contacts au-dehors,
qu'avec des Irakiens. La dégradation de la situation
a bien sûr entravé également les relations
régulières que nous avions nouées avec
les Irakiens qui évitent eux aussi de trop sortir,
surtout le soir. Mais dans la période relativement
courte où ces échanges étaient encore
possibles, nous avons été invités chez
des familles irakiennes à plusieurs reprises, bien
plus souvent que nous n'avons été invités
par des Parisiens en trois ans de séjour à
Paris ou par des Tchèques en quatre années
de séjour à Prague ! Contrairement à
ce que beaucoup de gens pensent, c'est peut-être ici
à Bagdad que nous nous sentons le moins dans cette
" bulle " qu'on peut connaître ailleurs
: nous n'habitons ni dans la " zone verte " ni
dans un quartier diplomatique mais dans un quartier tout
à fait irakien où nous entretenons d'excellentes
relations avec nos voisins.
Retraite et enfermement ne signifient d'ailleurs pas isolement.
En effet, dans le cadre même de la maison, nous avons
autour de nous des employés, des gardes, des "
CPO " avec lesquels il s'est établi très
vite une relation de confiance mutuelle et aussi quelque
chose qui ressemble fort à de l'amitié.
Ma troisième question a
précisément trait aux relations que vous entretenez
avec ces agents de protection rapprochée chargés
de votre sécurité. En effet, bien que vivant
en vase clos, vous vous trouvez toujours sous étroite
surveillance. Aussi surprenant que cela puisse paraître
vous en venez à souhaiter photographier ces agents,
ce qui ne semble guère les gêner. Au delà
de la relation particulière du photographe et de
son sujet pouvez-vous essayer d'évoquer pour nous
la nature des liens que vous avez tissés avec ces
hommes prêts à perdre leur vie pour sauver
la vôtre ?
Quand vous dites que je suis "
sous constante et étroite surveillance " on
a l'impression que c'est moi qu'on " surveille ",
comme si j'étais détenue contre mon gré.
Pas du tout ! Ceux qui sont chargés de veiller sur
moi n'ont pas d'autres intérêts que les miens.
Nous faisons équipe sur ce point : ils travaillent
pour ma sécurité et de mon côté
je tâche de les aider en suivant de bonne grâce
les instructions qu'ils jugent bon de me donner. Il n'y
a aucune tension, aucun conflit entre eux et moi sur ce
point. Et comme tous savent être à la fois
chaleureux et très discrets, il n'y a aucun problème.
D'autre part, comme vous le rappelez fort justement, il
ne faut jamais oublier que ces hommes sont prêts à
perdre leur vie pour sauver la nôtre et qu'à
ce titre ils méritent de notre part une gratitude
et un respect absolus.
Vous semblez étonnée que je souhaite les photographier.
Pourquoi pas ? Ne sortant pas à l'extérieur,
je n'ai guère l'occasion de prendre de photos et
le portrait offre un bon terrain d'apprentissage. Je fais
des tirages pour tous ceux que je photographie et eux sont
heureux de pouvoir les offrir à leur famille.
Quant aux limites au-delà desquelles je ne pourrai
plus supporter ma vie à Bagdad, c'est difficile à
dire. Je pourrai le dire quand je les aurai atteintes. Sans
doute serait-ce le jour où l'équilibre que
j'ai trouvé serait rompu d'une manière ou
d'une autre. Si l'un de ces hommes qui nous protègent
était tué ou blessé en assurant notre
sécurité, oui, certainement. C'est ce que
je redoute le plus.
Enfin, face à l'omniprésence
de la mort et des violences que celle-ci engendre, vous
osez évoquer l'excitation que l'odeur de la guerre
semble naturellement créer chez certains civils étrangers
qui hantent les grands hôtels. Vous affrontez une
réalité que tous nous soupçonnons confusément
mais qui reste malgré tout difficile à écrire,
vous parlez d'adrénaline que susciterait l'imminence
de la guerre, " l'odeur d'avant guerre ". Puis,
dans les toutes dernières pages, votre interrogation
porte sur la nature des derniers sentiments qui envahiraient
chacun de nous dans les ultimes instants précédant
l'irruption de la mort. Avez-vous le sentiment d'être
passée à une autre phase, le climat de terreur
augmentant sans cesse et se rapprochant de votre cercle
de vie, avec la disparition notamment de personnes de votre
entourage ? Avez-vous l'impression qu'un point de non-retour
imperceptiblement s'approche et que prochainement un nouveau
seuil de tolérance à la violence sera atteint
en ce qui concerne la vie des exilés à Bagdad
? Plus personnellement où puisez-vous le courage
de rester enfermée dans cette situation presque sans
issue, ou mieux : quelles sont les raisons majeures qui
font que vous tenez si bien le cap ?
Bien sûr qu'il y a une excitation
devant la violence, aussi répugnant que ce soit à
reconnaître. Nous portons tous la violence en nous,
une violence plus ou moins refoulée, plus ou moins
domestiquée selon le contexte où nous vivons
et l'éducation que nous avons reçue. Chez
nous, en Suisse ou en France, beaucoup ont la chance de
passer leur vie dans un cadre où la confrontation
avec la violence leur est épargnée. Aucune
raison de s'en vanter et d'en tirer bonne conscience : cela
ne veut pas dire qu'il n'y ait en eux aucun goût de
la violence. On assouvit ce goût autrement, en lui
donnant en pâture des mots et des images. Prenons
l'exemple de la vitesse, de l'excitation que les gens trouvent
dans le fait de rouler vite. Personnellement je mets mon
point d'honneur à respecter les limitations, à
réfréner la tentation de rouler trop vite,
mais j'aime la vitesse qui n'est qu'une des formes de la
violence. Beaucoup aiment rouler vite mais personne n'aime
la tôle froissée, ni le sang, ni les gyrophares
de l'ambulance. C'est comparable et tout aussi illogique.
Il est difficile devant les écurantes mises
en scène des preneurs d'otages de ne pas éprouver
de la sympathie au sens le plus fort du terme pour leurs
malheureuses victimes, partant, de ne pas nous demander
comment nous-mêmes, confrontés à cette
situation extrême, nous nous comporterions. Il n'y
a pas bien sûr de réponse.
Vous me faites beaucoup d'honneur en parlant du " courage
de rester enfermée ". Je n'ai pas vraiment l'impression
que mon enfermement volontaire exige du " courage ".
Ceux qui ont du courage, ce sont les Irakiens qui eux ne
bénéficient pas comme nous d'une protection
particulière et qui tous les jours accompagnent leurs
enfants à l'école, font leurs courses, se
rendent à leur travail sans savoir si la voiture
qui passe n'est pas bourrée d'explosifs, ce sont
tous ceux qui, sous les pressions et les menaces, continuent
à uvrer envers et contre tout pour ce qu'ils
jugent être de l'intérêt général,
quel que soit leur champ d'activité. Ceux-là
ont vraiment du courage. Dans mon cas, je dirais plutôt
qu'il faut, pour tenir le coup, un solide équilibre.
Ça oui, je vous l'accorde !
Propos recueillis par Brigitte Steudler
Page créée le: 06.05.05
Dernière mise à jour le: 12.05.05
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