C'est dans les pulsions mâles mâtinées
de la vivacité d'esprit et de la sensibilité
d'un même protagoniste, André Pastrella, que
Joseph Incardona puise la matière de ses deux premiers
romans : après Le cul entre deux chaises (2002),
Banana spleen vient de paraître aux Editions Delphine
Montalant, qui fait moins référence dans son
titre à un dessert qu'à un phallus sur pattes
paumé et au bord de la casse. Puisant ses références
dans le film noir, le roman noir, la littérature
américaine du XXème siècle (explicitement
citée à travers Fante, Kerouac, James Lee
Burke, Bukowsky,
), le roman commence pourtant plutôt
gaiment, avec un goût pour la blague rapide, la métaphore
inattendue et outrancière qui rappellent fortement
San Antonio. Frédéric Dard revient aussi à
l'esprit du lecteur par le ressort du sexe, évoqué
à chaque coin de page par une écriture tout
en punch, très rythmée et divertissante. Avec
des nuances importantes toutefois : l'esprit hyper-français
de " Sana " ne se retrouve pas chez Incardona,
plutôt adepte d'une sorte de rock'n'roll attitude
d'arrière-garde sur le plan historique (le livre
a de ce point de vue un caractère post-moderne, avec
des citations non seulement littéraires mais aussi
musicales très nombreuses, allant des Clash à
Vasco Rossi), symptomatique aussi d'une génération
orpheline du rock (Pastrella est né en 1969), mais
dont la dimension émotive et pulsionnelle est intemporelle.
En outre, le propos s'avère grave et plein d'humanité,
même si une pudeur toute virile retient tant Pastrella
qu'Incardona de jouer d'emblée cartes sur table les
dimensions existentielles de leurs pensées et l'amour
qui les habite. André Pastrella et Joseph Incardona
partagent d'ailleurs suffisamment de points communs pour
rapprocher un peu Banana Spleen de l'autofiction
: prénom français et nom de famille italien,
même année de naissance, calvitie, fumeurs,
genevois - une Genève interlope intéressante,
inhabituelle et très reconnaissable - même
passion pour l'écriture - on y reviendra - et usage
de la première personne : Pastrella est le narrateur.)
Cette dimension " sérieuse " qui ne s'avoue
pas émerge peu à peu, à partir de l'événement
tragique qui brise l'équilibre instable de Pastrella
: la mort accidentelle de sa compagne Gina, avec qui le
protagoniste vit une relation précieuse. L'amour
ne s'est pas installé de soi, mais " ça
a fini par prendre ", un amour en forme d'amitié
plutôt virile (décidément
) combinée
à une forte attraction physique partagée.
Les traits d'esprit et les mauvaises blagues se révèlent
peu à peu comme les masques, pour ne pas dire les
cache-misère, d'une sensibilité écorchée.
C'est bel et bien une forte empathie qui l'emporte, tant
de la part de Pastrella que du lecteur, en dépit
du caractère pénible de ce dernier, de sa
puérilité, de sa rage parfois agressive, voire
violente. Impossible, à mon sens, de juger ou de
condamner Pastrella, ou quiconque dans cette histoire. Pastrella
est en outre buveur, et arrive en cours de roman au "
point de stagnation " avec l'aide de l'alcool. Il synthétise
en une phrase : " L'avantage avec la picole, c'est
qu'elle donne l'impression d'une possible dérive,
une régénérescence du même et
dans l'identique." Pour le problème du sexe,
très central, c'est " une chose plus compliquée
. Du matin au soir, on bataillait, soit pour se l'approprier,
soit pour ne pas y penser. " Ou ailleurs : " En
guise de métaphore sexuelle, je suis entré
dans un peep-show. Le sexe était le point de chute
quand le reste marquait le pas, y compris le sexe lui-même.
"
Tout marque le pas en effet, à
partir de la mort de Gina, qui détruit la fragile
stabilité de Pastrella : chômage, brève
crise religieuse avec achat de statue en plâtre de
Saint Antoine et d'un caveau familial à la clef (30'000
francs suisses pour le caveau, finalement revendu à
des gitans à prix cassé), puis retour à
la sexualité vénale, à l'alcool. Les
personnages secondaires blessés commencent à
affluer, ou à se révéler comme tels,
des enfants meurtris, devenus parfois des adultes plus ou
moins remis en selle (plutôt moins). Le stage de réinsertion
professionnelle auquel Pastrella est soumis, loin de la
caricature facile qu'on attend au contour, révèle
certes les limites de toute technocratie et l'humanité
bancale de certains services dits sociaux, mais il fonctionne
en définitive bel et bien comme la plate-forme sur
laquelle Pastrella rebondira et se " réinsérera
socialement ", encore que par des voies imprévues
: le désir sexuel irrépressible, encore lui,
que lui inspire l'animatrice du stage, une " winner
" seulement en apparence, le conduit dans une nouvelle
histoire. Une histoire dure, jusque dans les domaines de
la maltraitance et du vice, mais que Pastrella, dont la
vitalité ne s'épuise jamais, a la force de
faire évoluer jusqu'à ce qui apparaît
comme une porte de sortie - la fin est ouverte, marquée
par un rayon de soleil matinal et un sourire. Pour en arriver
là, pour retrouver une sortie, il faudra un sacrifice,
il faudra que le sang coule : on reste dans l'univers des
pulsions archaïques. Ce ne sera pas le sang du Christ,
oublié depuis longtemps par Pastrella, mais celui
d'un chien de combat lancé contre lui par un dur
qui lui ordonne " Tue, tue ", et dont le bond
est brisé par une balle inattendue.
Un autre fil, une autre colonne vertébrale
semble permettre à la vie chaotique du protagoniste
de s'articuler malgré tout et de trouver une direction,
voire un sens : c'est l'écriture, pour laquelle Pastrella
se sait un talent, et à laquelle il ne renonce jamais.
Le roman est émaillé de brèves incursions
dans la fantaisie fictionnelle du narrateur, de brefs contacts
avec ses personnages et ses trames, parfois développements
métaphoriques de lui-même, parfois révélateurs
de sa propre empathie pour les écorchés, ou
même plus généralement pour les gens,
plus fragiles qu'il ne le croyait d'abord. Qui plus est,
ces nouvelles de Pastrella ressemblent à s'y méprendre
à celles d'Incardona, et donnent ainsi au roman un
ancrage troublant et attachant à la réalité.
Les réflexions de Pastrella sur l'écriture
permettent aussi à Incardona de défendre sa
propre esthétique. Loin du roman de gare qu'il feint
parfois d'être, Banana Spleen est un livre
généreux et fraternel, qui touche par sa franchise.
Francesco Biamonte
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