Dans votre premier roman, L'Alphabet
des nuits (Campiche, 2004) vous vous glissiez dans la
peau d'un personnage juif, blanc et homosexuel. Dans Un
archipel dans mon bain, vous nous racontez (parfois
à la première personne) l'odyssée d'Evita
à la recherche de son passé. Cet usage du
"je" décalé, par rapport à
votre personne, vous est-il nécessaire pour aborder
l'écriture, pour trouver une bonne distance avec
vos héros?
Je me plais, intéressé
et inquiet, dans un rôle de voyeur et de passeur des
drames et / ou des bonheurs des autres. Ma vie et son lot
de défaillances, de griseries, de ruptures et de
dettes, d'envies, sont des éléments que je
peux servir à mes camarades d'un jour, d'une nuit
ou d'une saison. Avec la pudeur en filigrane.
La nature de ma relation avec mes personnages est assez
douloureuse. D'ordinaire. C'est à la fois un jeu
d'appropriation et de rejet. L'utilisation du " je
" me permet de m'inviter dans l'intimité de
mes héros pendant la mise en texte de l'histoire
que j'ai envie de raconter. De faire corps avec des "
étrangers " que je finis toujours par prendre
en affection.
Mes héros évoluent dans des lieux et des complexions
qui ne sont pas frontaliers de ma propre histoire. Le "
Je " me donne l'impression de me rapprocher de mes
personnages. De me prendre pour un comédien qui se
glisse, avec une certaine facilité, dans la peau
des autres. De combler ma déprime.
Aussi, je vis avec la prétention d'assumer complètement
le discours que portent mes héros.
La structure du premier roman
était, pour ainsi dire, "en spirale", une
sorte de quête initiatique dans une Port-au-Prince
terrassée. Ce nouveau roman présente une grande
complexité de construction, notamment pour ce qui
est de la structure temporelle du récit. Dans la
première partie, les chapitres où l'héroïne
se dévoile à la première personne (avec
un humour haut en couleur) alternent avec les chapitres
où une partie de son passé nous est conté
à la troisième personne (on ne découvre
qu'à la fin qu'il s'agit de la même personne).
Dans la deuxième partie, Evita part à la rencontre
de son passé oublié, dans l'île de tous
les excès (" trois à quatre pays en un
" et "pays du tout possible", comme vous
l'écrivez), relatant elle-même son voyage.
Puis, soudain, vous nous replongez dans le récit
"classique" à la troisième personne
pour aborder - dans les chapitres 7 à 13 - la vie
de ses ancêtres (à mon sens il y là
une baisse de tension assez dommageable au rythme global
du roman). Comment et pour quelles raisons avez-vous choisi
cette structure si particulière?
M'inscrire dans une démarche
d'écrivain sous entend, pour moi, une quête
d'originalité. Pour ce, j'investis du temps dans
la structure de mon texte au risque de prétériter
sa linéarité. Je suis conscient de mon comportement
d'acrobate. Pour mon malheur, je traverse ma vie d'homme
avec ce me même besoin. J'ai une manière d'agencer
mon discours qui finit toujours par surmener mes interlocuteurs.
Piètre communicateur !
En littérature, je crois, j'espère que cette
manière de faire est moins dramatique. Quand je me
suis mis en tête de raconter l'histoire d'Evita, ex
Marie-Raymonde, j'estimais nécessaire la mise en
parallèle du passé et du présent. Grammaticalement,
j'ai misé sur un " Je " référentiel
au présent simple et l'évocation du passé
avec la distance qu'impose à la fois l'utilisation
du passé verbal et la troisième personne.
Je crois, par expérience, que l'errance fractionne
la vie du migrant en îlots de mémoire. Mon
héroïne, dans Un Archipel dans mon bain est
de cette race qui s'entortille en hier et aujourd'hui. Il
faut, des fois, regarder nos détours et nos chemins
avec recul et distance. Un peu comme des étrangers
dans notre propre histoire.
Un archipel dans mon bain comporte
une très belle variété de styles: outre
la voix du narrateur (qui porte une attention toute particulière
aux descriptions des changements climatiques et temporels)
et les passages où Evita s'exprime à la première
personne, il y a - surtout au début de la deuxième
partie - des monologues intenses et presque brechtiens (celui
du chauffeur, celui des Canadiens, celui de la mère,
époustouflant de rage et de poésie). Comment
avez-vous bâti cette polyphonie (parfois assez risquée,
parce qu'elle expose le lecteur à une culbute continuelle)?
Avez-vous articulé, dans ces entrelacs narratifs,
le rapport entre la mémoire et l'oubli?
Je viens d'une région bruyante,
épicée et colorée. Les silences, les
lignes droites et les non-mélanges sont des concepts
suspects. La langue que j'utilise est bosselée, parasitée
parce qu'elle est nourrie de mon appartenance caribéenne
et particulièrement de mon identité haïtienne.
Je n'ai pas, en toute sincérité, bâti
une polyphonie. Mon imaginaire a toujours été
sous l'emprise des voix multiples de ma région. Amérique.
Afrique. Europe. Asie. On se réveille d'ordinaire
avec des gestes de partout. On s'endort avec les projets
de voyage. Jusqu'au bout du monde ou simplement investir
l'île voisine et ses langues. Le plus souvent, on
se contente du quartier d'à côté.
Les " entrelacs narratifs " sont nécessaires,
à mon avis, à l'appropriation de l'histoire,
si immédiate soit-elle, par des gens ordinaires (visiteurs
ou indigènes) en toute liberté et sans retenue.
En Haïti, on parle à soi, aux autres. Toujours.
Une manière de combattre l'oubli, de transmettre,
de juger sans besoin d'être juste, d'exposer sa paranoïa.
Il n'y a que les voix qui arrivent à entretenir la
mémoire en Haïti. Les autres supports sont en
faillite ou en construction.
Ce qui fait la force incontestable
de votre écriture c'est une langue extrêmement
fluide et la richesse des images inattendues (quoique dans
ce nouveau roman vous donniez l'impression d'avoir travaillé
sur des phrases plus courtes, sur un rythme plus saccadé).
Les métaphores abondent, ainsi que les télescopages
surprenants (quelques exemples: "Les douleurs, avec
le temps, finissent morpions", "mon amnésie
a la générosité obèse d'une
promesse", "un vent chaud, arrogant de sympathie",
"cette misère en perpétuel rut",
etc.). S'agit-il d'un héritage de votre langue créole
- dans laquelle vous avez publié vos premiers textes
- ou d'une volonté consciente d'ouvrir (comme tout
écrivain, somme toute, se doit de le faire) les horizons
de la langue française "hexagonale"? Pourriez-vous
parler du processus d'écriture, de la manière
dont vous façonnez ce style si singulier et incantatoire?
J'ai un passé de poète
exclusif. Les préjugés de mon entourage, à
un certain moment, m'ont poussé vers le roman (un
insulaire qui fait uniquement de la poésie ne peut
être que louche et irresponsable). J'avais abandonné
la poésie pour me transformer en associé du
confort des miens.
Je suis revenu à l'écriture, un peu plus tard,
par obligation de m'accrocher à la vie. Le roman
m'a ainsi récupéré. Mon recours aux
métaphores et autres télescopages dans l'écriture
du roman est peut-être un moyen de me pardonner les
années galvaudées. Sans poésie. Sans
passion.
Je suis conscient de mon besoin de bousculer le français
politique. Mon appartenance à une communauté
linguistique créole n'est pas sûrement la seule
raison. Des Français (de Paris, de Lyon, de la Bretagne),
des Suisses, des Canadiens, des Belges, des Tchadiens, des
Haïtiens le font. Ca doit être paradoxal, vu
d'ici : j'ai appris, tout comme les scolarisés de
la Guadeloupe, de la Réunion, de la Guyanne, etc,
à utiliser le français comme unique langue
écrite. Par ordre du ministère de l'éducation
nationale. Dans les colonies et les anciennes colonies françaises,
la mémoire littéraire exclusivement française
est une affaire d'état. Pour preuve les diplomates,
les politiciens (tout ce qui est visible sur la scène
politique internationale) de nos pays sont les derniers
à pouvoir tenir des discours à la de Gaulle.
Comme gardiens du temple, ils font mieux que Sarkozy qui
s'est mis à la langue des notables de banlieue.
Mon style ne saurait être, ni plus ni moins, que le
reflet des mes choix esthétiques et du temps que
je passe à monter et descendre dans mes angoisses
chroniques.
Encore une fois, le grand thème
de votre roman est la condition d'exil (mieux : d'ex-île,
l'insularité ayant toujours la première place
dans vos romans). Evita, votre héroïne, a voulu
effacer toute trace de son passé, mais à la
mort de son mari - un peintre reconnu, dont l'héritage
lui est disputé par une première épouse
- elle se convainc que la seule possibilité de survivre
réside dans la quête des origines: "Le
passé, bien utilisé, ne peut que servir la
passion d'exister". Elle retrouve pourtant une mémoire
extrêmement embrouillée, une île des
ancêtres équivoque et flottante (entre rêve
et cauchemar) ; son aventure se solde par l'adoption d'un
enfant abandonné, qu'elle ramène avec elle,
dans le luxe de sa vie d'avant (elle avoue: "faisant
les comptes, je pouvais me payer ce bonheur"). S'agit-il
d'un heureux dénouement ou d'une conclusion âpre
et ambiguë?
Je ne suis pas équilibré
au point de croire aux heureux dénouements. Derrière
les portes, celles qu'on arrive à ouvrir, la vie
ne s'arrête pas sur un nuage tout rose. J'ai laissé
Evita au seuil d'une nouvelle vie. Ses combats à
venir ne m'intéressent pas forcément. Je n'ose
pas les imaginer. Aurais-je dû ouvrir une parenthèse
sur le parcours de ces enfants adoptés en Suisse
ou ailleurs par des gens aisés ? Ce n'est pas rare
de les retrouver en première page pour braquages,
enlèvements, crimes crapuleux et autres. Je ne me
permets pas de préjuger dans l'absolu du destin de
ces enfants adoptés. J'imagine tout simplement que
leurs parents ne sablent pas le champagne à chaque
fois que leurs rejetons font l'actualité.
Aussi je n'ai pas le courage d'écrire en fantasmant
sur un processus schématique qui veut que la situation
de départ de mes héros doit essentiellement
subir des transformations pour arriver à une fin
heureuse.
Le voyage vers l'île des
lendemains possibles (qui, tout comme la protagoniste, "se
tortille sur une histoire rapiécée, reprisée")
s'amorce dans une Suisse peu séduisante. Genève
est une "ville [qui] triait et gérait les richesses,
les misères, la sinécure et les prières
des cinq continents. Ville de nulle part, de nulle appartenance.
À la fois guindée et alternative". Quel
est aujourd'hui votre rapport avec votre deuxième
patrie, où vous vivez depuis l'an 2000, en quelle
mesure inspire-t-elle votre travail (renforçant peut-être
votre mal du pays)? Le contraste entre l'ici compassé
et paisible et l'ailleurs violent et intense forge-t-il
votre écriture?
Je n'ai et je n'ai jamais eu ni première
ni deuxième patrie. Le peu qui me reste de besoin
d'aimer, d'être libre, d'exister homme, m'empêche
de me revendiquer une patrie. Je ne suis pas responsable
de mes lieux de naissance, de résidence et de transit.
L'idée même de patrie me renvoie aux drapeaux,
hymnes nationaux, chars militaires, défilés,
frontières. Comme A. Roy, j'aimerais tellement être
une république ambulante. Toutefois je partage ma
vie entre Haïti et la Suisse, tout rêve, tout
confort et tout cauchemar. Ce sont les gens et les gestes
d'humanité qui m'intéressent. Qu'ils soient
d'Haïti, de la Suisse ou d'ailleurs.
Mes rapports avec la Suisse sont simples. Je travaille.
Je m'applique à respecter les obligations et les
interdictions. J'entretiens mes amitiés, mes amours
et mes désillusions. Surtout, j'ai appris à
payer mes impôts en silence.
D'un autre côté, j'apprécie l'affection
généreuse de mes amis du milieu. Une nouvelle
famille, en quelque sorte. Comme moi, ces amis ne portent
pas les armes pour ou contre un pays.
Ici, en Suisse, il m'arrive de pleurer.
Quand ma fille, Juliane, pleure, elle prétend qu'elle
ne sait pas toujours pourquoi. Je suis un peu comme elle.
Telle fille, tel père.
Autant de petits détails qui me façonnent.
Et mon écriture avec.
Propos recueillis par Pierre Lepori
Page créée le: 08.05.06
Dernière mise à jour le: 10.05.06
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