In breve in italiano
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Kurz und deutsch
Solitaire il reste de toi
toujours plus que toi
ta solitude
planches disjointes
une toiture au soleil
longue corde
l'aube en être là
Ces vers, extraits de Virer large course court (Le Miel de l'Ours, 2008), malgré ou à cause des planches disjointes et de l'ardeur du soleil, gardaient confiance dans une sorte d'unité enveloppante étonnamment légère qui répond au nom étrange de solitude ; ils croyaient à l'instant présent, à un « ici et maintenant » presque en avance sur lui-même, curieux petit décalage salvateur dessiné peut-être par les mots, marge sûre de liberté. Même les doutes, et surtout eux, certitude paradoxale, semblaient des repères fiables (ainsi que le manque et l'absence). Le lecteur percevait une grande assurance, douloureuse mais énergique, dans la forme intègre de ces poèmes courts et tendus.
Nos possibilités d'impasses sont innombrables qui paraît aujourd'hui porte un titre fort : il ne renie pas le sentiment d'une régénérescence permanente, mais la plombe d'une errance presque désespérée qui la relativise et la met toujours en danger. Il semble inciser, sous des dehors très sceptiques, une infime ouverture dans un emprisonnement angoissant et muré qui donne le tournis. Il existe sûrement quelques rares chemins qui ne sont pas des impasses. Mais où ? Et comment les identifier comme tels ? Comment les reconnaître dans le mouvement de l'existence et le bouillonnement cependant précis des mots qu'il faut tenter de lire, d'écrire, en essayant de ne pas se tromper, de ne pas tromper, si tout bouge et s'indifférencie sans cesse ?
Le brouillard noir à cent mètres traces dans le grès
l'ours la fougère écrasé je ne distingue plus rien
séisme permanent de la feuille
devant la poutre le pic épeiche.
Quelque chose a entamé l'assurance presque gaie et comme naïve des livres précédents. Le don de soi et le fort désir d'accueil qui s'exprimaient semblent très déstabilisés, en partie détruits. La lumière que la langue faisait surgir sans relâche dans la vie difficile a pâli, mortellement :
je ne peux plus être la digue l'ouverture
dirediredirediredire c'est tout petit et ça s'épuise
la rivière la langue j'en joue et c'est bien
petit béquet livide
Tout le livre est traversé par un orage dont les dures secousses perturbent un ordre qui sembla sinon serein, du moins fécond. Le lecteur perçoit la menace d'une dissolution de soi, une altération presque stérile de la compréhension du monde. Beaucoup de questions fusent dans tous les sens : « Est-ce le signe qu'un seuil a été passé ? » « Est-ce que tu y comprends quelque chose toi ? » « Et si le temps est compté, est-ce une souffrance ? » « Que peux-tu dire du divorce ? » « maintenant ça rime à quoi ? » etc. sont des exemples d'une sorte d'interrogatoire forcené, adressé à qui ? Un tel harcèlement de questions esquisse sinon des réponses, du moins une énergique relance poétique.
Il est sûrement possible de risquer une interprétation biographique et de lire ce texte comme l'expression des effets violents d'une rupture amoureuse (d'une déception relationnelle ou morale, en tout cas), qui suscite en nous le souvenir de nos propres aventures en ravivant le sentiment de dépossession et de déstructuration qui en résulte. De ce point de vue, ce livre est particulièrement émouvant, très prenant. L'attente, la révolte, la peur de la perte et le désir y sont donnés dans leur éprouvante nudité :
Devenir concret dans ta bouche sous tes yeux
prendre appui sur tes plaies faire un terrier de tes peluches
un petit tas de tes soldats un tertre de tes pièces
suturer l'invisible en toi
glisser par les doigts dans ta langue disperser les tissus
être une conduite de ton cœur
sortir encore cheminer l'avenir
— c'est un gros mot ?
Enfermé dans une lutte sans merci, le lecteur pourrait presque se taper la tête contre les murs. Mais non, le cours du poème ménage des ouvertures (des fêlures ?), des envols, des pauses brèves, pour reprendre souffle :
Léger assis laisser passer cela qui vient
la voie du vent le pinson ne pas clore
Je m'aperçois de l'emploi répété que je fais du mot presque : il est vrai que j’ai souvent l'impression d'être toujours au bord d'un événement imminent qui n'a jamais tout à fait lieu tout en apportant un fort sentiment d'évidence, de concrétude.
Je choisis aussi, poussée par un des nombreux courants qui animent ce texte tumultueux (à l'image d'un torrent de montagne), de suivre d'autres traces, celle d'une réflexion sur la langue, sur ce qui caractériserait la poésie et sur ce qui fait qu'une parole échangée puisse rompre la solitude première et la recomposer, mais autre. C'est ainsi que je reçois quelques vers de « Charge de la cime », (extrait de Deleuze R.I.P., publié par RBL 2010 1-2) qui me semblent comme le germe du questionnement approfondi ici :
Il dit : je ne veux pas être balayé
mener ma petite histoire privée
je dois écrire pour les bêtes mortes
branler Rimbaud jusqu'à la moelle
loger l'obus dans l'obole
le langage dans un angle
exorbité
Une longue citation de Gilles Deleuze (je suppose que les initiales G.D. sont les siennes), qui s'imbrique dans le poème de Sylvain Thévoz et en devient partie prenante, rend compte d'un étonnement toujours reconduit :
il y a des gens, ils disent des choses très compliquées, je ne saisis absolument pas ce qu'ils veulent dire et pourtant, je comprends immédiatement ce qu'ils expriment. D'autres disent : « passez-moi le sel » et je ne comprends pas. Je ne comprends rien à ce qu'ils disent. Une chose aussi simple que « passez-moi le sel. », c'est obscur. G.D.
Les mots de ce long poème que l'on croit disloqué rendent sensible une souffrance compacte, celle de quelqu'un qui se débat tout simplement pour trouver une langue. Il s'agit d'un combat, mais on ne sait jamais vraiment contre qui et contre quoi, sûrement contre l'appauvrissement de l'écart entre les mots et les choses (trop petit ou trop grand) qui anéantit aussi bien les uns que les autres. D'où, peut-être, la couverture du livre qui donne à voir le dédoublement contradictoire d'un sujet absent (le nom du poète est ailleurs) en une Calamity Jane justicière et un cerf pourchassé : qui est le prédateur, qui est la proie ? Tous les mots alors brûlent, écartelés, et pèsent de plus en plus lourd. Ce poids s'allège parfois peu à peu dans le rythme bousculé du poème ; paradoxalement un abri précaire et fragile se dégage du chaos : les éléments naturels, sont tous rameutés ici, grande foule bruissante, cruelle et douce, sans responsabilité, avec les plantes, les animaux, les météores, de nouveau la rivière, la mer peut-être :
Je tutoie le geai dès l'automne
source de gravité poreuse être limite un bois flotté
aller à l'eau là très léger
demande extérieure à moi-même
l'oignon la racine la fleur
poussent sur la pente.
Pour que dire « tu » soit possible, il faut effectivement ou qu'il soit extérieur (même au creux d'une intériorité imaginaire et divisée), qu'il préexiste ou qu'il co-existe avec un je, finalement plus incertain. Le nous est-il alors vraiment « une supercherie » ? Et non pas plutôt un incontournable ? Démultipliée en un monde foisonnant d'ombre et de lumière qui prennent corps, mangent, baisent, marchent, planent, rampent, courent, la solitude (et aussi ce qui nous fait croire à l'unité en elle) se troue, se diffracte, devient plus mobile. Elle ne disparaît pas, mais, permanentes métamorphoses, elle change et, en changeant, recrée une continuité multiforme, sans certitudes, offerte à tous vents, plus souple, plus brutale, peut-être moins convenue :
Je ne sais plus quoi donner à la feuille du lièvre de la roue de la pierre
j'achète une boîte de sucre brun du savon noir une bougie du raisin
c'est important c'est pour la nuit et pour la vie
la porte ouverte un possible pour la bête
Pour qu'elle entre ou pour qu'elle puisse enfin sortir ? Où ? Quelle bête ?
Je veux rentrer И la maison dernier repli de la parole
Quelle est cette drôle de langue qui accueille une lettre d'un autre alphabet et n'en meurt pas immédiatement ? Quelle drôle de maison, et pourtant…
Ce long poème peut se lire aussi en fragments autonomes. Ils possèdent chacun une vie intérieure, close sur elle-même, mais tendue vers une extériorité, si proche, si distante. Le jeu typographique, les courtes strophes contribuent à l'émergence, à chaque nouvelle lecture, de poèmes concentrés, mais inconstants. Une fois sortis du chaotique magma, ces fragments conservent un instant en eux la lumière violente et l'ombre envahissante de leur contexte initial interloqué, celui de la vie, si difficile à dire, si douloureuse à incarner. Ainsi ces trois vers qui raniment une inquiétude latente, étincelle emportée par le vent, prête à tout embraser à nouveau, un peu plus loin :
Dans la nuit visage contre ventre dire non ventre non visage
nommer la profondeur
nos possibilités d'impasses sont innombrables
S'il est vrai, comme l'écrit Hilde Domin, que le courage du poète est au moins triple, il m'apparaît que Sylvain Thévoz réussit de façon plutôt convaincante à « dire (qui est le courage d'être lui-même), à nommer (qui est le courage de ne rien nommer fallacieusement et de ne rien enrober de mensonge) et à appeler (qui est le courage de croire qu'autrui puisse entendre l'appel). » (« A quoi bon la poésie aujourd'hui », traduit de l'allemand par Marion Graf, RBL 2010). Ce n'est pas rien :
Si tu peux lire ce que j'écris
tu peux entendre ce que je tais
Françoise Delorme
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