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Sylvain Thévoz
Nos possibilités d'impasses sont innombrables, Genève, Samizdat, 2011, 80 pages.

4ème - Critique, par Françoise Delorme-
In breve in italiano
- Kurz und deutsch

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  Sylvain Thévoz / Nos possibilités d'impasses sont innombrables

 

Sylvain Thévoz / Nos possibilités d’impasses sont innombrablesLe processus qui va du manuscrit au livre imprimé est à chaque fois, pour l’auteur comme pour l’éditeur, une histoire unique, pleine d’émotions. Celle-là fut une aventure au goût neuf et piquant.
Pour la première fois, Samizdat confiait un texte à deux jeunes graphistes qui s’engageaient à créer le livre en entier, hors des schémas battus. Du feu de l’automne aux bourgeons de février, en passant par le gel de fin novembre, Sylvain Thévoz et l’éditrice se sont retrouvés entre Arve et Rhône, dans l’atelier des Supercocottes niché au coeur des anciennes usines Kugler.
De saison en saison, de rêves en esquisses, le projet a pris corps, entre les grandes affiches et les dessins, sans oublier le chat noir aux yeux de phosphore, témoin des fulgurances partagées !
Il y a quelques semaines, nous avons découvert la couverture réalisée par les Supercocottes : deux Calamity Jane aux têtes de cerfs qui croisent le fer. Subtile allusion aux ambiguïtés du poète ? ou réponse complice de Coline et Céline à sa voix?


Mon silence et un bol où viennent laper les belettes
un os où les fourmis les cerfs
la nuit tombée se servent de lard et de lait

Maintenant c’est à vous, lecteurs, de vous laisser surprendre…

Denise Mützenberg

Le recueil se déroule sur une ligne de fuite entre animalité, quête de soi et étrangeté.
Le langage est soumis à des brisures et des recompositions successives, dans une fuite qui compose un territoire habitable, mais qui doit être sans cesse réaménagé et réinventé. Le corps, les éléments primaires et la langue sont les composantes essentielles de ce récit qui souhaite laisser passer une lumière différente, un son autre.

Sylvain Thévoz

Sylvain Thévoz est né à Toronto en 1974. Il a étudié à Montréal et Bruxelles, est anthropologue et vit à Genève. Il travaille dans l’action communautaire. Son premier recueil de poésie, « Virer large course court », a été publié aux éditions du Miel de l’Ours en février 2008. La revue des Belles Lettres (RBL) a publié en janvier 2009 six poèmes ainsi qu’à l’automne 2010 : « Deleuze RIP ». Il a publié en mai 2009 « Courroies arrobase frontières » avec Patrice Duret aux éditions du Miel de l’Ours. Il participe au comité de rédaction de la revue Hétérographe, revue des homolittératures ou pas

Sylvain Thévoz,Nos possibilités d’impasses sont innombrables, Editions Samizdat, 2011, 80 pages.
Conception graphique, maquette et illustration: Atelier Supercocotte, Coline Davaud, Céline Privet

 


  Critique, par Françoise Delorme

In breve in italiano - Kurz und deutsch

Solitaire il reste de toi
toujours plus que toi
ta solitude
planches disjointes
une toiture au soleil
longue corde
l'aube en être là

Ces vers, extraits de Virer large course court (Le Miel de l'Ours, 2008), malgré ou à cause des planches disjointes et de l'ardeur du soleil, gardaient confiance dans une sorte d'unité enveloppante étonnamment légère qui répond au nom étrange de solitude ; ils croyaient à l'instant présent, à un « ici et maintenant » presque en avance sur lui-même, curieux petit décalage salvateur dessiné peut-être par les mots, marge sûre de liberté. Même les doutes, et surtout eux, certitude paradoxale, semblaient des repères fiables (ainsi que le manque et l'absence). Le lecteur percevait une grande assurance, douloureuse mais énergique, dans la forme intègre de ces poèmes courts et tendus.
Nos possibilités d'impasses sont innombrables qui paraît aujourd'hui porte un titre fort : il ne renie pas le sentiment d'une régénérescence permanente, mais la plombe d'une errance presque désespérée qui la relativise et la met toujours en danger. Il semble inciser, sous des dehors très sceptiques, une infime ouverture dans un emprisonnement angoissant et muré qui donne le tournis. Il existe sûrement quelques rares chemins qui ne sont pas des impasses. Mais où ? Et comment les identifier comme tels ? Comment les reconnaître dans le mouvement de l'existence et le bouillonnement cependant précis des mots qu'il faut tenter de lire, d'écrire, en essayant de ne pas se tromper, de ne pas tromper, si tout bouge et s'indifférencie sans cesse ?

Le brouillard noir à cent mètres traces dans le grès
l'ours la fougère écrasé je ne distingue plus rien
séisme permanent de la feuille
devant la poutre le pic épeiche.

Quelque chose a entamé l'assurance presque gaie et comme naïve des livres précédents. Le don de soi et le fort désir d'accueil qui s'exprimaient semblent très déstabilisés, en partie détruits. La lumière que la langue faisait surgir sans relâche dans la vie difficile a pâli, mortellement :

je ne peux plus être la digue l'ouverture
dirediredirediredire c'est tout petit et ça s'épuise
la rivière la langue j'en joue et c'est bien
petit béquet livide

Tout le livre est traversé par un orage dont les dures secousses perturbent un ordre qui sembla sinon serein, du moins fécond. Le lecteur perçoit la menace d'une dissolution de soi, une altération presque stérile de la compréhension du monde. Beaucoup de questions fusent dans tous les sens : « Est-ce le signe qu'un seuil a été passé ? » « Est-ce que tu y comprends quelque chose toi ? » « Et si le temps est compté, est-ce une souffrance ? » « Que peux-tu dire du divorce ? » « maintenant ça rime à quoi ? » etc. sont des exemples d'une sorte d'interrogatoire forcené, adressé à qui ? Un tel harcèlement de questions esquisse sinon des réponses, du moins une énergique relance poétique.
Il est sûrement possible de risquer une interprétation biographique et de lire ce texte comme l'expression des effets violents d'une rupture amoureuse (d'une déception relationnelle ou morale, en tout cas), qui suscite en nous le souvenir de nos propres aventures en ravivant le sentiment de dépossession et de déstructuration qui en résulte. De ce point de vue, ce livre est particulièrement émouvant, très prenant. L'attente, la révolte, la peur de la perte et le désir y sont donnés dans leur éprouvante nudité :

                    Devenir concret dans ta bouche sous tes yeux
                    prendre appui sur tes plaies faire un terrier de tes peluches
                    un petit tas de tes soldats un tertre de tes pièces
                    suturer l'invisible en toi

                    glisser par les doigts dans ta langue disperser les tissus
                    être une conduite de ton cœur
                    sortir encore cheminer l'avenir
—      c'est un gros mot ?

Enfermé dans une lutte sans merci, le lecteur pourrait presque se taper la tête contre les murs. Mais non, le cours du poème ménage des ouvertures (des fêlures ?), des envols, des pauses brèves, pour reprendre souffle :

Léger assis laisser passer cela qui vient
la voie du vent le pinson ne pas clore

Je m'aperçois de l'emploi répété que je fais du mot presque : il est vrai que j’ai souvent l'impression d'être toujours au bord d'un événement imminent qui n'a jamais tout à fait lieu tout en apportant un fort sentiment d'évidence, de concrétude.
Je choisis aussi, poussée par un des nombreux courants qui animent ce texte tumultueux (à l'image d'un torrent de montagne), de suivre d'autres traces, celle d'une réflexion sur la langue, sur ce qui caractériserait la poésie et sur ce qui fait qu'une parole échangée puisse rompre la solitude première et la recomposer, mais autre. C'est ainsi que je reçois quelques vers de « Charge de la cime », (extrait de Deleuze R.I.P., publié par RBL 2010 1-2) qui me semblent comme le germe du questionnement approfondi ici :

Il dit : je ne veux pas être balayé
mener ma petite histoire privée
je dois écrire pour les bêtes mortes
branler Rimbaud jusqu'à la moelle
loger l'obus dans l'obole
le langage dans un angle
exorbité

Une longue citation de Gilles Deleuze (je suppose que les initiales G.D. sont les siennes), qui s'imbrique dans le poème de Sylvain Thévoz et en devient partie prenante, rend compte d'un étonnement toujours reconduit :

il y a des gens, ils disent des choses très compliquées, je ne saisis absolument pas ce qu'ils veulent dire et pourtant, je comprends immédiatement ce qu'ils expriment. D'autres disent : « passez-moi le sel » et je ne comprends pas. Je ne comprends rien à ce qu'ils disent. Une chose aussi simple que « passez-moi le sel. », c'est obscur. G.D.

Les mots de ce long poème que l'on croit disloqué rendent sensible une souffrance compacte, celle de quelqu'un qui se débat tout simplement pour trouver une langue. Il s'agit d'un combat, mais on ne sait jamais vraiment contre qui et contre quoi, sûrement contre l'appauvrissement de l'écart entre les mots et les choses (trop petit ou trop grand) qui anéantit aussi bien les uns que les autres. D'où, peut-être, la couverture du livre qui donne à voir le dédoublement contradictoire d'un sujet absent (le nom du poète est ailleurs) en une Calamity Jane justicière et un cerf pourchassé : qui est le prédateur, qui est la proie ? Tous les mots alors brûlent, écartelés, et pèsent de plus en plus lourd. Ce poids s'allège parfois peu à peu dans le rythme bousculé du poème ; paradoxalement un abri précaire et fragile se dégage du chaos : les éléments naturels, sont tous rameutés ici, grande foule bruissante, cruelle et douce, sans responsabilité, avec les plantes, les animaux, les météores, de nouveau la rivière, la mer peut-être :

Je tutoie le geai dès l'automne
source de gravité poreuse être limite un bois flotté
aller à l'eau là très léger
demande extérieure à moi-même
l'oignon la racine la fleur
poussent sur la pente.

Pour que dire « tu » soit possible, il faut effectivement ou qu'il soit extérieur (même au creux d'une intériorité imaginaire et divisée), qu'il préexiste ou qu'il co-existe avec un je, finalement plus incertain. Le nous est-il alors vraiment « une supercherie » ? Et non pas plutôt un incontournable ? Démultipliée en un monde foisonnant d'ombre et de lumière qui prennent corps, mangent, baisent, marchent, planent, rampent, courent, la solitude (et aussi ce qui nous fait croire à l'unité en elle) se troue, se diffracte, devient plus mobile. Elle ne disparaît pas, mais, permanentes métamorphoses, elle change et, en changeant, recrée une continuité multiforme, sans certitudes, offerte à tous vents, plus souple, plus brutale, peut-être moins convenue :

Je ne sais plus quoi donner à la feuille du lièvre de la roue de la pierre
j'achète une boîte de sucre brun du savon noir une bougie du raisin
c'est important c'est pour la nuit et pour la vie
la porte ouverte un possible pour la bête

Pour qu'elle entre ou pour qu'elle puisse enfin sortir ? Où ? Quelle bête ?

Je veux rentrer И la maison dernier repli de la parole

Quelle est cette drôle de langue qui accueille une lettre d'un autre alphabet et n'en meurt pas immédiatement ? Quelle drôle de maison, et pourtant…
Ce long poème peut se lire aussi en fragments autonomes. Ils possèdent chacun une vie intérieure, close sur elle-même, mais tendue vers une extériorité, si proche, si distante. Le jeu typographique, les courtes strophes contribuent à l'émergence, à chaque nouvelle lecture, de poèmes concentrés, mais inconstants. Une fois sortis du chaotique magma, ces fragments conservent un instant en eux la lumière violente et l'ombre envahissante de leur contexte initial interloqué, celui de la vie, si difficile à dire, si douloureuse à incarner. Ainsi ces trois vers qui raniment une inquiétude latente, étincelle emportée par le vent, prête à tout embraser à nouveau, un peu plus loin :

Dans la nuit visage contre ventre dire non ventre non visage
nommer la profondeur
nos possibilités d'impasses sont innombrables

S'il est vrai, comme l'écrit Hilde Domin, que le courage du poète est au moins triple, il m'apparaît que Sylvain Thévoz réussit de façon plutôt convaincante à « dire (qui est le courage d'être lui-même), à nommer (qui est le courage de ne rien nommer fallacieusement et de ne rien enrober de mensonge) et à appeler (qui est le courage de croire qu'autrui puisse entendre l'appel). » (« A quoi bon la poésie aujourd'hui », traduit de l'allemand par Marion Graf, RBL 2010). Ce n'est pas rien :

Si tu peux lire ce que j'écris
tu peux entendre ce que je tais

Françoise Delorme

 

  En bref

 

In breve in italiano

In questa nuova raccolta di poesie, Sylvain Thévoz ha lasciato dietro di sé la sicurezza quasi gioiosa ed ingenua che caratterizzava le ultime tre pubblicazioni. Tra smarrimento e fiducia, egli osa amalgamare forze di segno opposto, di rottura e d’incontro. Ma lo fa per cercare di distinguerle, di evidenziare in loro il chiaro dallo scuro, lo slancio dalla fuga. Versatili e spesso predatrici, queste forze possono a volte rovesciarsi e ingannare anche i più vigili. Quasi sempre. Cosa fare, dunque ? Esporre un “io” e un “tu” alla nudità della vita ? Continuare a provocare la lingua, parlare, porre domande, provare delle risposte. La poesia traccia, in mezzo al caos, un rifugio precario dove l’“io” possa preesistere al “tu” : “se puoi leggere ciò che scrivo/puoi sentire ciò che taccio”. (rd)

***

Kurz und deutsch

In dieser neusten Gedichtsammlung lässt Sylvain Thévoz die fröhliche, fast naive Zuversicht seiner drei vorhergehenden Publikationen hinter sich. Zwischen Verunsicherung und Vertrauen wagt er es, widersprüchliche Kräfte von Bruch und Begegnung miteinander zu verbinden, in der Absicht, sie auf diese Weise zu unterscheiden und das Dunkle vom Hellen, die Bewegung von der Flucht abzugrenzen. Diese wandelbaren und vereinnehmenden Kräfte können ihre Richtungen wechseln und selbst den Wachsamsten in die Irre führen. Dies geschieht fast immer. Was soll man also tun? Das "Ich " und das "Du " dem nackten Leben aussetzen, die Sprache weiterhin auf die Probe stellen, sprechen, Fragen stellen, Antworten ausprobieren. Das Gedicht vermag in dieser Unordnung einen prekären Schutz zu bieten, indem das "Ich" dem "Du" vorangeht: "Si tu peux lire ce que j’écris/tu peux entendre ce que je tais". (ja)

 

Page créée le: 11.05.11
Dernière mise à jour le: 11.05.11

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