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20 ans du Salon du livre et de la presse
Anne Brüschweiler éd., Genève, Fondation pour l'écrit / Editions Favre, 2006, pp. 190

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  20 ans du Salon du livre et de la presse

 

ISBN 2-8289-0902-6

Anne Brüschweiler
Avant-propos

Michel Bühler
Quelques réflexions autour du destin d'un livre

Bernard Comment
Une panne

Anne-Lise Grobéty
Quelques gouttes d'histoire

Élisabeth Horem
Le rendez-vous

Alain de Botton
Lectures et voyages

Eugène
Vendeur de phrases


Giacomo Busino
Le mot perdu

Rose-Marie Pagnard
Comment Monsieur Sne suggéra, post mortem, la supériorité de la musique sur la littérature

Anne Cuneo
Le blues du passé simple

Claude-Inga Barbey
L'héritage

Pascal Rebetez
Un bon livre est un livre volé

Corinne Desarzens
L'homme qui aimait farcir les livres

Mary Anna Barbey
Fragments d'un discours…

Gilbert Pingeon
Conquérant et saboteur de l'ANE

Daniel de Roulet
Au service des manuscrits

Alexandre Voisard
L'improbable rencontre de l'auteur et de son lecteur

Marie-Claire Dewarrat
In transito

Christophe Gallaz
Forêts

Sylviane Chatelain
Le livre

Sylviane Dupuis
Le monde comme un livre

 

  Cinq questions à Anne Brüschweiler (Pierre Lepori)

Chaque année on rencontre les écrivains au Salon du livre, à moitié dépités à moitié galvanisés: généralement ils vivent le Salon d'une façon ambiguë - le trouvant souvent trop bruyant, et éloigné par trop de distractions du plaisir silencieux du livre - et sont eux-mêmes pris entre leur narcissisme et réel plaisir de rencontrer "leurs" lecteurs. Comment ont-il réagi à votre demande de texte pour l'anthologie "20 ans du Salon du livre"? Avez-vous essuyé des refus ou au contraire rencontré des adhésions spécialement enthousiastes?

De l'enthousiasme? Non, soyons honnête, c'est beaucoup demander à un artiste que de s'enthousiasmer à l'idée de pondre un texte de commande. Il y en a qu'à la rigueur, la contrainte amuse, quelques privilégiés qui gagnent peut-être leur croûte par ailleurs. Mais les autres, pour la plupart, m'ont écoutée avec une gentillesse résignée. Et c'est pour quand, votre truc? Fin décembre. Soupir... Et vous disiez que vous payez combien? Cinquante francs par page publiée. Re-soupir... Vous rendez-vous compte qu'au salaire horaire, ça fait moins qu'une femme de ménage? Silence. Dans l'idéal, j'aimerais dire, vous avez raison, on vous donnera plus d'argent, beaucoup plus! Mais j'en suis réduite à bafouiller qu'hélas, oui, c'est bien peu mais qu'en l'occurrence la curatrice ne tient pas la bourse par le cordon. Certains écrivains ont appris à être durs en affaire... Quoi, cinquante balles et même pas de pourcentage sur les ventes? Soupir de la curatrice.
C'est vrai au fond, quelqu'un peut-il m'expliquer pourquoi, chez nous, le maillon le moins bien payé dans la chaîne du livre est aujourd'hui, sauf exception, l'auteur?
Etonnamment, les prophètes les plus éloignés géographiquement (Elisabeth Horem à Bagdad, Alain de Botton à Londres, Bernard Comment à Paris) sont ceux qui ont dit le plus spontanément et le plus rapidement oui. La distance leur épargne-t-elle l'àquoibonnisme helvétique?
Dans la catégorie des refus, j'ai été accueillie avec chaleur et élégance par Jean Starobinski: Je suis désolé d'avoir les mains vides, alors que j'aurais voulu marquer ma solidarité...
Aimablement éconduite par Georges Haldas: Plongé dans un travail de longue haleine (deux livres) dont je ne souhaite pas me distraire, je ne suis pas en mesure de vous remettre en temps voulu le texte sur la lecture que vous me proposez...
Entendue avec patience à Grignan, sur le seuil d'une librairie, par Philippe Jaccottet: Malheureusement, je m'interdis d'écrire ainsi plus ou moins sur commande. Le mot "interdis" n'est pas juste, je n'ai pas besoin de m'en défendre, j'en suis incapable...
Je n'aurai en somme essuyé qu'un seul refus franchement odieux, celui de Jacques Chessex (à qui je parlais pour la première fois). Ça donne à peu près ceci (je cite en substance): Et à qui donc souhaiteriez-vous me mélanger, Madame? ... Quoi, vous appelez ces gens des écrivains? En aucun cas je n'irai compromettre mon nom avec le leur! Non seulement je ne participerai pas à votre bouquin, mais je vous interdis même de me citer dans une quelconque préface; les gens ont le chic pour mettre votre nom à n'importe quelle sauce, etc., etc. Exit Chessex, qui ira sans doute signer son dernier livre au Salon, comme de juste!

Comment avez-vous choisi les auteurs? Quelles étaient vos consignes et selon quel principe avez-vous ordonné les textes et leurs voix si différentes dans le livre?

Pierre-Marcel Favre m'a laissé une grande marge de manoeuvre dans la réalisation de ce projet. Je lui ai proposé une première liste d'auteurs, divisée en trois catégories: "les prestigieux", "les reconnus", "les jeunes". A vous de voir qui vous placez où...
La consigne était formulée de la manière suivante:

Ecrire un texte de 2 pages minimum, 10 pages maximum, qui d'une manière ou d'une autre mette en scène la lecture : le destin d'un livre, d'un auteur, celui d'un lecteur ou d'une lectrice, dont la vie est traversée par un livre.
La forme est libre : nouvelle, fiction, essai, poème.

Pour l'ordre des textes, mon dieu... c'était déjà un miracle d'avoir un nombre équilibré de nouvelles et d'autres écrits, plus proches de l'essai. Le texte de Bühler me semblait parfait pour annoncer la couleur du recueil: sa liberté de ton, son humour, tout ce qu'il livre, mine de rien, du labeur d'écrire, les heures que ça prend, celles où l'on n'écrit pas, mais où "ça travaille" quand-même, un périple dont on n'a pas toujours idée en tant que lecteur.
A partir de là, j'ai procédé intuitivement, en créant des ruptures de tons, de langue, d'énergie. Certains textes se comportent comme la face négative d'un aimant, ils ne supportent pas la proximité de certains autres. A l'inverse, un enchaînement heureux peut mettre en valeur, parfois même éclairer, un texte.
J'ai su très vite que l'essai de Sylviane Dupuis - d'une lecture un peu plus difficile, mais ô combien salutaire - se placerait à la fin de l'ouvrage. Elle laisse le lecteur avec une réflexion qui m'est chère - plus qu'une réflexion, presque un plaidoyer: les livres contribuent à élaborer notre représentation du monde; même si la littérature ne peut plus, aujourd'hui, prétendre embrasser tous les savoirs, elle continue pourtant de nous dire quelque chose d'essentiel sur le langage, sur l'humain; elle produit du sens et du lien. En un mot, elle nous aide à vivre ensemble.
Mais j'ai bien conscience que l'ordre dans lequel ces vingt textes sont proposés relève de ma subjectivité propre; quelqu'un d'autre à ma place aurait trouvé sans doute d'autres rapprochements, tout aussi défendables.

Nous trouvons dans l'anthologie des textes très différents: des amusements sur le plaisir de lire et d'écrire, des souvenirs d'ensorcellement enfantin, des nouvelles impressionnistes et des scènes d'action (de polars), des réflexions savantes sur l'écrit et la création. Quels textes vous ont personnellement le plus marquée, dans cette grande richesse d'approches? Lequel vous a le plus surpris?

C'est le texte de Bühler qui m'a le plus surprise, évidemment. Et le plus amusée aussi. Gonflé quand-même, Bühler, de raconter l'arrière-cuisine de cette commande d'écriture - et aussi bon nombre des arrière-pensées du cuisinier! Comme un magicien qui achèverait de vous éblouir en feignant de révéler ses trucs. Gonflé et génial. Si joliment tourné, grave et léger, ni trop, ni trop peu, si bien dosé. Il fallait oser.
Des surprises, j'en ai eu plusieurs en découvrant ces écrits. D'abord, j'ai passablement ri et rire quand on lit, c'est un cadeau. Ensuite - à l'inverse! -, j'ai été frappée de constater que beaucoup de ces textes, plus de la moitié, évoquent la question de la disparition, de la mort, du risque de dissipation de l'héritage. J'y vois le signe d'une inquiétude profonde sur le destin de la littérature. Et aussi, et encore, le doute vertigineux de l'écrivain qui s'interroge sur le sens de son travail dans un monde qui lui accorde une valeur si marginale.

Au Salon (comme à la ville) vous animez des ateliers d'écriture (www.legraindesmots.ch), ouverts à tout un chacun: constatez-vous un plaisir de l'écriture, voire une passion pour la lecture particuliers en Suisse romande, à l'aube de la création d'un institut littéraire bilingue à Bienne à l'automne 2006?

Je ne sais pas si la création de l'institut biennois s'explique par le regain d'une passion pour l'écriture ou la lecture, ou par le simple fait que l'on aurait enfin compris que l'écriture n'est pas un talent échu à quelques privilégiés particulièrement inspirés, mais un travail qui s'exerce encore et encore, une pratique jamais gagnée, jamais achevée. L'écriture s'apprend dans la confrontation avec les autres - d'autres gens, d'autres textes - et il était temps que l'on crée un lieu propice à cet apprentissage.
Les ateliers, c'est autre chose. On vient là cultiver son plaisir à travailler la langue, explorer de nouvelles pistes, soumettre ses textes à l'écoute bienveillante, mais non complaisante, d'un cercle privilégié. Ce que je constate dans mes ateliers (et dans mon expérience personnelle), c'est que l'écriture donne accès à la petite voix en nous qui est celle de l'authenticité. La voix qui rêve, qui doute, qui pose des questions, la voix qui invente, celle qui s'émeut, celle qui médite... En écrivant, on l'entend, on la fait entendre. Il n'y a plus beaucoup d'espaces, aujourd'hui, qui autorisent l'émergence de cette "petite voix". Et tout le monde a droit à ça. Ce qui ne signifie pas, dieu merci, que tout le monde doive se prendre pour un écrivain!

Une dernière question "en miroir" de la première: quel est votre rapport au Salon du Livre de Genève: Etes-vous agacée par le brouhaha qui envahit les halles de Palexpo ou galvanisée par les rencontres, personnelles ou littéraires que vous y faites? Le Salon du livre est-il pour vous une nécéssité, un devoir ou un plaisir?

Pendant une dizaine d'années, j'ai couvert le Salon du livre pour la TSR. J'adorais ce moment de l'année où l'exercice de mon métier coïncidait avec ma passion pour l'écriture, le plaisir de rencontrer des écrivains. Dans mon tout premier reportage pour le Téléjournal, je comparais le salon à une ville étrangère: certains s'y promènent le doigt collé au plan avec un programme, des rendez-vous, d'autres s'y baladent le nez en l'air. Oui, il y a du bruit. Oui, on y vend tout et n'importe quoi, y compris du blabla, de la bière et des saucisses. Oui, on est loin du décor intime et retiré que nos imaginaires associent à la vie d'écrivain. N'empêche, on y vient chaque année et on rentre les bras chargés de bouquins. En ce qui me concerne, souvent plus que je ne pourrai en lire!
L'an dernier, j'ai vécu deux heures d'une intensité rare, sur le stand du Département genevois de l'Instruction publique; j'avais convié Charles Juliet à parler de son parcours d'écrivain et il s'est mis à raconter son long combat contre la dépression, le passage qu'il s'est frayé en écrivant jour après jour, pendant des années, utilisant les mots comme des serpes, pour sortir de la jungle de doutes qui paralysait son existence. Dans l'élan de cette conversation, j'ai proposé aux personnes qui se trouvaient là d'écrire à leur tour, en partant d'un texte tiré du dernier livre de Charles Juliet ("Au pays du long nuage blanc", P.O.L. 2005). Charles a donc entendu et commenté ces fragments "adossés" à ses propres écrits; il en a été très ému et bon nombre des protagonistes de cette rencontre l'ont été avec lui.
Tout cela malgré le brouhaha...

Propos recueillis par Pierre Lepori

 

  20 ans, 20 auteurs (par Pierre Lepori)


Constat
- La couverture ne donne pas envie d'ouvrir le livre, la liste des auteurs est assez prévisible (pas de jeunes plumes, ni de noms inattendus); serait-ce un objet de "propagande" pour le Salon du Livre et de la Presse qui fête ses vingt ans, un instant-book vite oublié? Pourtant, une fois la lecture terminée, force est de constater que nos préjugés n'étaient pas fondés. Le bilan est réjouissant: ce livre contient des perles et très peu de pages de circonstance, très peu de paresse, beaucoup de justesse. Mieux: il offre une radiographie de l'écriture (narrative) en Suisse Romande, nous proposant une mosaïque de styles et d'atmosphères qui démontre que la région regorge de talents et qu'il faut les lire.

Les paresseux - Bien que minoritaires, quelques-uns ont quand même choisi la paresse, livrant des textes en dessous de leur talent: Michel Bühler, qui ouvre la valse, s'en tire avec une pirouette, se mettant en scène en train d'honorer sa commande: c'est métatextuel, d'accord, mais trop facile; et les calculs sur les honoraires qu'il perçoit (le pauvre écrivain, moins payé qu'une femme de ménage) énervent. Alexandre Voisard, lui aussi, se met en scène: il "regrette" qu'on ne trouve pas ses opus chez les bouquinistes; jusqu'au moment où il en trouve un… il épie alors un jeune lecteur qui s'y intéresse, dans une bouffée de narcissisme… Pas de happy end, dans la "nouvelle" de Voisard, le jeune flagorneur se fend d'un compliment, pour reposer ensuite l'ouvrage, "si beau que je ne voudrais en priver quiconque". Enfin Anne Cuneo profite de son bilinguisme pour rappeler que l'usage du passé simple varie entre italien et français, mais ne va pas plus loin: son texte est court et assez fade. Dommage.

Les savants - Il fallait s'y attendre, dans les terres du vieux Calvin il faut surtout être intelligent. Nombreux sont ceux qui livrent des textes de réflexion sur les livres, la littérature, le monde. Avec une haute visée métaphysique, comme Sylviane Dupuis, qui avec force citations savantes constate: "Ecrire après Beckett ou Dumas ? Impossible. Sauf à se charger comme une pile de ce rien actif qui est comme le résidu, dans leur voix, de la parole inspirée, pour réinventer une parole d'après les ruines". Alain De Botton papillonne aussi parmi les citations, avec un goût töppferien pour la divagation: il faut l'admettre, ce suisse anglophone (vivant à Londres) lasse parfois un peu. Plus fragmentaire et déconstruit, le discours de Mary Anna Barbey ne manque pas pour autant de douceur: l'auteur aime Perec, le vagabondage des mots et des sons, mais aussi les interrogations fondamentales (elle se demande comment font ceux qui déclarent ne pas lire du tout). Giacomo Busino nous propose, quant à lui, une visite dans son atelier d'écrivain (Jean-Jacques Busino, si c'est bien de lui qu'il s'agit, est plutôt connu pour ses polars), et raconte qu'il noircit des milliers de pages, vouées aux oubliettes, pour façonner un destin, une histoire.

Aventures et cavales - On ne reste pas sur sa faim (de polar) pour autant, grâce à Eugène, qui débute son récit précisément au Salon du Livre, pour le poursuivre vers la Russie. Il pourchasse jusqu'à Saint-Pétersbourg une vieille dame mystérieuse, meurtrière peut-être à cause des mystifications de l'écrivain (nous vous laissons découvrir pourquoi…). L'histoire se termine un peu en queue de poisson, mais son rythme est endiablé, son énergie romanesque très convaincante. Rose-Marie Pagnard esquisse également un voyage avec de belles couleurs; elle nous fait rencontrer un commis de librairie, qui livre jusqu'au Grand Nord des grimoires pour connaisseurs. Mais il s'agit d'un piège: le vieux lecteur qui a commandé un opuscule précieux, avant de quitter ce monde, a l'intention de prouver la supériorité de la musique sur l'écrit (le final aurait pu être mieux agencé, mais la nouvelle ne manque pas de tenue). Sur un tout autre ton, la très bonne plume d'Elisabeth Horem nous enchante, avec un mystère: vers quel rendez-vous secret roule son héroïne le long des chaussées détrempées? Cette péripétie nous offre une histoire suspendue, avec les atmosphères tendues et envoûtantes dont Horem a le secret. Classons aussi sous la rubrique "aventure" la plongée dans la SF efficacement menée par Bernard Comment: nous débarquons avec lui dans une bibliothèque du futur où il n'y a que des écrans et où les volumes poussiéreux sont délaissés; c'est justement à ce moment là que survient une panne (qui donne son titre à la nouvelle) et on est ramené à la nuit des temps…

Les nostalgiques - C'est vers l'enfance que d'autres écrivains de ce florilège nous guident. Anne-Lise Grobéty se souvient des histoires "brisées" qu'on lui racontait jadis : "sous prétexte de trop tard [ils] ont interrompu le récit aussi sec dans son envolée, promettant lâchement la suite pour demain soir"; c'est cette envolée qui lui a donné envie d'écrire et que l'écrivaine restitue aujourd'hui de sa prose émouvante. Dans la même veine, l'intellectuel Christophe Gallaz chante son plaisir des mots, mais son envol est malheureusement brisé par un trop plein de moralité, qui ne l'empêche pas de trouver de belles formules: "Découvrir des bribes de textes, apercevoir l'aile des oiseaux dans le ciel en typographie lissée par l'élégance, connaître le soleil écrivant sur le sol ses histoires de rois et de mendiants". Même cas de figure chez Pascal Rebetez, qui évoque son adolescence, où il enfilait dans sa "vaste pèlerine, celle de mon trop honnête grand-père, les volumes dont le prix de vente était bien supérieur à mes prosaïques moyens".

Les loufoques - Si la mélancolie semble prévaloir dans une bonne partie des textes rassemblés par Anne Brüschweiler, certains sont plus cocasses: la palme de cette section revient à Gilbert Pingeon, qui donne à lire le portrait d'un écrivain en herbe (dont les ouvrages portent des titres calamiteux: Eté-Etat et Mes Faits d'hiver) qui, en colère contre la tribu des écrivains professionnels, se donne comme but l'anéantissement de leur association faîtière (l'ANE, Association Neutralienne des Ecrivains). Le tout est raconté sur un ton facétieux, dans la veine d'un Pierre Girard. Le très politiquement incorrect Daniel De Roulet s'essaie aussi à cette veine drolatique, avec une histoire d'écrivain revenant, moins bien ficelée, qui lui offre l'occasion de lancer quelques belles piques sur les rapports entre créateurs et politiques (on aurait bien aimé que son idée, prometteuse, soit poussée un peu plus loin).

Après la mort - Au moins quatre textes de ce recueil "nous parviennent" de l'au-delà: à commencer par celui de Corinne Desarzens, avec son style à la fois heurté et souple. Dans une grande maison, nuitamment, une femme trouve, entre les pages des livres d'un vieux monsieur disparu, des feuillets qui témoignent d'une vie houleuse, où l'existence et la littérature se télescopent. Un belle citation s'impose: "Suivit une relation de quatre ans, des plus complexes, à la Sempé corrigé par l'écriture automatique, elle, sa superbe magicienne, lui son sorcier de soie, elle nappée de mots sur l'iceberg de l'attente, lui Père juillet ou ami Noël, chargé de pierres précieuses, elle portant l'un ou l'autre bijou pour se libérer du goût des tunnels avant de diagnostiquer, chez lui, une tête en dictionnaire et le cœur en glaciaire, et de se remarier douze ans plus tard avec un joker". Sur le même ton doux et cruel, Marie-Claire Dewarrat donne la voix à une morte, qui assiste impuissante (bien qu'avec ironie) à la dispersion de sa bibliothèque, avant de s'apercevoir qu'elle est devenue elle-même un dernier livre abandonné dans un recoin : "C'est ça la mort. On devient ce que l'on a aimé plus que tout au monde. (…) En fait, c'est une blague que Dieu nous fait. - Dieu fait des blagues ? - Tout le temps". D'outre-tombe nous parvient également, dans la nouvelle de Claude-Inga Barbey, la dernière lettre d'une grande-mère à son neveu. Elle lui instille sa passion du livre, demandant simplement: Dieu est-il le grand écrivain ou le grand lecteur? Porté par un souffle de très grande poésie, l'auteure confirme que sa plume - plus à l'aise dans la forme brève - est désormais l'une des plus fines et remarquables dont la Suisse Romande peut se targuer. Même constat pour l'éblouissante nouvelle de Sylviane Chatelain: dans un paysage rêvé et âpre, près des barbelés, un livre abandoné, les pages tournées par le vent, l'encre dissoute par la pluie, devient pour un père esseulé, qui pleure son enfant parti de l'autre côté de la frontière, la possibilité d'un instant de paix et d'espoir: "Le front appuyé au grillage, les mains sur le terreau humide, bientôt malléable des pages, il a fermé les yeux, soulagé d'arriver au terme de l'attente et de la séparation, à cette dernière frontière où les chances de tous peut-être enfin se valent".

Pierre Lepori
© Le Culturactif Suisse, mars 2006

 

Page créée le: 14.03.06
Dernière mise à jour le: 14.03.06

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