S'il est possible encore de dresser
un nouvel état des lieux -, le dernier mot du dernier
chapitre de ce beau livre, le mot " échec ",
résonne moins douloureusement et n'est plus aussi
absolu qu'il aurait pu sembler. Même si tout éternel
retour est impossible, quelque chose dure ici malgré
le temps qui passe et détruit ou du moins transforme
et déforme, " flétrit " et "
froisse ".
La nature, les villes et les oeuvres changent et, pourtant,
survivent.
À Lisbonne, parfois, le promeneur éprouve
le sentiment de rencontrer plus de personnages et d'animaux
sur l'émail recouvrant les murs que dans celui qui
tombe du jour. À Prague, tant de statues courent
sur les toits et veillent sur les ponts, À Petersbourg,
tant d'animaux veillent (un sphinx, sans réponse
lui aussi et sans question peut-être) tant de chevaux
de pierre piaffent au bord d'un voyage, le nôtre dans
le temps. Si j'évoque ces villes qui ne sont pas
nommées dans le livre de Pierre-Alain Tâche
mais dont le souvenir s'est réveillé à
la lecture de ses poèmes, c'est pour tenter de décrire
l'enchantement éprouvé pendant ces pérégrinations
lyriques et parfois douloureuses à travers la Belgique,
à travers l'Andalousie, l'Allemagne réunifiée,
Vienne et la Grèce.
La Belgique de Baudelaire, de Rimbaud aussi, affleure à
la surface de nombreux poèmes, comme toujours ressurgissant
dans la mémoire et dans la réalité,
la vie avec la mort étroitement mêlée.
La Vienne de Mozart n'a pas totalement disparu même
si sa trace est si légère qu'il n'est plus
possible de le rappeler autrement que par antiphrase
-et nous savons qu'il n'y sera
pas plus
qu'en ces maisons qu'un rectangle de marbre évoque
au rez de la façade neuve, en disant qu'il y fut.
Il est bon d'ailleurs et rassurant
de pouvoir dédier un autre poème viennois
à des musiciens d'aujourd'hui , passeurs essentiels,
dont le travail , " respiration dans l'éternité
de l'instant "
ravivait une source neuve, en amont,
augmentait la clarté d'une
joie murmurante
autant que musculeuse, évoquant l'eau
(comme absoute du temps) d'un torrent.
En Andalousie, le soleil est brutal,
mais il ne saurait ni écraser totalement de sa lumière
les immobiles monuments, ni faire reculer les gouffres d'ombre,
celle qui " écaille les yeux ", ni occulter
la puissance du vent, ni anéantir la fraîcheur
et la beauté fragile des fontaines. Cartes postales,
dit Pierre Alain-Tâche, jardins conquis sur le silence
où
Ce qu'ailleurs j'ai rêvé
(la parole incréée,
si l'on veut
[...])
ici, murmure ou palpite à
fleur d'eau
retranchant sa part étroite de ciel
entre cyprès et porches de thuya
L'Allemagne se réunifie au
fur et à mesure du chapitre qui lui est consacré.
L'histoire, qui ne se distingue jamais réellement
de la géographie, recoud ce qu'elle a divisé
sous les pas et au gré des souvenirs et des visites,
incluant cette division dans une nouvelle recherche. L'élan
humaniste et européen d'un Vermeer voisine avec un
fascisme rampant, ressurgi aussi dans la Vienne contemporaine.
L'unité retrouvée donne à chacun, à
chaque homme et pas seulement aux allemands, un présent
et un avenir aujourd'hui sans repoussoir facile, sans altérité
diabolique,
maintenant, que nous aussi
nous voilà dépouillés de toute excuse
Le soin de réfléchir
le monde, de l'inventer et de le comprendre, de le continuer,
nous incombe .
" La chance du poème,
c'est que le Tout n'a pas besoin de tout pour se refléter
" écrivait Christian Doumet dans un texte paru
dans Le mâche-laurier (n°.20, Tas de charbon)
Mais l'inventaire peut être prolifique si le poète
est voyageur, s'il aime à évoquer dans de
grands mouvements réminiscences littéraires,
paysages réels entrevus ou parcourus, architectures,
statues et tableaux, mythes tenaces, nuances de la lumière,
lignes, couleurs, sons, arbres, herbes et bêtes. L'eau
sous toutes ses formes, rivières, mer, torrents,
puits et fontaine irrigue les destins. Le vent n'est pas
de reste. La vie violente d'un bestiaire de bêtes
aussi mortelles que nous vient nous rappeler sans cesse
que nous sommes toujours menacés, menaçants
peut-être aussi...Loups, chèvres, moutons,
pigeons morts, héron, canards de toute espèce
et même la chenille processionnaire se mêlent
aux animaux mythiques, la biche emblématique, le
sphinx, Io, les douze lionnes et " les chiens flous
mélancoliques ", la " mythique chèvre
à son pieu ".
Les références livresques et architecturales,
la culture - les traces qu'elle laisse et les structures
qu'elle construit sans relâche, ne créent pas
d'écran entre la sensibilité du lecteur et
les sensations, les émotions du poète. De
tels réseaux, finement maillés et complexes,
font renaître et rendent paradoxalement proches l'immédiat
de la vie, sa puissance qui nous emporte autant qu'elle
nous forme. Plus je relis ces textes et plus la culture
s'efface au profit d'une présence comme intime de
la vie réelle, si difficile à retenir dans
le filet du poème. Non, ce n'est pas exact, la culture
ne disparaît pas, elle diminue la distance me séparant
de l'auteur et court-circuite l'oubli qui dissout sans cesse
ma relation au monde. L'abondance des propositions surprend
au premier abord, mais au lieu de fatiguer ou d'ennuyer,
elle aiguise la curiosité. et finit par produire
une sorte de structure épurée propice à
la rêverie et à l'élaboration d'une
pensée plus rigoureuse, plus riche, et, surtout,
vivante.
Ces poèmes lèvent des paysages de montagnes
et de mer qui frémissent dans l'aube. " La stridence
du silence " qui les pénètre trouve un
écho dans le chant d'un oiseau vaillant qui, lui-même,
se répand dans l'odeur des jasmins :
le jasmin surpasse, dans l'aigu,
le rossignol
Un monde de correspondances se déploie
à travers l'évocation d'autres poèmes
et d'autres routes, d'autres envols. Les voyages qui composent
ce livre, eux aussi, comme les paysages, sont parcourus
souterrainement par un réseau de renvois subtils
et constants. Des questions reviennent, des silences se
prolongent, des réponses incertaines s'agrègent
et se désagrègent... Toutes les discontinuités
temporelles et spatiales se croisent et se répondent
dans la langue, en révélant la nature étrange
de la condition humaine : un exil horrible et enchanté,
qui n'est pas inhabitable. Et la beauté surprend
tout autant le passant, alors stupéfait et obligé
de se mettre à l'ouvrage, de dédicacer à
des amis, compagnons nécessaires, ce cahier bleu
qui clôt le livre et se confronte sans colère,
mais avec courage, à la lente dévoration de
la mer :
La mer, si vous voulez, la mer
étale
aurait peut-être aussi bien convenu
que ce cahier bleu d'écolier,
pour noter ce qui passe
et pourrait ne jamais revenir :
[...]
Mais j'avais à tenter de saisir,
quand la mer oublie, inlassablement.
Le petit mot " mais " prend
ici toute sa force et son poids d'humanité, sa mesure
terrestre. Et le " tombeau bleu du présent "
évoqué il y a longtemps déjà
dans un autre recueil, Poésie est son nom,
s'il n'est plus un églogue, reste un hommage fécond
à la création humaine, une ode retenue à
la vie qui pourrait ne jamais revenir. Qui ne reviendra
pas.
Françoise Delorme
Page créée le: 14.03.06
Dernière mise à jour le: 14.03.06
|