In breve in italiano- Kurz und deutsch
En lisant Cent jours, cent nuits de Lukas Bärfuss, traduit par Bernard Chartreux et Eberhard Spreng, j'ai tout d'abord été très impressionnée par le style de l'écrivain, moins par la construction de la confession d'un « homme brisé » parfois trop imprécise et même peut-être un peu confuse, que par la puissance d'incarnation d'une écriture souvent très sensitive, comme tactile. Cette narration en « je » est introduite par un condisciple de lycée, témoin et relais, qui donne une description de David Hohl, anti-héros revenu de tout, description dont un détail peut illustrer la force symbolique de tout le texte : « quand quelque chose l'étonne, un filet de salive semble prêt à se détacher, bien que naturellement, cela n'arrive jamais. Simplement, cette lèvre est un peu humide, ce qui permet de voir, plus clairement que chez d'autres, ce que sont réellement les lèvres : l'intérieur de la bouche tourné vers l'extérieur. » Comme si les mots s'humectaient en tentant de donner à saisir l'intériorité d'un être, se chargeaient de l'eau des larmes qui ne coulent jamais, comme s'ils se chargeaient de la soif du personnage qui le poussera à des extrémités qu'il n'avait pas imaginées. Dans ce mouvement singulier du fleuve du temps, Lukas Bärfuss tente d'observer littérairement un moment tragique de l'histoire du Rwanda, de questionner notre histoire à tous, de mettre en lumière un aspect particulier de l'histoire suisse.
La perspicacité de l'écrivain traque l'incroyable malléabilité des sentiments et raisonnements de son héros, David Hohl, soumis à des désirs contradictoires, à des conclusions parfois simplistes, guidé par sa fascination amoureuse pour Agathe – une Rwandaise elle aussi ambiguë, mais dont le personnage est parfois brossé à trop grands traits – et habité par la rencontre de représentants très divers de l'aide humanitaire.
Les quelques mois du génocide perpétré par les Hutus à l'encontre des Tutsis résonnent en un miroir où peuvent s'examiner les agissements de l'action humanitaire, et par là l'image que la Suisse se fait d'elle-même, cette Suisse où l'eau, l'eau vivante, qui court et nous constitue, gèle, où il neige sans cesse : au début comme à la fin du roman, la neige tombe… Elle tombe à la fois comme un linceul, un bienfait d'indifférence calme qui n'est pas la mort et une lenteur propice à la réflexion si on la laisse nous y pousser, mais aussi comme un empêchement glacé de la conscience, peut-être...
La traversée de ces événements difficiles à regarder en face fait apparaître peu à peu le rôle insidieux et inconscient qu'y aurait joué l'aide humanitaire suisse, puis une interrogation plus générale sur la manière qu'a la Suisse d'organiser son monde, et, par là, le monde… Nombre de ces ressortissants, y compris le narrateur, semblent se prendre pour des « lonesome cowboys » généreux et tout-puissants qui espèrent pouvoir arraisonner le monde au nom d'un bien dont ils connaissent l'essence. Française qui ai de grands amis en Suisse, j'ai encore du mal à me départir d'un a priori inconsidérément favorable à l'égard de ses habitants –forcément meilleurs que moi et plus justes – sentiment inoculé il y a très longtemps et pendant très longtemps par l'image que la Suisse construit d'elle-même ; or j'ai été particulièrement convaincue par une telle tentative, en partie fructueuse, de sortir de l'emprisonnement moral un peu gluant que cette image diffuse sournoisement dans l'esprit de chacun. Je dis en partie seulement, car il me semble que l'effort littéraire de Lukas Bärfuss n'aboutit pas complètement, comme si l'écrivain restait lui aussi pris dans les rets d'un manichéisme moral qui connaît les contours du bien et du mal d'une manière définitive, division absolue dont il est si difficile de se déprendre. C'est à mes yeux la tache aveugle de ce livre, mais peut-être aussi son réel intérêt, car son entreprise donne à voir au lecteur comme il est urgent de tenter sans cesse de s'extraire des conventions qui déterminent notre jugement moral pour inventer une pensée plus mobile, plus littéraire au sens le plus noble du terme. Je me suis demandée en relisant encore ces pages si ce n'était pas parce que Lukas Bärfuss semblait croire – à l'inverse de ses personnages – que la compréhension entre sociétés comme entre individus est impossible et non pas seulement imparfaite que j'éprouvais une légère déception.
Seul le narrateur bénéficie de l'extraordinaire et si juste complexité de sentiments et de comportements qui rendent si passionnante cette lecture. Les autres personnages manquent de corps et me semblent presque caricaturaux ; ou alors, d'autres personnages manquent qui, eux, auraient vu venir le drame et mesuré une partie des enjeux, je suis sûre qu'il en a existé et leur regard, même si c'est souvent celui de Cassandre, nous eût éclairés. Le livre est traversé par ailleurs par toute une symbolique animale. Or les animaux – et la chose m'a paru intéressante – ne semblent ni représenter le Mal dans sa puissance de haine et de malheur ni la Bonne Nature, mais plutôt la foncière indifférence naturelle qui nous habite aussi et nous manœuvre et dont il convient de savoir que nous ne pouvons pas nous en extraire sans en être conscients autant que faire se peut. Or David Hohl choisira finalement une vision simpliste des choses en tuant violemment la buse qu'il avait sauvée de la mort et longuement apprivoisée, lorsqu'il s'apercevra qu'elle se nourrit des cadavres de la guerre. Puis il retournera se cacher dans la non-excitation propre à l'ordre social de son pays, dénoncé avec force et justesse.
Lukas Bärfuss, par le biais de son narrateur, propose une interprétation remettant en question, plus que l'action humanitaire de la Suisse au Rwanda qui aurait demandé une réflexion politique absente de ce livre, la passion frénétique et quasi délirante d'un ordre absolu partagée par les belligérants et les acteurs de l'aide humanitaire. Si cette passion dévoratrice ne tient plus compte de la réalité humaine, elle finit par générer des désastres. Et la Suisse semble même pouvoir offrir, aux yeux du narrateur terrifié, les conditions requises pour la naissance de tragédies analogues au génocide rwandais. De plus, cette interprétation dénonce un pragmatisme lui aussi non réfléchi qui construit ce qu'il prétend combattre, une action qui s'intoxique elle-même.
Les propositions de Lukas Bärfuss ne manquent pas d'intérêt et trouvent dans ces pages de quoi se nourrir. Mais elles ne peuvent, je crois, motiver à elles seules la violence des désordres décrits dans ce livre. Ne serait-ce que parce que l'ordre est aussi générateur de vie, garant de liberté, tout dépend alors de sa définition, de ses champs d'action, de la forme qu'il prend, de son usage, en somme. C'est pourquoi, « savoir partager est un art qui évite, si on sait le pratiquer, bien des drames » (entretien Swissinfo de Lukas Bärfuss avec Ghania Adamo, 24 nov 2009).
Et l'on se prend à regretter, en refermant le livre, que la soif d'absolu du héros n'ait pas trouvé, poussée dans ses derniers retranchements, de quoi s'interroger sur elle-même, de quoi se désaltérer et s'assouplir à la source du réel. C'est peut-être un des bienfaits de ce roman que de faire apparaître comme il est difficile mais nécessaire de tenter d'y parvenir. Françoise Delorme
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