[...]
L'effacement du "moi" se révèle
tout à la fois enseignement existentiel et modalité
d'écriture, et apparaît aux yeux de Pusterla
comme une étape fondamentale de la poésie
à l'aube du siècle nouveau:
"J'ai l'impression que [...] le travail de mise en
discussion et, pour ainsi dire, de réinventions du
traditionnel "je" lyrique est un trait commun
à de nombreuses recherches poétiques contemporaines.
Ainsi, j'ai l'idée qu'à de telles questions
soit justement liée l'impression de distance née
d'une admiration, mais aussi d'un certain effarement, distance
avec laquelle nous commençons à relire les
grands maîtres du XXe siècle, dont la lumière
est encore très vive, aveuglante même, mais
qui semble provenir d'un lieu où nous ne pouvons
plus habiter." 10 Ce
n'est plus le "moi" qui regarde les choses, ce
sont les choses qui frappent son regard. Il ne s'agit pas
de passivité, mais de réceptivité.
Se retirer, s'effacer, se soustraire, laissant le champ
libre à l'objet, à sa présence. Convertir
la vue en regard, le "voir" en "être
vu". La volonté et l'intention du regard cèdent,
"on regarde" simplement, "on observe",
dans le vide du sujet et de l'objet. De la même manière,
l'écriture doit accéder à la réalisation
de la pure chose terrestre, réalisation qui s'accomplit
au moyen d'une poésie sans "je" lyrique:
description pure qui se prend elle-même pour objet,
forgée dans une langue qui propose un parcours allant
de ce qui est "dit" à ce qui est "à
dire", comme un pur assemblage de noms et de sons.
Et puis
le poulailler. Les choses sans histoire.
Ou dehors. Une brouette
qui n'a pas de roues. Un puits. Un seau pourri
sans fond. Le prénom d'un idiot :
Luigino. Plumes dans le grillage, de poule.
Trous dans le grillage. Intrigues rompues.
Ce que vous n'appelez pas cruauté
Paysage,
p. 83
Succession
de mots autonomes, énumérations elliptiques
: ce sont là les moments les plus hauts de la poésie
de Pusterla. Une hauteur conquise grâce à un
travail constant sur la forme, à l'emploi de mots
simples, ordonnés dans un phrasé paratactique,
dominé par des périodes brèves et des
énumérations souvent sans verbes. Mais dans
cette syntaxe au cours libre et familier se découpent
aussi de canoniques heptasyllabes et hendécasyllabes
: "La poésie devient
un exercice de rigueur, d'un point de vue visuel également,
qui se révèle dans la recherche d'un ton ferme
(on l'observe dans les fréquentes séquences
de vers en accord avec la scansion syntaxique, souvent rythmés
par l'usage de la virgule), d'une beauté cristalline."
11
Cette recherche d'une prosodie à voix basse
faite d'une prosodie à voix basse faite d'assonances
et de rimes décentrées ou à contretemps,
cette "érosion" de la syntaxe favorisant
les déboîtements temporels (pour
toujours ou jusqu'à jamais plus) et sémantique
(oxymores, synesthésies, antinomies) sont dominées
par une tonalité humble donnant l'impression que
la voix poétique se fond dans les choses qu'elle
décrit. A cela s'ajoute le goût de Pusterla
pour les "choses-mémoire", souvent évoquées
au moyen d'énumérations nominales qui ne sont
pas sans rappeler la poétique de Sereni. 12
Il s'agit, le plus souvent, de poèmes "du paysage"
13 (Paysage;
Les Terres émergées; Paysage de la lumière;
Pétrel; Fugitive; D'une côte; Dernières
notes d'avril), divisés en brefs fragments,
l'espace blanc permettant de désigner l'inaccessible.
C'est dans la rencontre avec la nature que la poésie
de Pusterla parvient vraiment à faire briller les
choses dans leur inaccessibilité, dans leur manière
d'être en dehors du temps, suspendues dans un présent
éternel.
Le
troisième enseignement lié à cette
"atténuation du moi" est celui d'une présence
au monde : "être" dans le paysage, dans
les choses, Comme le jonc mû par le vent, comme la
méduse caressée par les eaux, le poète
se découvre traversé par la respiration
très lente / qui
monte de la terre. Il
ne distingue plus le sujet de l'objet, soi de l'autre, et
se retrouve uni dans le Tout. Renoncer à l'habit
impérialiste du "moi" ouvre un rapport
plus intime au social et à la nature, permet le déploiement
d'une pensée proche de la pietas. Je
n'éprouve plus de rancoeur/ à l'égard
de personne. Juste une grande pitié.
Cette pietas
ne conduit pas à soi, n'anéantit pas les choses
dans une démesure du sujet, mais les accueille pleinement
(nous devront bien les accueillir, les reconnaître).
Il s'agit d'une nouvelle manière d'être au
monde, qui marie le coeur à la raison, une raison-coeur
14 qui instaure une nouvelle unité du monde, mettant
en relation chacun des "étants" : être
humain, animal, végétal, chose. Face à
ce regard détaché, tourné vers les
petites choses, éclosent les fleurs, indéfiniment:
fleurs violettes de crocus, blanches de magnolia, d'anémones,
pervenches, une poignée de bruyère, / plante
gracile, et mille autres
fleurs, qui montrent
le chemin. Ce chemin
est également constellé d'ombres, mais qui
témoignent aussi d'un enchantement, car la plénitude
de la contemplation passe des
fleurs de l'herbe
et des autres choses
magnifiques aux jours
[...] sombres, [...]
à la grêle
et au mauvais temps.
La poésie réunit les antinomies, les oxymores,
dont la composante tragique adhère parfaitement à
l'aspect contradictoire de la réalité :
[...]
Des champignons
visqueux comme le dégoût,
luisants [...]
(p.
183)
[...]
Cela n'a jamais été le noir,
bien plutôt l'excès de lumière,
de cette lumière qui n'est jamais tranquille
[...] et peut faire mal
(p.
217)
[...]
journées minérales,
carbonates.
(p.
215)
Dans
le poème Dernières notes d'avril, la contradiction
effleure même la dialectique mystique, où les
opposés s'unissent, ouvrant les portes à une
vision qui se déploie bien au-delà du réel
:
Au
lieu exact où le soleil
cesse d'être soleil, l'ombre ombre,
[...] et on ne sait
si c'est la fin ou le début de quelque chose.
D'une
côte, 7, p. 187
La poésie
devient ici le lieu - ou plutôt le non-lieu - de frontière
entre esprit et matière, pensée et chose,
homme et monde, et s'enrichit de significations qui se prolongent
au-delà du visible : ni
ce qui est ni ce que tu vois. / Autre chose, dirais-tu,
parle. La poésie n'est plus seulement "poésie
des choses", elle devient seuil, limite s'ouvrant à
quelque chose qui ne peut être vue et qui se manifeste
à travers elle. Le caractère causal de la
nature disparaît pour laisser émerger une autre
réalité, qui se révèle être
bien plus qu'elle-même, car elle se substantialise
en une vision accueillant la compréhension de l'inexprimable,
de l'inaccessible.
Extrait
de : Les choses sans histoire - Le cose senza storia, Editions
Empreintes, 2002
Mattia Cavadini
10. Fabio Pusterla,
"L'interno è non essere gli altri. Scrittura
poetica, traduzione e metamorfosi", in Varcar
Frontiere, La frontiera da realtà a metafora nella
poesia di area lombarda del secondo Noveccento, a
cura di J.-J. Marchand (Università di Losanna), Carocci
editore, Roma, 2001, pp. 307-320.
11. Roberto
Galaverni, Nuovi poeti italiani
contemporanei, Guaraldi, Rimini, 1996, p. 198. Pier
Vincenzo Mengaldo attribue cette rigueur et cette sobriété
stylisitques au contrôle sur le mètre et la
forme (cf. P. V. Mengaldo, "Fabio Pusterla",
in Cento anni di posia nella Svizzera italiana, Dadò,
Locarno, 1997, pp. 397-398).
12. Les auteurs
dont l'incluence est la plus notable dans l'oeuvre de Pusterla
font partie pour la plupart d'un courant poétique
qui, bien qu'il s'attelle à représenter une
réalité insaisissable, refuse le secours d'associations
gratuites et d'artifices autoréférentiels,
préférant un style humble et quotidien.
13. Cf. Georg
Simmel,
Il volto e il ritratto,
Il Mulino, Bologna, 1985. L'emploi de l'expression "du
paysage", empruntée au domaine pictural, fait
allusion à l'acception dont Georg Simmel fait usage
dans l'ouvrage cité, et contraste avec le terme "naturaliste".
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