Le deuxième tome des Fragments du roman d'une vie de François Beuchat vient de paraître aux éditions d'autre part. Le premier volume avait laissé dans la mémoire de ses lecteurs le souvenir d'une encre légère quoique si mélancolique, particulièrement tonique ( « voilà de la chronique qui décape et dérouille » écrivait Alexandre Voisard en 2006) quoique contemplative.
Comme tous les poètes, François Beuchat continue son chemin. Certes, ce deuxième tome ne nous apprend rien de nouveau. Mais c'est sa persévérance, sa constance qui fait sa force. Parmi des milliers de pages écrites, il choisit, là encore, de nombreux fragments qui ressemblent fort à des poèmes, petites formes closes sur elles-mêmes et vivant de leur propre vie. Pour toujours. Le premier fragment, qui donne son titre à ce volume, « Le moineau dans un bocal » semble pouvoir tenir lieu autant d'introduction que de conclusion. L'image qu'il invente, celle qui confond l'écrivain et l'écriture comme l'écriture à un moineau mort, enfermé dans un bocal sur une étagère au lieu d'être tout bonnement enterré, est tout simplement bouleversante :
« C'est le moineau de mon Temps perdu. C'est le moineau de mon projet, de mon affection, de mon souci, de mon rêve toujours renouvelé. Je suis le moineau dans un bocal, et ceux qui regardent le bocal savent donc bien qui je suis. »
Tant de transparence et de clarté advenues se reflètent dans l'étrange photo-montage de René Lovy qui illustre la couverture de ce petit livre intense et diaphane. La violence de cette image n'a d'égale que la force créatrice qu'a permis un tel effacement de soi, une telle acceptation de la séparation qui constitue la relation si difficile entre les mots et les choses .
Le moineau – derrière sa vitre – répond peut-être aux vers de Jean Cuttat, cités en exergue du premier tome :
« Beaux yeux, beaux oiseaux du dimanche !
Ainsi parfois viennent les morts
avec des gestes d'oiseleur. »
Plus qu'à Marcel Proust dont la relecture de l'œuvre a inauguré pour François Beuchat cette quête littéraire, j'ai beaucoup pensé en découvrant cette œuvre singulière, aux premiers poèmes de Gérard de Nerval. Puissante mélancolie, mais geste si léger pour la partager, geste qui effleure seulement la trop grande douleur du bonheur toujours déjà enfui. :
« La présence de la vie est dans de toutes petites choses, puis elle s'infiltre dans de plus grandes, pour les marquer, les déterminer, les soutenir. […] Petite pensée secrète qui nous vient par un beau jour de mai, que l'été dissipera trop vite. »
Comment ne pas entendre Nerval dans la musicalité prégnante de tout ce qu'écrit François Beuchat, le souvenir si présent en nous de ce quatrain, par exemple :
On se couche dans l'herbe et l'on s'écoute vivre,
Dans l'odeur du foin vert à loisir on s'enivre,
Et sans penser à rien on regarde les cieux…
Hélas, une voix crie : « En voiture, messieurs ! »
François Beuchat répond :
« Ah ! l'odeur de l'herbe, puis l'odeur de la terre, puis celle du poulailler. L'eau glissait sur le toit de tuiles rouges, là où un coq strident chanta ce matin même. Averse traversée de soleil, scintillements orangés et verdure luxuriante. Douce et fine humidité dans les âmes étrangement apaisées. »
Un bonheur d'être diffuse dans l'esprit du lecteur, dans sa propre perception des choses, mais aussi « la détresse alarmante d'une chanson morte », et ce dans le même mouvement. C'est l'équilibre quasi permanent entre ces deux sentiments antinomiques, la joie et la mélancolie, que François Beuchat parvient à tenir dans une douce tension, si éloignée d'« une extase lyrique faussement endimanchée ». Simplement parce qu'il s'agit de « l'histoire du dérisoire ». Une histoire sans ressentiment.
Désarmante musique intime, presque parfaite, mais ici, c'est le « presque » qui compte… et qui coûte.
Tous ces fragments lus en continuité laissent apparaître des fêlures en eux et des fractures entre eux. Plus encore, ils dessinent une sorte de vasque qui ne retient rien, mais contient la douceur, l'infini, le mouvement faible de la lumière, la magnificence précaire des choses, la vanité de tout. Ainsi ce court fragment, cité dans son intégralité :
« On tourne en rond sur un petit lac, mais tout est beau. Il y a de petites vagues. Ou il n'y en a pas, on tourne en rond, et tout est beau. Le petit lac se vide, notre pensée s'en va. On tourne en rond, mais tout est beau. »
Cette rondeur confiante se délie aussi en prenant une autre forme du temps, en en suivant le fil que la composition fragmentaire ne détruit pas. Oui, ce livre déroule autant qu'il enroule une sorte de réflexion scintillante et menacée sur le Temps :
« Promène-toi le jour, promène-toi la nuit. N'arrête point de te promener. La vie est promenade, l'intelligence est promenade. »
Un peu comme si l'espoir de trouver un rythme qui conviendrait pour qu'instant et durée se confondent se réalisait un peu…
De nombreux souvenirs d'enfance, des sensations ténues et puissantes éprouvées au contact de la nature aussi bien que des choses humaines ensemencent les découvertes du présent. Ils ravivent sans cesse « des rêves qui vont bien au-delà de la surface des choses » et raniment des images originelles :
« Où est ma douce campagne verte, avec ses fermes aux toits rouges ?
La campagne que j'ai vue, avant ma vie. Celle qui fut ma vie première. Que je reverrai peut-être dans un au-delà dépourvu de vaine poussière opaque. »
A travers ces morceaux choisis – on ne saura pas quelles sont les raisons qui ont présidé à ce choix plutôt qu'à un autre et ne pas le savoir nous expose aux hasards fulgurants de la vie – il me semble sentir entre chaque chant à la fois brillant et léger toutes les pages qui ont servi à leur naissance. Les connaître toutes pourrait peut-être nous donner le sentiment pénible d'une poursuite obsessionnelle qui finirait par piétiner sur place. Nous ne savons pas non plus si ces fragments nous sont donnés dans une quelconque chronologie qui gauchirait peut-être leur étonnante sincérité, leur vivace spontanéité. Les voici, concentrés, minuscules et démesurément humains, doués à la fois de pesanteur, de grâce. Le sourire de la vie montre le ricanement de la mort (ou inversement). Tout se dissout. Et rien pour se protéger. Il faut seulement continuer à tisser ensemble le poids et la légèreté de la vie, travail terrassant :
« Mais lorsque les feuilles s'accumulent, comme tout cela est lourd, lourd comme une longue vie. Je suis un petit enfant qui attend une berceuse, ou qui fait des pâtés de sable dans le doux sable humide, mes châteaux en Espagne sont courants d'air légers. »
Parmi de nombreuses notations (impressions, sensations, expressions de sentiments), toujours justes, mais parmi lesquelles je ne saurais choisir sans avoir le regret de ne pas avoir privilégié les autres , mais qu'il faut absolument lire pour s'en laisser pénétrer, je relève plutôt, je m'en aperçois, des remarques réflexives. Je les trouve éclairantes et belles aussi, et elle se détachent plus facilement du geste infini d'accueil que constitue cette musique de mots, incessante et dès les premières lignes tissée d'attente, cette quête que pousse « le dur désir de durer » :
« Je croyais au livre qui n'avait pas encore été écrit, étrange livre de l'éternelle attente, livre sans pages, livre ou non-livre, étrange livre. ».
Cette expression de « non-livre » pourrait particulièrement bien désigner le curieux sentiment de ne pas lire des mots sur une page, mais d'être directement mis en contact avec la sensibilité d'une autre âme, si perspicace qu'elle résonne en la nôtre, même si parfois son chant ne nous parvient que « dans l'étranglement d'une voix lointaine ». Comme si François Beuchat avait réussi à égaler l'oiseau qu'il admire, l'oiseau dont le chant n'est « ni parole ni silence ».
Le lecteur, pourrait dire, à la suite du poète, lecteur lui aussi :
« je lisais quelques phrases et tout tremblait en moi. »
Il est difficile de parler d'une œuvre si délicate. Tout commentaire rapide paraît superflu ; il faudrait entrer dans chaque fragment (j'allais dire chaque poème), y rester longtemps, rêver sur chaque mot, sur chaque mouvement de plume…
Le plus simple, finalement, pour donner envie de lire ce livre troublant et attachant, sans scories et affichant sans complaisance une mélancolie lumineuse, serait de citer dans son intégralité encore un fragment de ce fabuleux voyage immobile:
« Près des fermes
Les draps qui flottent au vent, autres nuages blancs. Le vent sèche les draps, plus vite que je ne croyais. Les blanchisseuses, au lavoir, à la buanderie que je connus. On croit partir avec le vent, et les longues cordes tendues. Puis on replie les frais nuages, dans l'armoire brune, tout sent bon. Ce furent des journées mémorables. En courant ici et là, je perdais si souvent mon joli mouchoir blanc. »
Vient l'idée de pouvoir affirmer de cette écriture si subtilement simple qu'elle est heureuse, libre dans son bocal de mots.
Deux vers de Nerval reviennent alors à la mémoire pour accompagner ce sentiment :
« Hélas ! Qu'elle doit être heureuse,
La mort de l'oiseau - dans les bois. »
Françoise Delorme
Page créée le: 04.11.10
Dernière mise à jour le: 30.11.10
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