Après l'immense succès de Nachtzug nach Lissabon ( Train de nuit pour Lisbonne , traduction de Nicole Casanova, M. Sell, 2006), les lecteurs francophones ont pu découvrir en 2008 L'accordeur de pianos (traduction de Nicole Casanova, M. Sell) et maintenant Léa . Dans ce dernier roman, Pascal Mercier – bernois et ancien professeur de philosophie à Berlin – traite du destin tragique du biocybernéticien Martijn van Vliet et de sa fille violoniste. Il éclaire ainsi sous un jour nouveau les questionnements qui habitent toute son œuvre : la perception que nous avons des autres et de nous-mêmes, l'intimité et la distance relationnelles, les conditions du dialogue, la nécessaire délimitation de soi face aux autres.
Deux Suisses d'âge mûr se rencontrent sur la terrasse d'un café, sous la lumière de Provence. Le narrateur, chirurgien de renom qui a perdu soudainement confiance en ses mains, est venu rendre visite à sa fille qu'il connaît trop mal. Après deux mots échangés, Martijn van Vliet l'invite dans sa voiture pour faire ensemble le voyage du retour jusqu'à Berne. Van Vliet débute alors le récit dramatique de sa relation avec sa fille, Léa. Bien qu'il n'ait pas souhaité d'enfant, il se retrouve à l'élever seul, suite à la mort de sa femme. Anéantie par ce décès, la fillette âgée de huit ans perd tout éclat dans les yeux, jusqu'au jour où elle entend le son d'un violon dans la gare de Berne. Cet événement la ramène à la vie, trop brutalement sans doute. Elle s'accroche de toutes ses forces à la musique, qui suscite en elle une exigence folle et un besoin dévorant d'être applaudie. Van Vliet, incapable de s'opposer à la volonté de Léa, sacrifie tout pour elle. Il va ainsi contribuer au malheur de sa fille et au sien.
La musique occupe une place majeure dans Léa en tant qu'actrice du drame. Comme dans L'accordeur de piano , son rôle est ambigu. Elle a le pouvoir inouï de ramener à la vie des personnages blessés (l'accordeur de piano, Léa). Pourtant, le refuge devient prison. La musique impose une exigence sans bornes et alimente les désirs mortifères de réussite. Dans la mesure où elle est un moyen privilégié pour exprimer des sentiments, elle détourne les personnages de la parole. Elle engendre de l'incompréhension entre eux, en même temps qu'un immense désir de communion. Leurs passions sont réveillées, sans que les personnages ne reçoivent l'instrument pour les maîtriser : l'accordeur de piano ira jusqu'à tuer et Léa perdra la raison.
De manière plus vaste, les difficultés de l'accès à soi-même constituent une préoccupation persistante chez Pascal Mercier. Peut-on se trouver soi-même en se plongeant dans l'histoire d'un autre ? Dans Train de nuit pour Lisbonne , Gregorius se révèle à lui-même en partant sur les traces d'un défunt poète portugais, Amadeu de Prado. Le narrateur de Léa fait l'effort de se mettre à la place de Martijn Van Vliet. Dans les deux cas, ce décentrement est bénéfique, car – ici intervient le philosophe de l'esprit Pascal Mercier – nos perceptions sont toujours médiatisées par nos propres représentations. Nous rencontrons donc immanquablement un peu de nous-mêmes dans l'autre. Le rapport à lui n'est pas vain, dans la mesure où il offre une perspective nouvelle sur notre vie. C'est aussi la fonction du passage entre les langues, toujours présent chez Pascal Mercier, tant chacune d'elles est liée à une partie différente de nous-mêmes et offre un mode de représentation unique.
Ce problème d'accès à soi-même se pose avec acuité aux personnages de Léa lorsqu'ils tentent de se souvenir : comment considérer son passé pour ce qu'il était et non à la lumière du déroulement ultérieur ? L'issue étant fatale, il est difficile, pour les deux protagonistes, de ne pas considérer tous les épisodes qui mènent jusqu'à elle en une suite logique de signes funestes. Le son d'un violon, qui avait alors paru plein et chaud à Van Vliet, est transformé par sa mémoire : il lui semble désormais que la corde grinçait terriblement, comme prête à se rompre. Le malheur du présent engendre une perte du passé. Van Vliet, scientifique, demeure enchaîné à son obsession de déterminer le moment clé qui contenait en lui tous les événements à venir. « Je peux dire au jour et même à l'heure près à quel moment tout a commencé », affirme-t-il. Il pointe toutefois plusieurs instants déterminants et le doute quant à sa propre cohérence l'envahit. Le tragique réside aussi dans cette réalité qui ne se laisse pas fixer une fois pour toutes.
La possibilité du rapport à soi pose également la question de l'accès à l'autre. Dans quelle mesure pouvons-nous percevoir l'autre, sans projeter sur lui les ombres de nos propres sentiments ? Et le rapport à autrui soulève les difficultés de la juste distance relationnelle et de la délimitation de soi. Dans Train de nuit pour Lisbonne , le personnage principal vit dans l'éloignement, jusqu'à ce qu'il se mette en quête d'Amadeu de Prado, auquel il va se sentir profondément lié. Les deux jumeaux de L'accordeur de piano ont vécu dans une proximité si étroite qu'elle en est devenue destructrice. Le seul moyen de survivre pour Patricia sera la séparation définitive, qu'elle impose à son frère. Dans Léa , Pascal Mercier le dit lui-même en postface de son roman, le thème est abordé plus frontalement. Les protagonistes sont « deux analphabètes en tout ce qui concerne le proche et le lointain , […] deux analphabètes en matière d'intimité et de distance ». Van Vliet n'a pas su accepter l'indépendance de volonté et de sentiments de Léa. Dans son effort de participation à la vie intérieure de sa fille, il lui refuse le droit de se dessiner ses propres contours ; il oublie également de se délimiter lui-même par rapport à elle. Quant au narrateur, au bout d'une seule journée avec Van Vliet, il se sent dans une communion de pensées avec lui, qu'il n'a jamais connue avec personne.
L'intimité immédiate que partagent les deux protagonistes est finalement très belle. Mais elle risque aussi de devenir dangereuse : « nous étions en train de nous ouvrir l'un à l'autre d'une manière qui demandait une structure solide, au moins quelques entretoisements qui résisteraient à ce qui pouvait encore arriver, quoi que ce fût. Pour ne pas nous effondrer l'un en l'autre. Et l'on en resta au vous . » Pour demeurer supportable, la proximité a besoin de garde-fous langagiers et de limites temporelles. En définitive, le vrai dialogue s'instaure lorsque l'on n'est plus en présence de l'autre, mais qu'il est présent en nous. C'est l'expérience vécue par le narrateur, lorsqu'il se met à écrire sa rencontre avec Van Vliet.
Pascal Mercier fait preuve dans Léa d'une économie de moyen qui tranche avec ses deux volumineux livres précédents. L'agencement du roman est d'une simplicité opportune : le narrateur rapporte l'histoire de Van Vliet, souvent en discours direct. Parallèlement, ce récit l'amène à raconter des bribes de sa propre histoire. Ces deux voix s'imbriquent en point et contrepoint à la manière de La partita en mi majeur de Bach – le morceau entendu à la gare de Berne. L'histoire du narrateur se dessine progressivement, en écho à celle de Van Vliet. Le récit principal engendre chez lui des réminiscences, des associations, des rêves. Les thèmes sont interprétés une seconde fois. Les deux voix évoluent distinctement l'une de l'autre, tout en étant largement interdépendantes.
La démarche littéraire de Pascal Mercier est ambitieuse. La technique narrative utilisée concentre toute la pression sur la fin du roman, à tel point que le lecteur se demande si l'auteur va pouvoir répondre à l'attente qu'il se charge lui-même sur les épaules. Et le récit prend son temps, il est vrai, mais parvient à gagner de l'ampleur. Le propos et la structure de Léa sont soutenus par des réflexions philosophiques, souvent exposées par les personnages eux-mêmes. La littérature est toutefois dans son plein droit, tant Léa est également une tentative de sonder l'âme humaine, en plongeant littéralement en elle, parfois de façon un peu pathétique. Cette entreprise risquée force le respect et la considération. Sans oublier les belles images qui nous parviennent : « il me semble que je planais, sur ma chaise inconfortable, dans un espace imaginaire, dans un espace comme chez Chagall, quelque part à mi-hauteur, soutenu uniquement par l'absurdité de la situation » et la présence déterminante de la lumière : « Agréable aux yeux, douce et indulgente mais quand même impitoyable, parce qu'elle ôtait à toute chose sa fausse magie […]. Une lumière faite pour favoriser une connaissance tranquille, impavide, incorruptible de toutes choses, qu'elles fussent étrangères ou personnelles. »
Marion Rosselet
Page créée le: 12.11.10
Dernière mise à jour le: 12.11.10
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