«Mon principal défaut?
L'imagination!»
Avant de remonter sur les planches,
Claude-Inga Barbey sort son premier roman. Un petit conte
cruel comme la vie
La maison est imposante. XVIIe siècle,
dans toute sa splendeur un peu tassée, à deux
pas de la gare de Genève. On passe le portail et
on doit longer son profil jusqu'à la porte d'entrée,
dissimulée. C'est une maison que l'on aborde de biais,
en suivant les fleurs, gueules-de-loup et physalis, belles
lanternes orange qui dansent contre le mur. Et puis, soudain,
le porche, barré par un énorme punching-ball.
Claude-Inga Barbey, c'est ce contraste-là: les fleurs
fines et le coussin pour les poings, la dentelle lumineuse
des mots et la douleur à vif de la vie.
On la connaît à la scène,
touchante et drôle Monique du couple aigre-doux de
Bergamote. La voilà du côté sombre de
l'écriture, avec un premier roman, Le Palais de sucre
(Ed. D'autre part). On y retrouve le style ciselé,
la qualité de regard, cette espèce de transparence
cristalline façon Virginia Woolf, qui caractérisaient
déjà ses Papiers tue-mouches (chroniques publiées
dans Le Temps et rassemblées aujourd'hui sous le
titre de Petite dépression centrée sur le
jardin, même éditeur). Mais cette fois, l'histoire
est douloureuse, comme un lent cheminement dans les couloirs
glacés de la folie. Claude-Inga Barbey a mis ses
mots dans les interstices, là où la vie fait
mal, là où elle nous abîme, nous fait
des coups tordus.
A 43 ans, la comédienne-écrivain
aborde les jours sans complaisance. Avec un regard qui fait
face, ses yeux verts bordés d'éclats de lune.
Un beau visage, parce que sans déguisement, sans
apprêts. Avec ce rire qui sent le café noir
et explose à l'improviste. Salvateur.
Comment est-ce qu'on se sent après
un premier roman?
Je suis très contente de la
couverture! (rires) Pour le contenu, je ne sais plus ce
que ça vaut. C'est un livre que j'ai retravaillé
quinze fois à la demande des éditeurs! ça
m'a pris quatre ans, avec quelques interruptions liées
à ma grossesse et à l'arrivée de Marcel
(son fils de quinze mois, ndlr). Entre la première
version, assez confuse, et la dernière, j'ai transformé
beaucoup de choses. Comme dans tout premier roman, il y
avait dix histoires en une! A la fin, j'en avais ras le
bol. C'est un long parcours avec des déceptions et
un travail assidu.
Ce roman ressemble à un conte,
mais il cache une douleur terrible. Pourquoi avoir choisi
un sujet aussi dur que l'inceste?
Parce qu'il y a des choses qui doivent
sortir de soi. Comme dans tout roman, certains faits sont
exacts, ne serait-ce que les lieux, la maison, mais je ne
voudrais pas que l'on pense que ce récit est totalement
autobiographique.
Le conte, est-ce une façon de
faire passer l'inacceptable?
Oui... Et puis le conte me semblait
intéressant pour expliquer le drame d'un enfant.
Je voulais utiliser les pauvres moyens qu'il a. Quand quelque
chose est cassé à l'intérieur de soi,
on est obligé de se fabriquer une peau dure, froide,
qui résiste à tout. On peut se dissimuler
sous cette armure toute sa vie, mais à quel prix?
L'écriture de ce livre correspond-elle
à ça: enlever une armure?
Je l'ai déjà fait ce
travail, dans ma vie. Mais les choses ne sont jamais finies.
On a des sursis pendant quelques mois, quelques années,
et après il faudra aller encore plus loin. La vie
est une belle salope qui ne vous laisse jamais tranquille.
Des épreuves sans arrêt, pour arriver à
quoi? A essayer d'avoir moins peur au moment de mourir.
Comme Andersen, vous ne croyez qu'aux
contes qui finissent mal?
Non, mais il n'y a pas de miracle,
pas de sortilège! Pendant des années, j'ai
fait comme tout le monde. Je me disais, si j'ai fini de
traverser la route avant que le feu soit rouge, j'aurai
ce que je veux. S'il y a plus de douze marches dans l'escalier,
je vais rater mon examen, etc. Cette espèce de superstition,
où on se dit que la vie, c'est toujours après.
Où on projette dans l'avenir ce qu'on veut devenir.
Ecrire ce livre m'a permis de me rendre compte de ça:
il n'y a pas d'après, il n'y a que du maintenant.
Que voulez-vous dire aux gens à
travers ce livre?
(Elle réfléchit) Peut-être
qu'il parlera à ceux qui ont souffert de la pathologie
de l'abandon ou de parents toxicomanes, qui ont vécu
dans cette prise de responsabilité, de culpabilité,
jusqu'au dégoût de soi-même. Quand on
sombre dans un état dépressionnaire profond,
on a l'impression que les périodes de crise sont
seules réelles et que le soleil n'est qu'un mensonge.
Peut-être que ce pavé de 160 pages aidera ces
gens à se sentir moins seuls.
Pourtant, il faut beaucoup aimer le monde
pour le regarder d'aussi près, comme vous le faites...
C'est dû à mes deux
grand-tantes qui m'ont élevée, qui étaient
des femmes du petit, dans tous les sens du terme, calvinistes
à souhait. Les hérissons, les fleurs, j'ai
appris tout ça avec elles. On passait des heures
au jardin botanique. Ce sens de l'observation est aussi
lié à l'attente. Quand on passe sa vie à
espérer, ça développe une capacité
à décrypter le monde et à le déformer.
Du coup, les objets inanimés prennent une vie. Mais
c'est aussi une calamité, l'imagination!
Vous en avez beaucoup?
Terrible, c'est mon principal défaut!
Je prends des notes, tout le temps, enfin moins depuis le
bébé. Mais j'observe, j'écoute, j'écris
dans ma tête. C'est pour ça que le quotidien
sauve des gens comme moi, parce qu'on est obligé
de faire des courses, d'aller aux réunions de parents,
on est obligé d'être là dans la réalité.
Si je n'avais pas d'enfants, il y a longtemps que je ne
serais plus là. Vous pouvez être au bord du
suicide, mais si c'est 16 h 10, vous devez aller chercher
votre môme à l'école. Tout à
coup, les priorités changent. Alors, ça vous
fait tenir un jour de plus et encore un... C'est pour ça
que j'ai autant d'enfants! (rires) Ils sont merveilleux,
j'ai beaucoup de chance.
Après «Bergamote et l'Ange»,
vous aviez dit stop. Et là vous repartez avec un
nouveau spectacle...
Je le devais à mes camarades.
Toute la tournée de l'année dernière
a dû être annulée parce que je ne voulais
pas quitter Marcel trop longtemps. Alors là, on jouera
à Carouge. Après avoir préparé
le souper, j'irai prendre le tram à 19 h 30, je ferai
le guignol jusqu'à 21 h 30 et puis je reprendrai
le tram et à 22 h je serai au lit! (rires)
Vous vous réjouissez de retrouver
la scène?
J'ai un peu la trouille... En fait,
je ne suis pas quelqu'un de la scène. Ce livre, c'est
bien plus moi. Bien sûr, Bergamote m'a permis de survivre,
c'est l'humour, pilier de résilience principal. Et
puis, je suis contente de retourner dans un petit théâtre
où on ne se pète pas trop la tête avec
de gros cachets. Ces dernières années, c'était
devenu un énorme bastringue... Là j'aimerais
qu'on reparte à zéro, que l'on recommence
à être petit.
D'autres livres après celui-là?
Si j'écris autre chose, il
y aura beaucoup de dialogues et ce sera plus léger!
(rires). En fait, j'aimerais vendre cette maison, avoir
suffisamment d'argent pour ne faire qu'écrire. Ce
n'est pas une envie, c'est un besoin. Je ne peux pas vivre
sans écriture.
Propos recueillis par Patricia Brambilla
No 40
30-9-2003
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